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Tableau de Paris/650

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CHAPITRE DCL.

Baisers, Embrassades.


Lon embrasse très-facilement à Paris ; rien de si commun que cette marque extérieure d’affection. Il y a des embrasseurs auxquels on ne s’attend pas, qui vous provoquent ; & c’est quelquefois un homme indifférent, oublié, presqu’inconnu, qui vous serre entre ses bras au détour d’une rue.

Tantôt il y a incertitude, tantôt il y a suspension, & tantôt l’accolade se fait pleinement & de bonne grace. Cependant on ne sait trop quand & qui l’on doit embrasser : tout cela se regle par le caprice ou l’appel. L’un sollicite une accolade que l’autre esquive ou retarde, parce qu’il n’y songeoit pas, ou parce qu’il a quelque chose dans l’ame qui s’y oppose.

On s’embrasse dans les rues, dans les maisons. Parmi la bourgeoisie, on court embrasser les femmes qui s’y attendent. Une mere se présente, on la baise sur la joue, & la jeune fille n’a qu’une révérence. Une autre fois on serre bien fort la mere, pour avoir le droit de poser sa joue contre celle de sa fille.

Il est des embrasseurs impitoyables, qui épouvantent les demoiselles avec leurs baisers appuyés, tandis que l’homme délicat craint d’effleurer cette jeune peau ; il redoute l’approche, c’est-à-dire, l’étincelle ; il est trop sensible pour imiter ces museaux épais qui vont tomber sur ces visages de roses ; c’est une pierre qui tombe sur un pot de fleurs. L’homme sensible ne craint rien tant que d’embrasser une femme sur la joue en public. Il vaut mieux ne pas toucher sa main, que dis-je le bout de sa robe, que d’avoir un témoin.

Les femmes se baisent toujours vivement en présence des hommes ; mais c’est une agacerie ; elles veulent montrer leur tendresse & combien elles sauroient rendre douce cette faveur. Ces baisers redoublés sont artificiels ; l’œil n’est pas d’accord avec la bouche ; le baiser a beau crépiter, il n’est ni abandonné ni dérobé.

Il devroit être défendu d’embrasser de jeunes enfans. Des physionomies bourgeonnées, des nez barbouillés de tabac, des barbes dures s’emparent de ces visages délicats, sans craindre de ternir le velouté d’une peau douce & fraîche. On ne porte point la main sur les meubles d’un homme, & l’on applique la bouche sur la joue de sa fille âgée de cinq ans ! Les gens qui se précipitent sur les enfans, m’ont toujours paru manquer d’une sensibilité délicate. On croit presque voir le vice qui embrasse l’innocence.

En Angleterre, les hommes ne s’embrassent point ; ils se prennent la main, se la ferrent, sans ôter le chapeau ni faire des courbettes, comme nous voyons dans les rues, où les deux personnages semblent jouer un rôle. Mais lorsqu’on est présenté à une femme, on la baise, non sur le visage, mais sur la bouche ; c’est un vrai baiser qu’on lui donne. Une Angloise, accoutumée à être ainsi saluée, trouveront insignifiant & même insultant le salut de l’étranger, qui se contenteroit de poser sa joue contre la sienne.

Le premier jour de l’an est marqué chez nous pour tous ces baisers d’usage & d’étiquette. Que de caresses on se fait en public ce jour-là ! Mais voyez ces embrasseurs : plus ils étendent les bras, moins ils sentent.

Toutes ces froides embrassades, images imparfaites d’une faveur précieuse quand le cœur la donne & la reçoit, devroient être à jamais supprimées. On diroit que le Parisien est très-chaud en amitié ; & presque toujours l’homme qu’il embrasse avec tant de zele, n’est ni ne peut être son ami.