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Tableau de Paris/653

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CHAPITRE DCLIII.

Ballets.


Lamateur de la vérité & de la nature avoit souvent demandé ce que signifioit tel ballet, où l’on balançoit les bras, où l’on levoit alternativement les pieds sans dessein marqué, où l’on dansoit enfin pour danser. Les arts sont tellement soumis à une routine puérile & invétérée, que l’on a vu long-tems sur le théatre de l’opéra des sauts bizarres, des attitudes forcées, des mouvemens vagues, indéterminés, des masques rouges, bleus, verds, &c. & personne ne soupçonnoit alors que l’art pût former une action intéressante, noblement imitée par la danse. Il étoit décidé qu’un ballet ne seroit qu’un cercle de danseurs perpétuellement agités sans cause, & dont les pas ne signifieroient rien. On étoit loin d’appercevoir, même en spéculation, que la danse pût former une peinture mobile, gracieuse, animée, créer des tableaux, les varier à son gré, & s’élever jusqu’à rendre les passions humaines.

Elles sont cependant d’autant plus expressives, que leur langage est plus contraint & plus resserré. Le silence de la pantomime, loin de rien dérober à leur finesse & à leur énergie, semble y ajouter par les gestes & les mouvemens ingénieux & prompts qu’elles inventent. Dans cette action muette, la gêne paroît allumer l’éloquence. Chez les hommes alors tout devient langue & langage énergique ; le pied parle comme l’œil ; le sentiment se peint dans les moindres nuances ; l’ame s’échappe par toutes les attitudes du corps ; tout est réfléchi, décisif, pittoresque ; tout frappe l’image & la caractérise ; elle n’est ni fausse ni équivoque.

Eh ! quel plaisir de voir tel mouvement, rapide & fugitif comme l’éclair, qui rend avec netteté un sentiment délicat & fin. L’amour, la crainte, le désespoir changent de physionomies, & disent tout ce qu’ils veulent dire, sans qu’on soit trompé par le mensonge ; il semble même ne plus exister dès que la bouche de l’homme est fermée.

Les anciens avoient porté cet art à un degré de perfection qui nous est inconnu. Batyle, Pilade & Hilas partagerent Rome en factions théatrales. Les historiens, en nous rendant compte des vifs transports que ces pantomimes exciterent, disent qu’ils faillirent allumer une guerre civile.

Noverre, parmi nous, est le premier qui ait raisonné la danse ; il essuya les contradictions que le préjugé tient toujours en réserve contre toute invention. Il sut les braver, & recula les limites de son art. Ce fut de ce moment que cet art mérita d’être considéré comme une partie importante de l’art dramatique.

Le génie de Noverre chassa les perruques noires, les paniers, les tonnelets ; & des tableaux historiques ou gracieux, pleins de grandeur, d’expression, de finesse & de majesté, ont succédé à ces insipides caricatures qui avoient usurpé notre admiration.

Les ballets modernes ne sont plus composés de cabrioles, d’entre-chats. Une déclamation animée & muette forme des scenes neuves, vivantes & du plus grand intérêt. Le succès en est si prodigieux que la pantomime est descendue sur les autres théatres, & que l’on craint qu’elle ne vienne à étouffer toutes les autres parties de l’art dramatique. Cette branche muette & éloquente a un attrait qui subjugue profondément tous les esprits.