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Tableau de Paris/658

La bibliothèque libre.

CHAPITRE DCLVIII.

Livres.


Paris est la ville de l’univers qui en contient le plus. L’érudit & le compilateur sont là à leur aise : aussi foisonnent-ils. On refond des livres comme on refond des suifs.

L’ignorance même par air érige un trophée en l’honneur du savoir. Que de sots possesseurs d’une immense bibliothèque ressemblent aux libraires qui se promenent tous les jours, au milieu d’une foule de bons livres qu’ils n’ont jamais ouverts !

Dans un sens on fait trop de livres, & dans un autre on n’en fait point assez. On en fait trop, si l’on considere que l’on écrit de nos jours bien des choses savantes & inutiles. On n’en fait pas assez, si les ouvrages tendent à établir un rapport moral entre les faits.

Il y a plus d’hommes que de pensées, & l’on a vu des siecles s’écouler sans rendre au dépôt commun une seule idée juste ou utile. Qu’est-ce donc qu’un Tacite, qu’un Bacon[1], qu’un Locke, qui se sont distingués au milieu du genre humain par la grandeur & le nombre des idées ?

Mais de pareils auteurs ne paroissent qu’à de longs intervalles. Ces auteurs pensent trop pour la multitude ; il en faut d’autres qui, comme dit Rousseau, semblables à la bonne, coupent le pain aux enfans ; & ces écrivains, quand ils ont su tracer des ouvrages populaires, où la morale est à la portée de tout le monde, méritent des éloges.

Il y a une certaine mesure de connoissances utiles ; passé cela, le reste, qui n’est que curiosité semble abandonné au vuide des hypotheses pour former des disputes interminables. C’est le luxe de l’esprit humain ; il prouve sa sagacité, sa profondeur : mais il n’ajoute point ni à son repos ni à son bonheur.

L’on ne parvient à ces connoissances utiles qu’après avoir beaucoup comparé. La multitude de livres est donc un inconvénient, mais n’est point un mal : on prend, on choisit ; & tel livre qui ne dit rien à l’un, parle beaucoup à l’autre. Je serois donc de l’avis de madame de Sévigné qui dit, avec sa grace ordinaire : pour Pauline, cette dévoreuse de livres, j’aime mieux qu’elle en avale de mauvais, que de ne point aimer à lire.

Un ministre nommant son parent à la place de bibliothécaire de la bibliotheque royale, lui dit en pleine audience : mon cousin, voici une belle occasion pour apprendre à lire.

Ce mot très-plaisant, & qui peint de quelle maniere se donnent en France les premiers emplois, le devient davantage par l’application dont il est susceptible. Que de fois a-t-on pu dire depuis : Ah, monsieur, la belle occasion pour apprendre ce que vous devriez savoir !

  1. Quand Bacon dit de l’argent, c’est un bon serviteur & un méchant maître, n’a-t-il pas fait un volume dans ce peu de mots ?