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Tableau de Paris/659

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CHAPITRE DCLIX.

Empiriques.


Ils sont les médecins du peuple. Le peuple n’a pas de quoi payer ceux qui roulent en voiture. Il va chez ceux qui donnent en même tems la consultation & le remede : par là il est dispensé de payer l’apothicaire.

Les empiriques ne sont pas despotiques. On va chez eux, on marchande, on tâte de leur remede ; s’il réussit, on continue ; s’il ne fait pas du bien, on le met de côté. Mais le médecin ne se relâche pas de la rigueur de ses ordonnances.

Le médecin qui raisonne, tantôt tue & tantôt guérit. L’empirique en fait autant ; mais du moins il ne raisonne pas. Il se conduit par l’expérience ; & comme nous sommes tous plus ou moins pyrrhoniens, lorsqu’il s’agit de cette science très-obscure, nous ne voyons pas de mauvais œil les empiriques qui ont aussi à citer leurs merveilleuses guérisons.

L’empirique sera constamment le médecin du pauvre, de l’indigent. Celui qui n’a point de tems à perdre, monte chez l’Esculape grossier : Me guérirez-vous ? lui dit-il d’une voix impérative ; je n’ai pas le loisir d’être malade. L’Esculape répond affirmativement, oui, je vous guérirai. Quand il n’y auroit que ce ton ferme, assuré, qui frappe le malade, ce seroit déjà un grand bien ; car il commence par fortifier l’ame, & le médecin de la faculté, avec sa parole incertaine & ses tâtonnement, ne verse pas dans l’ame le courage ni le baume restaurant de l’espérance. Il est froid, tandis que l’autre, chaud & véhément, vous dit d’une voix forte & convaincante : prenez & guérissez.

Ce ton éloquent ranime & conforte le malade, chasse la peur, & commence peut-être la guérison. Il ne faut pas compter pour peu cette force, imagination ordinaire aux empiriques, & qui leur fait dire à des squélettes ambulans : j’en ai guéri bien d’autres ; vous ne digerez pas ; eh bien, dans quinze jours vous mangerez un aloyau avec moi.

Un médecin blême avec une voix flûtée, l’œil indécis, vous tâte le pouls mollement, profere de ces phrases élégantes, mais dont on sent le vuide. Il semble vouloir temporiser avec la maladie, en faire un objet de curiosité. Son ton doux & mielleux a la constitution vaporeuse des femmes & des élégans de nos jours. L’empirique, au contraire, a la parole hardie, l’œil sûr ; il fait tourner son malade, lui bat l’épaule, s’empare de son imagination, & en le félicitant d’être venu le trouver, il a déjà changé la situation de son esprit.

Le peuple trouve donc que les médecins, n’ont pas le talent de la parole ; & conformément à sa maniere de juger, il a recours aux empiriques qui ont le ton populaire, qui font rire les agonisans, en leur prouvant qu’ils se porteront bien avant peu, & qui distribuent l’apophtegme médical & la bouteille pour vingt-quatre sols.

Dites à un de ces hommes, un tel a dit que vous étiez un empirique ; il répond sans se déconcerter & avec hardiesse : il m’appelle un empirique, & moi je l’appelle un médecin. Il ne sait pas bien mon nom. Graces à Dieu, je ne suis point médecin, je suis guérisseur. Et le peuple soumis à cette voix forte, à ce visage décidé, à ce geste ferme, répete, il est guérisseur ! Et comme il compte être guéri, il l’est déjà à moitié.

Tous ceux qui distribuent des remedes sont enrégistrés à la police ; ils sont tolérés lorsqu’ils ont déposé le secret de leur composition entre les mains du premier médecin du roi. Plusieurs remedes dont on fait usage dans la médecine, sont dus originairement à des empiriques. Et ne peut-il pas se trouver un remede bon au corps humain, dans presque toutes les circonstances ? Ne voyons-nous pas aujourd’hui, que toute l’apothicairerie, entre les mains des véritables gens de l’art, se réduit au tartre stibié, au jalap, au quinquina, à la mousse de Corse, à l’éther ; voilà ce qui sauve la vie. Un bon remede applicable dans une foule de maladies, peut donc se trouver entre les mains d’un empirique ; & un remede non universel, mais bienfaisant dans presque tous les cas, n’est pas aussi chimérique qu’on voudroit le dire.

Quoi qu’il en soit, le peuple qui n’a pas plus envie de mourir que les grands, court chez les empiriques, croit aux empiriques, ne renoncera pas aux empiriques ; il a droit de les interpeller, de les tancer. Le malade dispute, se plaint, gronde, ce qu’il ne peut avec le médecin irréfragable.

Il résulte que les empiriques guérissent & ne tuent pas plus de monde, que les médecins endossant robe fourrée.

Certains médecins disent qu’il y a deux mille maladies, comme les casuistes disent qu’il y a cinq cents mille péchés. Les médecins sont au physique, ce que les casuistes sont au moral. Ils connoissent mieux la nature des maladies, les symptômes & les crises que les anciens ; mais le remede ! Voilà le pont. Le pont ! direz-vous ; qu’est-ce à dire ? Je vais vous l’expliquer.

Il y avait un torrent qui coupoit un chemin, des ingénieurs vinrent & déterminerent la rapidité du courant, la profondeur du torrent, la masse des eaux, la hauteur des bords. Bref, tout étoit mesuré géométriquement avec une précision rigoureuse ; mais le chemin étoit toujours coupé ; le pont ne joignoit pas les rives opposées. Un maçon vint, qui n’étoit ni architecte ni geometre, & dit : je m’embarrasse fort peu de la grosseur, de la rapidité du torrent, du lit qu’il occupe, qu’il creuse ou qu’il ronge ; mais je vous ferai un pont, & vous passerez dessus : ce que ne peuvent faire ces messieurs, qui vous disent le mieux du monde comment le torrent vous empêche de passer.

Et sans calculer ni mesurer la force & l’étendue du torrent, il fit une arche solide.

Le pont fut bâti & l’on passa. Les géometres surent très-bien ce qu’étoit le torrent ; & le maçon sut que quand il y avoit un torrent, le tout étoit d’y faire un pont.

Les médecins sont les jaugeurs du torrent, le guérisseur est le maçon.