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Tableau de Paris/664

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CHAPITRE DCLXIV.

Accès Banal.


On se prête trop indifféremment à ces liaisons indéterminées qui n’offrent que la surface de l’homme.

C’est une grande foiblesse dans les habitans de la capitale de se livrer sur-le-champ & sans réflexion au premier venu, de parler de tout à un visage nouveau, de serrer la main d’un homme qu’on ne connoît pas, de faire des offres de service à quelqu’un que l’on voit pour la premiere fois.

N’est-ce pas un défaut absolu de sentiment & de délicatesse que cet abandon de l’ame à quiconque se présente, que ces mots d’attachement & d’amitié prodigués en l’air ? N’est ce point déclarer qu’on est indigne d’avoir un ami que d’appeller amis quarante personnes ?

Ce sallon qui s’ouvre tant de fois est-il un lieu public ? Est-ce une comédie que l’on va jouer ? Qu’est-ce que ces prévenances, ces révérences, ces complimens affectueux qui ne trompent personne ? Le sot, l’homme d’esprit, l’honnête homme, le frippon, reçoivent le même accueil ; est-ce pour chasser l’ennui ? Mais cet ennui ne doit-il pas naître au milieu de tant d’hommes qu’on n’aime point, & qui ne se rassemblent que pour se prêter mutuellement leur figure ?

Rouler dans ce tourbillon, c’est gâter son ame. Quel tems ne fait pas perdre cette manie de liaisons passageres qui tuent la véritable amitié, & qui la font disparoître totalement ? Comment faire choix on conserver un solide, un tendre ami, quand on se fuit chaque jour, & qu’on ne se cherche pas soi-même ?

Rien ne caractérise plus le vuide de l’ame que cet accès banal, que cette vie purement représentative ; & néanmoins, c’est d’après une expérience aussi légere qu’on veut juger les personnes. On hasarde effrontément le portrait d’un homme qu’on n’a vu qu’une fois. Le destinateur n’auroit pas eu le tems de saisir le profil de son visage, & l’on veut décider sur ses qualités morales.

Cet accès banal est le grand vice de la société. Une femme devient le centre de trente personnages différens ; on est fort mal jugé, on juge plus mal encore. Il faut parler lorsqu’on ne sent rien ; celui qui parle cherche du relief dans le nombre de ceux qui l’écoutent. C’est toujours là le premier acte de fatuité. Si vous avez une opinion, elle se trouve noyée dans les opinions d’autrui ; ce n’est plus un entretien, c’est une conversation vague, froide & sans caractere.

Autant une société choisie & peu honorable devient la source de plaisirs vifs, délicats & variés, autant ces sallons ouverts à la foule qui se renouvelle, ressemblent à des cafés, & n’offrent qu’un mouvement uniforme & fatigant. L’indifférence la plus absolne est sous le masque de la représentation ; on le devine, & tout ce qu’on dit de part & d’autre s’en ressent.

Cet accès banal a engendré les lettres de recommandation, demandées, obtenues avec une si dangereuse facilité, où l’ostentation sert le plus souvent la bassesse, & où l’on a la témérité de parler du caractere d’un homme qu’on n’a point étudié, & qu’on offre sur le rapport d’autrui. On ne se permettroit point cette légereté, s’il s’agissoit d’un cheval ; & l’on envoie à tout hasard un homme de confiance, comme si l’on ne cherchoit qu’à se débarrasser d’un importun.

L’homme en place est obligé de donner un accès libre à beaucoup de personnes ; il se plaint de cette gêne. Pourquoi des gens à qui leur état n’en fait pas un devoir, se l’imposent-ils volontairement ? C’est par air. Une femme n’est contente que lorsqu’elle a reçu toute la ville ; quand elle voit beaucoup de visiteurs, elle dit tout bas à sa voisine : mon sallon est bien meublé.