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Tableau de Paris/706

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CHAPITRE DCCVI.

Donjon de Vincennes.


Jai foulé d’un pied libre le pont-levis de ce formidable donjon, enfin détruit, comme prison d’état. Les guérites des sentinelles étoient vides ; le pont-levis ne s’est pas levé après moi. J’ai souri à la vue des décombres qui élargissoient les premières issues. Je suis entré dans ces cachots défendus par trois portes doublées de fer. Que d’idées se sont emparées de mon ame à l’aspect de ces verroux, de ces serrures, de ces lits de fer où des restes de chaînes pendoient encore ! Je pénétrois par-tout, comme si un dieu invisible en eût précipitamment chassé les détestables gardiens.

J’ai visité ce donjon, & je n’étois pas prisonnier ; je donnois le bras à une jolie femme. Là, j’ai fait le despote ; je me suis plu à l’enfermer, malgré ses plaintes, sous les triples portes dont les verroux étoient plus gros que ses bras mignons ; & sa voix suppliante m’a demandé grace pendant six minutes, à travers les énormes serrures. En levant la lettre de cachet, je reçus d’elle un vrai baiser pour prix de ma clémence. Mais bientôt plus de joie, car l’effroi nous saisissoit par degrés ; & en parcourant ces cachots, je criois involontairement : Répondez, murailles, rapportez à mon oreille les gémissemens dont vous avez été témoins. Que d’angoisses ! l’ennui, le désespoir ont habité ces lieux. Et pourquoi donc ces portes bardées de fer ? Enfermiez-vous des hommes, des géans capables de les briser ? Oh ! si un geolier négligent avoit oublié de les ouvrir, infortunés captifs ! ces cachots seroient devenus pour vous le cachot muré d’Ugolin.

Ces sinistres réflexions détruisoient l’empire de la beauté ; & l’impression de la douleur ôtoit à la bouche de celle que je conduisis le charme inexprimable de son sourire ; elle me serroit la main en tremblant, comme si elle eût voulu me dire : ah ! si tu avois été ici ! Nos idées se rembrunissoient : le premier sentiment avoit été de joie ; le second fut amer & triste. Non, je n’ai jamais vu un homme emprisonné pour ses nobles écrits ou pour son mâle courage, que je n’aie partagé ses chaînes & ses malheurs. Quand je suis seul, le soir, à la lueur de la lampe qui éclaire mes veilles, je me trouve avec lui, je fortifie son ame, je l’invite à savoir souffrir quelques années, pour des siècles de reconnoissance & de gloire ; & pensant comme lui, je me reproche presque alors de n’être point chargé des mêmes fers. Ici, furent prisonniers le cardinal de Retz & le grand Condé. Ici, les geoliers, les questionnaires, les bourreaux, ont tourmenté de grands hommes, & des têtes faites peut-être pour les grandes révolutions. Mais tandis que Montesquieu écrivoit, ces verroux tenoient des hommes vivans derrière des portes inflexibles. Quel terrible droit que celui qui enferme les hommes ! Une voix dit : qu’on emprisonne ; & voilà que les cachots s’ouvrent & nous engloutissent !

Ici, me disois-je encore, l’orgueil, la vengeance, l’égoïsme, l’entêtement, l’erreur, la sottise, ont puni (dans des jours moins heureux que les nôtres) une chanson, une épigramme, une page d’impression : & qui sait jusqu’à quel point la calomnie a appelé libelle tel ouvrage courageux !

Je suis monté ensuite, par des escaliers demi-rompus, mais trop usés, au faîte de cette tour ; le dôme étoit à l’abri de la bombe, comme s’il avoit été défendu aux prisonniers qui y furent renfermés, de mourir écrasés sous ce tonnerre.

Pans ces différens cachots, on voyoit les tristes jeux de l’inoccupation ; des gens qui n’avoient jamais peint, peignoient sur les murailles, & peignoient à la manière des Sauvages. Une de ces peintures me frappa ; Je la trouvai sublime. Le prisonnier avoit figuré plusieurs tours d’une prison, & il avoit placé une tête au sommet de chaque tour. Cet infortuné ne pouvant plus voir au-dessus du toit, ni être vu, (ce qu’il desiroit) s’étoit placé en imagination au-dessus de la tour qu’il habitoit. Il avoit varié & répété ces têtes au sommet des tours cinq à six cents fois de suite. Jamais la douleur de la captivité ne s’est exprimée, je crois, d’une manière plus simple & plus touchante.

D’autres avoient tracé des crucifix, soit par un sentiment de religion, soit pour s’exhorter à souffrir patiemment, par l’idée du juste souffrant.

Et moi, je répétois tout bas : Où est la grande charte, base du gouvernement d’Angleterre, & qui fut jadis la nôtre ? où est l’acte appelé habeat corpus, dont les Anglais sont si fiers, & à si juste titre ?

Le spectre de Richelieu m’apparut dans un coin ; & je crus voir à côté de lui le père Joseph, cet ex-capucin, qui inventa, pour ainsi dire, les espions & les lettres de cachet, tant il leur prêta d’extension. Tous deux sembloient errer autour de moi, en répétant ce mot terrible, & le plus effrayant qui soit dans la langue : raison d’état !

Là, je me disois encore tout bas : Les Anglais & les Français sont cependant partis du même point, pour leur loi politique & criminelle ; car, dans les fameux états-généraux de 1355, le roi Jean signa la même charte qui fait aujourd’hui le fondement, la gloire & la splendeur de l’Angleterre. Ainsi, en partant d’une même route, deux peuples voisins ont divergé essentiellement. Mais la jolie femme voyant que je devenois trop sérieux, me serra dans ses bras, & me dit : sortons.

De ce donjon percé à jour, on apperçoit la bastille. Le célèbre Howard, un de ces hommes rares, qui dévouent leur vie à servir l’humanité, & à en soutenir les droits trop oubliés, a pénétré toutes les prisons soumises au despotisme. Il a visité les cachots les plus inaccessibles ; il a surpris, étonné des malheureux, qui depuis quinze ans n’avoient vu que la figure muette & terrible de leurs geôliers ; & jamais cet intrépide ami des malheureux emprisonnés, malgré son adresse & son zèle philantropique, n’a pu s’introduire dans cette bastille, tant la vigilance des sentinelles en défend l’entrée comme la sortie.

Or, on pourroit mettre au rang des prodiges le fait incroyable (s’il n’étoit attesté) de la merveilleuse évasion de M. de la Tude. Cet exemple est unique, & quand on songe à ce qu’il en a coûté au prisonnier, de peines, de travaux, d’angoisses & de terreurs, mourir ainsi paroît beaucoup plus doux, que de sortir de cette périlleuse forteresse.

Si l’amour de la liberté inspire des moyens si pénibles, si longs, & encore si incertains, quel supplice n’est-ce donc pas que la privation de cette liberté pour laquelle on tente l’impossible ; car le succès qu’a obtenu cet étonnant prisonnier, est une véritable exception aux probabilités des forces humaines.

J’ai fait lire à ma jolie femme le récit de cette évasion, qui tient presque du miracle ; & depuis ce temps-là, elle veut absolument que je la promène dans la bastille ouverte & ruinée, ainsi que je l’ai promenée dans le donjon à moitié démoli & vide de prisonniers. Je lui ai promis de faire tous mes efforts pour cela.

En 1562, la foudre tomba sur une des tours de l’arsenal, & fit sauter environ vingt milliers de poudre. La forteresse que Charles V a fait bâtir, fut épargnée dans cette explosion. Elle est toujours debout, quoique nous l’ayons rasée dans nos écrits ; mais il faut qu’elle tombe un jour.