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Tableau de Paris/714

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CHAPITRE DCCXIV.

Saignée.


Autrefois la saignée jouoit le principal rôle dans l’art de guérir. À la moindre indisposition, le chirurgien tiroit sa lancette inhumaine ; on ne savoit pas alors que toutes nos maladies sont toujours dans nos humeurs, & jamais dans le sang, qui n’est que leur extrait.

Point de chirurgien qui ne saignât abondamment. On regardoit la saignée comme un préalable nécessaire, quel que fût le genre de la maladie.

On saigne beaucoup moins, & il n’y a plus que les vieux chirurgiens qui soumettent encore le bas peuple à cette dangereuse évacuation.

Les médecins modernes sont conservateurs du sang, autant que leurs devanciers en étoient cruellement prodigues.

Mais la saignée a fait distinguer un saigneur habile d’un saigneur ordinaire : la légéreté, la grâce, la promptitude ont fait une réputation à tel homme qui ne savoit qu’ouvrir la veine. Le bras d’une duchesse se soumet à l’incision lorsque la lancette a de la vogue. En effet, saigner un bœuf, saigner une harengère, saigner une marquise, sont trois saignées différentes. Les deux premières se confondent : mais un bras potelé, il faut en saisir la veine avec légéreté.

Louis XIV vieillissoit ; on avoit l’habitude de le saigner tous les mois. Un jeune petit chirurgien, qui avoit gagné assez gros sur le pavé de Paris, par une très-grande habileté à saigner, s’imagina que sa fortune seroit faite, s’il pouvoit parvenir à saigner une fois le roi. Il trouva des connoissances auprès de Daquin, pour lors premier médecin, & lui conta son affaire, lui disant que s’il pouvoit lui procurer ce qu’il desiroit, il y avoit dix mille écus de consignés chez un notaire.

Daquin avoit bien envie de les gagner ; mais la chose n’étoit pas facile à mener, parce que Maréchal, pour lors premier chirurgien, ne quittoit guère le roi. Il ne laissa pas de lui donner quelques espérances, & lui conseilla de se tenir toujours à portée des occasions, en venant s’établir à Versailles, ce qu’il fit.

Un jour enfin que Maréchal avoit demandé au roi un congé de deux ou trois jours, pour aller à sa petite campagne de Bièvre, Daquin crut le moment favorable ; il tâta le pouls du roi, le matin à son ordinaire, contrefit beaucoup l’effrayé, trouva un battement inquiétant, disoit-il, & une saignée étoit absolument nécessaire. Il n’y avoit pas même de temps à perdre.

Le roi avoit d’abord eu quelque répugnance, n’ayant pas pour le moment Maréchal auprès de lui : la peur l’avoit enfin déterminé à tout, & Daquin avoit proposé son petit chirurgien, comme étant un des plus habiles saigneurs du royaume. On l’avoit envoyé chercher ; la saignée fut faite, & Daquin envoya aussi-tôt retirer les dix mille écus consignés chez le notaire.

Sur ces entrefaites, Maréchal, à qui on avoit envoyé un courier, étoit revenu à la minute. Il n’avoit pas été peu étonné de trouver le roi saigné, qu’il venoit presque de quitter, & auquel, à son retour, il ne trouvoit pas même le moindre symptôme de mal.

Cela commença à lui donner à penser. Comme le petit chirurgien n’avoit que quelques louis à espérer pour sa saignée, & qu’il commençoit à voir qu’il pourroit fort bien s’être trompé dans son attente, Maréchal, à force de le tourner, vint à bout de savoir le fond de l’histoire ; & le roi ne fut pas long-temps sans en être instruit, car Maréchal, ennemi de Daquin, avoit été aussi-tôt lui en rendre compte.

Le roi entra dans une fureur terrible : il fit arrêter Daquin, & abandonna l’affaire au jugement du conseil d’état. Toutes les voix y furent pour la mort, disant que Daquin avoit fait trafic du sang du roi. Enfin le roi, un peu revenu de sa colère, lui fit grâce de la vie ; mais à condition qu’il perdroit sa place de premier médecin, & se retireroit à Quimper-Corentin.

Cela ne rendit pas l’argent au jeune chirurgien, à qui il en coûta 28,000 livres, pour avoir eu l’honneur de saigner une fois Louis XIV.