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Tableau de Paris/715

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CHAPITRE DCCXV.

Pavillon de l’Infante.


On lui donne ce nom, parce que l’infante d’Espagne, partie de Madrid en 1722, pour venir épouser Louis XV, y demeura jusqu’au moment où ce monarque la renvoya chez ses parens, pour se marier avec la fille d’un roi deux fois détrôné, qui, retrouvée par hasard dans son enfance au fond de l’auge d’une hôtellerie, lorsque son père fuyoit de Dantzick, avoit été depuis proposée en mariage à un simple colonel.

Ce pavillon rappelle donc un des événemens les plus singuliers du siècle : le roi de Pologne à Lunéville, sa fille sur le trône, le caractère de la femme de Louis XV. Tous ces faits récens, mais déjà effacés par d’autres plus extraordinaires encore, ont droit à l’attention de ceux qui sont curieux de certaines vérités historiques.

Le jardin est petit, mais il offre une verdure assez agréable, qu’on apperçoit dans tous les contours du bassin que forment les deux ponts & les deux quais. L’été, il est plein de petits enfans, qui, par leur nombre & leur abandon, prouvent que trop de mères laissent leurs enfans aux soins plus que hasardeux des domestiques. Toutes ces servantes rassemblées se communiquent entr’elles des documens pour mâter leurs maîtres & maîtresses. Il en résulte un caquetage intarissable sur les défauts des maîtres & sur leur fortune. La médisance la plus active occupe donc cet espace étroit, tandis que les pauvres enfans jouent sous les yeux de celles qui calomnient leurs parens, ou qui du moins révèlent leurs vices les plus cachés.

En se promenant là, & en prêtant une oreille attentive, on peut se convaincre que les servantes de la capitale sont indifférentes à telle ou telle maison, & qu’elles en changent sans témoigner aucun attachement ni aucun regret.

Tous les détails de la lésinerie des maîtres sont dans leurs bouches. La plus effrontée & la plus astucieuse harangue les autres, & leur enseigne toutes les petites rebellions de la désobéissance, & toutes les petites ruses de l’escamotage des cuisines.

Les bourgeois, qui auront un bon sujet, & qui seront jaloux de le conserver, feront bien de l’éloigner de ce parloir aérien, où l’on traite à fond les pratiques journalières qui peuvent désoler les maîtres, & enfler imperceptiblement la dépense des marchés.

Les laquais encore imberbes viennent là trouver les servantes. Elles enhardissent les timides, & hâtent leur éducation. Les complots d’amour & de sortie s’achèvent dans cette promenade ; de sorte que le lendemain il y a trente révolutions subites dans les cuisines bourgeoises. Tout le quartier en retentit, & l’épicier du coin confirme la réaction de ces déplacemens. La rusée servante se place avec le laquais qu’elle a choisi, & les mensonges sont tout prêts & bien arrangés pour faire accroire aux maîtres nouveaux qu’ils ne se sont jamais vus.

Comme à Paris le maître & le domestique ne sont jamais liés que de leur propre volonté, les mutations sont fréquentes & rapides. Telle maîtresse essaie dix servantes dans un mois. Celles-ci, accoutumées à faire leur paquet, passent de maison en maison, en baptisant du mot de baraque toutes celles où la cuisine est maigre, ou surveillée de trop près : Un bon maître est celui qui soupçonne à peine le prix des denrées, que la livre est de seize onces, & qu’elle doit produire un certain effet. Le meilleur des maîtres seroit celui qui s’abreuveroit soir & matin avec les eaux du Léthé.

Heureuse celle qui, jeune encore, entre chez un vieux garçon ! Elle met à profit ce coup du sort ; elle en tire très-bon parti quelquefois ; elle devient maîtresse absolue du célibataire, & parvient à l’épouser. Ces grandes destinées, qui ne sont pas absolument rares, sont l’objet perpétuel des discours & de l’ambition des servantes. Mais comme en général il y a peu d’affection & de réciprocité entre les maîtres & les domestiques, telle servante a passé par quatre-vingts maisons sans avoir pu se fixer dans aucune. Il y en a de très-heureuses, il y en a de fort maltraitées ; c’est une loterie : & cette portion de l’humanité est livrée à des vicissitudes perpétuelles.

Le libertinage des enfans de la petite bourgeoisie, commence ordinairement par les servantes. C’est un désordre presque inévitable, à moins que la vigilance des parens ne soit pleine & entière ; mais la pureté des mœurs s’allie difficilement avec la pauvreté. Celle-ci conseille le vice. Les servantes, débauchées par leurs maîtres, débauchent à leur tour le fils de la maison. On diroit que les prémices des jeunes gens de métier, ou qui sont en boutique, leur appartiennent de droit ; comme celles des fils de famille appartiennent aux femmes-de-chambre, autre espèce qui ne le cède pas aux cuisinières en malice & en madrerie. Elles sont, les unes & les autres, ce que les femmes de qualité sont dans le grand monde. Elles donnent la première leçon du commerce amoureux, à la fraîcheur, à la santé & à l’inexpérience de la jeunesse.

On a vu, dans le jardin de l’infante, le miroir ardent de M. Besnière. On y fait fondre, au foyer de la loupe, un écu de trois livres, en moins d’une minute, même lorsque le soleil est encore très-pâle ; mais quand cet astre est monté à son dernier degré de chaleur, il fond une cuiller d’argent. Notre Descartes nioit qu’Archimède eût fait brûler la flotte de Marcellus, lorsque ce général romain vint attaquer Syracuse, qu’il assiégea pendant trois ans. Descartes avoit tort ; M. de Buffon l’a démontré, en renouvelant l’invention d’un miroir ardent, peut-être supérieur à celui du mathématicien syracusain. Que ne sommes-nous encore au temps où l’on faisoit la guerre avec un miroir & un physicien !