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Tableau de Paris/717

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CHAPITRE DCCXVII.

Mélange des individus.


Paris est composé d’une multitude de provinciaux & d’étrangers, sous lesquels disparoît le vrai Parisien, dont la race ancienne est bonne, crédule, mais point sotte. Naître à Paris, c’est être deux fois Français ; car on y reçoit en naissant une fleur d’urbanité qui n’est point ailleurs.

Ce tas de provinciaux, accourus de leurs villages ou petites villes, sont encore plus avides de curiosités que le Parisien même, & font foule par-tout. Quand on a voulu mystifier les Parisiens, en leur annonçant un homme qui marcheroit sur la rivière, un autre qui creuseroit la terre à la manière des taupes, &c. on n’a leurré que les garçons de boutique & quelques mercenaires, qui s’attachent à tout ce qui peut les distraire un moment de leurs longs & ennuyeux travaux. Le moindre prétexte leur sert pour interrompre leurs occupations fatigantes. Le nombre des désœuvrés commence la foule, & la curiosité enfle le grouppe ; mais l’indifférence ne seroit-elle pas plus condamnable, quand il s’agit d’un accident, d’un homme blessé, d’une rixe meurtrière ?

L’habitant de Paris n’est donc jamais indifférent à ce qui se passe autour de lui. Il s’arrête sur son chemin au moindre objet nouveau. Qu’un homme lève les yeux en l’air, & regarde attentivement un objet quelconque, vous en verrez plusieurs s’arrêter aussi-tôt, & promener leurs regards du même côté, croyant fixer le même objet.

Peu à peu la foule augmentera, & tous se demanderont l’un à l’autre ce que l’on regarde. Pour un serin échappé & posé sur une fenêtre, voilà toute la rue obstruée par la foule, & dans l’instant qu’il vole d’une lanterne à une autre, les acclamations, les cris s’élèvent généralement ; toutes les fenêtres s’ouvrent & sont garnies ; l’indépendance momentanée du petit oiseau, devient un spectacle d’un intérêt général.

Qu’on jette un chien à l’eau, les quais, les ponts sont à l’instant couverts de monde. Les uns s’intéressent à son sort ; les autres disent qu’il faut le sauver : on le suit de l’œil par-tout où le courant l’entraîne. Cet esprit curieux a une teinte de sensibilité. Souvent le peuple sépare deux champions, & les femmes les haranguent si vivement sur l’avantage de la paix & de la concorde, qu’ils se réconcilient sur le champ de bataille.

Les farceurs, les baladins, après quelques gestes, ne tardent pas à se procurer un parterre d’auditeurs ; mais il s’écoule aussi promptement qu’il se forme ; la plupart des passans donnent une minute d’attention, & filent en levant les épaules. Je crois qu’il n’y a rien de plus facile que d’ameuter la populace parisienne ; mais un rien la dissipe ; & les vagabondes phalanges des rues ne sont pas proprement les petits bourgeois de Paris ; mais un composé de gens qui, arrivant des petites villes ou des bourgs d’alentour, & peu familiarisés avec les objets, s’arrêtent pour voler le temps qu’ils doivent à leurs maîtres & à leurs emplois. Examinez bien ce grouppe immobile : sur cent hommes, il y aura quarante domestiques & trente apprentis.

Ceux qu’on appelle gens de peine, sont presque tous étrangers. Les Savoyards sont décrotteurs, frotteurs & scieurs de bois ; les Auvergnats sont presque tous porteurs d’eau ; les Limousins, maçons ; les Lyonnais sont ordinairement crocheteurs & porteurs de chaises ; les Normands, tailleurs de pierres, paveurs & porte-balles, raccommodeurs de faïance, marchands de peaux de lapins ; les Gascons, perruquiers ou carabins ; les Lorrains, savetiers ambulans, sous le nom de carreleurs ou recarreleurs.

Les Savoyards logent dans les fauxbourgs ; ils sont distribués par chambrées, dont chacune est dirigée par un chef ou vieux savoyard, qui est l’économe & le tuteur de ces jeunes enfans, jusqu’à ce qu’ils soient en âge de se gouverner eux-mêmes.

On a fait de sages réglemens pour ces jeunes savoyards & autres enfans servant le public, & dont l’éducation abandonnée restoit autrefois absolument étrangère à la religion. On a établi des catéchismes, des écoles de charité & des retraites ; on y ajoûte des secours temporels ; & quoi qu’en disent certains esprits durs & bornés, le plus grand bienfait que l’on puisse donner à l’homme, est celui des idées religieuses, parce qu’elles sont consolantes, & suppléent à toutes les autres, chez les êtres dont les jours sont voués aux travaux journaliers & aux ordres impérieux de la nécessité.

Les Savoyards, les gens de peine, porteurs d’eau, gagne-deniers, crocheteurs, décrotteurs, sont en grouppe au coin des carrefours ; & là, attendant qu’on les emploie, ils se font des niches en se poussant l’un contre l’autre. Quand les souverains se battent, le contre-coup se fait sentir jusques sous les chaumières paisibles. Quand les crocheteurs guerroient, ils vont heurter un honnête passant, fort étranger à leurs jeux grossiers, & qui maudit leur manière de s’ébattre. Ainsi l’homme tranquille ou distrait, est blessé quelquefois par ces polissons incommodes, aux pieds larges, armés de souliers ferrés, & qui, quand ils sortent de leur à-plomb, s’ébranlent comme des tours.

On pourra ranger dans cette classe ces étourdis dangereux, qui vont portant sous leurs bras une canne qui tourne avec eux, & toujours prête à vous crever un œil : Heureux si l’on en est quitte pour une égratignure à la joue. D’autres ont de ces bâtons ferrés, qu’ils appuient sur le pied de ceux qui viennent à leur rencontre. Il faudroit être doué d’une patience séraphique pour ne pas riposter de la canne qu’on tient en main, & qu’on porte aujourd’hui en place d’épée, ce meuble inutile, qu’on a sagement abandonné à la soldatesque, aux vils agens de la fiscalité, & aux portiers, connus sous le nom de suisses. Au lieu de ces querelleuses flamberges, on a des bâtons ; mais pourquoi ne pas les manier décemment & sans risque pour ses voisins ?

On voit ensuite des garçons perruquiers, populairement appellés merlans, parce qu’ils sont enfarinés des pieds à la tête, & dont il faut éviter la rencontre : car si vous êtes en habit noir, vous êtes blanchi & graissé : eh ! quel désastre pour celui qui n’a qu’un habit noir ! Ces merlans sont barbiers & coëffeurs le matin, & chirurgiens l’après-midi. Il a fallu leur défendre l’entrée des écoles de chirurgie autrement qu’en habit bourgeois, sans quoi l’amphithéâtre royal eût ressemblé à une sale boutique de perruquier. C’est ainsi qu’ils paroissoient jadis aux écoles de Saint-Côme. Aussi, dès que l’heure de tous ces merlans étoit arrivée, ils s’emparoient de la rue des Cordeliers, & il étoit détendu, à tout homme un peu proprement vêtu, de passer par cette rue, & même dans le voisinage.

Ces merlans, apprentis chirurgiens, quand ils sont dans l’amphithéâtre, ont un objet d’émulation sous leurs regards ; car, en levant les yeux, ils apperçoivent le buste de M. la Martinière, qui s’est élevé du rang de garçon perruquier, ou frater, au grade de premier chirurgien du roi. Les merlans s’enorgueillissent d’un tel fondateur, qui ne les a pas oubliés au sein de sa haute fortune.

Les meûniers, les boulangers, les forts de la halle, qui voiturent les sacs de farine, sont aussi un peu blancs, mais ils n’ont pas l’impudence des merlans. Les charbonniers, qui contrastent avec eux, se détournent un peu, quoique chargés, de peur de vous noircir. J’aime les charbonniers ; leurs yeux sont saillans & expressifs. Ils ont créé le fameux adage : Charbonnier est maître chez soi. Un jour, j’accompagnois J. J. Rousseau le long des quais : il vit un nègre qui portoit un sac de charbon ; il se prit à rire, & me dit : Cet homme est bien à sa place, & n’naura pas la peine de se débarbouiller ; il est à sa place ; oh ! si les autres y étoient aussi bien que lui ! Et je le vis rire encore, & suivre de l’œil le nègre charbonnier.

Ces porteurs de sacs à charbon portent une médaille de cuivre, qui n’est pas plus nette que leurs mains & leur visage.

La ville, au milieu de ce mélange d’individus, a besoin d’un frottement perpétuel d’industrie, d’une activité soutenue, d’une tentation offerte aux riches, d’un travail de luxe, & de quelques vices qu’il traîne à sa suite ; (car la première loi est de vivre.) Le prix des denrées & des choses nécessaires à la vie ayant augmenté successivement, les salaires n’ont pas suivi dans la même proportion. Ainsi l’abondance de l’or & de l’argent n’a fait que renforcer l’égoïsme des riches, qui ont eu à meilleur marché plusieurs jouissances.

Que ne lit-on pas dans les petites affiches ? une foule d’hommes sans place, qui ont fait leurs études, & qui même ont été chez les procureurs & notaires ; des particuliers qui savent le latin, le français, l’allemand, l’anglais, l’histoire, la géographie, les mathématiques, & qui n’ont point de pain. Mais celui qui sait servir à table, frotter, panser un cheval, mener une voiture, courir la poste, trouve à se placer comme il lui convient.