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Tableau de Paris/718

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CHAPITRE DCCXVIII.

Femmes d’Artisans & de petits Marchands.


Elles travaillent de concert avec les hommes, & s’en trouvent bien ; car elles manient toujours un peu d’argent. C’est une parfaite égalité de fonctions ; le ménage en va mieux. La femme est l’ame d’une boutique ; celle d’un fourbisseur offre encore une femme qui vous présente & vous vend une épée, un fusil, une cuirasse. Les boutiques d’horlogers & d’orfévres sont occupées par des femmes. Enfin, elles vous pèsent depuis une livre de macarons jusqu’à une livre de poudre à canon.

Les femmes sont occupées dans les plus petites parties du commerce, concernant la bijouterie, la librairie, & la clincaillerie ; elles achètent, transportent, échangent, vendent & revendent ; tous les comestibles passent par leurs mains ; ce sont elles qui vous vendent la volaille, le poisson, le beurre, les fromages, & qui vous ouvrent les huîtres avec promptitude & dextérité. Les femmes tiennent encore de petits bureaux de distribution de sel, de tabac, de lettres, de papier timbré, de billets de loterie.

Ces femmes, qui ne sont pas dans l’inaction, ont plus d’empire dans leur ménage, & sont plus heureuses que les femmes d’huissiers, de procureurs, de greffiers, de commis de bureaux, &c. qui ne touchent point d’argent, & qui conséquemment n’en peuvent mettre à part pour satisfaire leurs fantaisies. L’épouse d’un marchand d’étoffes, d’un épicier détailleur, d’un mercier, a plus d’écus à sa disposition, pour ses menus plaisirs, que l’épouse d’un notaire n’a de pièces de douze sous. Les femmes des gens de plume ne font rien, & leur poche est à sec ; elles n’obtiennent quelque chose que des libéralités volontaires de leurs maris, & tous les gens de plume calculent. Le marchand détailleur, dans un commerce toujours renouvellé, calcule moins toutes les fractions. Elles tombent journellement dans la poche de la femme qui tient les clefs du comptoir.

Rien de plus triste que les moitiés des gens de plume ; elles font la moue en comparaison de ces grosses réjouies qui dominent un comptoir, parlent à tout venant, remuent du matin au soir la monnoie ; Celles-ci ont une gaieté franche, se divertissent le dimanche sans recourir à la générosité maritale ; elles se moquent des femmes de procureurs & même de notaires, qui, voulant faire les femmes de demi-qualité, s’ennuient à mourir ; & sont précisément entre la bonne compagnie qu’elles ne voient pas, & la médiocre où l’on s’amuse pleinement.

N’avoir rien à faire, est un tourment pour tous les êtres ; mais c’est un vice dans une femme : & pour qu’elle ne soit pas malheureuse, il faut qu’elle fasse son ménage ou un commerce, ou bien qu’elle s’agite dans le tourbillon du monde, au point d’être lasse de ses courses. Quand je vois une femme bien ennuyée, je me dis : son mari est un homme de plume.

Les boutiques de Paris recèlent donc les femmes les plus gaies, les mieux portantes & le moins bégueules.

La plupart de ces femmes sont sensées ; car elles ne cherchent point à placer leur fils ou dans le bureau de la guerre, ou dans celui de la marine, ou dans les aides, ou dans le cuir, ou dans l’amidon : elles reviennent aussi de leur fausse idée de les envoyer au collége, ou à l’école de dessin ; elles les élèvent pour le petit commerce de détail, qui n’est jamais ingrat, tandis que tous les emplois sont incertains, comme sujets à réforme.

J’estime les occupations journalières de ces femmes de boutique, qui n’en veillent pas moins sur leur ménage. Elles sont assidues a leur devoir ; elles ne courent point ; elles voient passer sous leurs yeux l’intarissable brigade des batteurs de pavé, & ces femmes qui, toujours hors de chez elles, vont chercher par-tout le plaisir qui les fuit.

Comme personne ne s’intéresse plus que moi au bonheur de ces femmes laborieuses, je crois qu’il faudroit leur rendre tous les métiers qui leur appartiennent. N’est-il pas ridicule de voir des coëffeurs de femmes, des hommes qui tirent l’aiguille, manient la navette, qui sont marchands de linge & de modes, & qui usurpent la vie sédentaire des femmes ; tandis que celles-ci dépossédées des arts qu’elles pourroient exercer, faute de pouvoir soutenir leur vie, sont obligées de se livrer à des travaux pénibles, ou de s’abandonner à la prostitution ?

C’est un vice impardonnable dans tout gouvernement, de permettre que tant d’hommes deviennent femmes par état, & tant de femmes, rien. Vous êtes affamé de richesses, vous n’êtes occupé que de changer tout en or, & vous permettez que tant de millions de bras soient occupés à battre le vent.

Oui, j’en rougis pour l’espèce humaine, lorsque je vois de toutes parts, qu’au mépris du nom d’homme, des êtres forts & robustes envahissent lâchement des états que la nature a particulièrement destinés aux personnes du sexe. Tous ceux qui ont part à l’administration, devroient réprimer de concert des abus honteux, avec lesquels on se familiarise, & défendre avec plus de soin le domaine que la nature a assigné aux femmes.

Il y a quelques années que le Portugal en a donné l’exemple aux autres nations : il a défendu aux hommes de se mêler de faire telle profession particulièrement réservée à cette belle moitié de l’espèce humaine, à qui la nature n’a accordé que sa foiblesse & ses charmes. On devroit condamner tous les hommes qui s’oublient ainsi, tous ces coëffeurs, ces marchands de modes, ces tailleurs de corps, ces fileurs de laine, ces marchands de darioles, &c. &c. à portes des habillemens de femme.