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Tableau de Paris/719

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CHAPITRE DCCXIX.

Le Fiacre blâmé.


Jérôme, approchez.

(Jérôme, en souquenille, son chapeau encore gonflé du suc lapideux des gouttières, les cheveux noirs & humides, ayant laissé son fouet à la porte de la grand’chambre, approche ; il voit, pour la première fois de sa vie, le cercle de nosseigneurs de parlement : sa vue trouble ne distingue ni l’hermine ni le mortier des présidens, ni le rabat des conseillers-clercs ; il ne voit point les robes rouges à côté de robes noires.)

Jérôme, approchez.

(Un huissier conduit Jérôme, les yeux stupéfaits, jusqu’à la barre. Le parquet résonne sous ses souliers ferrés de clous.)

Jérôme, approchez.

(Il approche.)

La Cour vous blâme.

Qu’est ce c’est que ça, dit le fiacre à l’huissier ? cela m’empêchera-t-il de mener mon fiacre ? — Non, mon ami. — En ce cas-là, dit le fiacre, je m’en .... (On n’imprime point l’idiome des fiacres.)

Tout le monde sait ce trait. Le blâme n’est rien pour un fiacre ; tant pis. Vous voyez bien que la loi a perdu de sa force ; il en faut une autre pour les fiacres brutaux & ivres.

J’ai grand’peur qu’on ne raisonne comme le fiacre, que le mot honneur ne s’affoiblisse, & qu’un homme connu ne dise & ne prononce comme le fiacre : je m’en bats l’œil.

La Cour vous blâme doit être un mot terrible dans notre législation, ou bien tout est perdu. On s’accoutumera au blâme, on ne sera plus animé par les principes qui dirigeoient nos ancêtres ; cette nuance fine & délicate qui séparoit l’honnête homme, (je ne dis pas du fripon) mais de celui qui étoit taché ou entaché, n’existera plus. Il faudra que les lois & les magistrats aient recours à des punitions corporelles. Voyez quels changemens ! Des peines physiques au lieu d’une réprimande morale ; quel immense contraste ! on ne saura plus punir qu’avec le bourreau, & récompenser qu’avec l’argent.

Ceux qui rient trop légèrement de l’histoire du fiacre blâmé, me paroissent dire en eux-mêmes : Cela m’empêchera-t-il de jouir de mes quarante mille livres de rente ?

Oh ! que n’a-t-on su apprécier l’opinion, & comment a-t-on voulu du même coup blâmer un fiacre, & entacher un noble ? Où est l’échelle proportionnelle des délits & des peines ? L’histoire du fiacre blâmé a fait grand tort au mot honneur, que notre profond Montesquieu a si bien défini : Le ressort du gouvernement monarchique.

Je crois appercevoir, depuis la circulation de cette historiette, un changement dans nos idées : non que cette historiette signifie quelque chose ; mais elle a été reçue, débitée, répétée : & comme on a beaucoup ri de la réponse du fiacre, j’ai peur qu’elle n’ait influé sur ceux qui vont en fiacre. Or, j’ai grand regret que Jérôme n’ait pas été sensible à ces mots : La Cour vous blâme.

J’ai encore regret d’entendre à tous propos le terme de roué. Comment la bonne compagnie a-t-elle pu adopter un mot qui réveille une idée de crime, de scélérat, de supplice. On dit, un aimable roué, pour signifier un homme du monde, qui n’a ni vertu ni délicatesse ; mais qui a des vices aimables : c’est une idée complexe.

Rien de plus pernicieux que la conversation des hommes sans morale ; ils amusent, ils plaisent, on les aime ; mais dès qu’on aime les hommes vicieux, on touche au moment d’aimer le vice ; dès qu’on se plaît ensemble, c’est une raison pour se ressembler. L’esprit a tout gâté, tout corrompu. Un prétendu bon mot, une saillie, font tout pardonner, tout oublier ; car l’honneur n’est plus qu’un mot, & ce mot seroit même déshonorant pour ceux qui se font un devoir & une gloire d’être roués. La rouerie est devenue l’héroïsme de notre âge.