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Tableau de Paris/723

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CHAPITRE DCCXXIII.

Jeunes Chirurgiens.


Le jeune chirurgien, la première année qu’il opère, est sensible & compatissant. Il mêle des consolations à ses fonctions terribles, mais nécessaires. La seconde année, il est encore pitoyable ; il parle, il console encore, mais moins affectueusement. La troisième année, il opère & se tait ; mais souvent à la cinquième année il réprimande, hélas ! celui qui jette les hauts cris, & il ne se souvient plus lui-même de la commisération qu’il a montrée ; car il la blâme dans le jeune élève qui s’attendrit sur les maux de son semblable : & voilà comme le cœur humain s’endurcit par l’habitude.

Ce qu’on dit ici du jeune élève en chirurgie, doit s’entendre aussi du jeune magistrat, du jeune prêtre, & de la plupart des hommes, auxquels le sort de leurs semblables est confié. L’habitude triomphe de la nature, & de tout ce qu’il y a de plus sacré parmi nous. Quelle différence, par exemple, entre un convoi de village, & tous nos convois de ville ! Ce pasteur, à qui il arrive peu fréquemment de rendre les devoirs funéraires, s’en acquitte avec une décence, une sensibilité que laisseroient à peine soupçonner les enterreurs de nos grandes paroisses.

Il faut des cadavres aux jeunes chirurgiens ; mais comme un cadavre coûte un louis d’or, ils les volent : ils se mettront quatre, prendront un fiacre, escaladeront un cimetière. L’un combat le chien, qui garde les morts ; l’autre avec une échelle descend dans la fosse ; le troisième est à cheval sur le mur, jette le cadavre ; le quatrième le ramasse, & le met dans le fiacre.

Celui qui comptoit reposer en paix dans sa bière, est arraché de sa sépulture ; c’est la passion de l’anatomie qui le transporte dans un grenier. Là, il est disséqué par des mains d’apprentis. Et pour cacher ces dépouilles à l’œil des voisins, ces jeunes anatomistes brûlent les ossemens. Ils se chauffent, pendant l’hiver, avec la graisse du mort : quelquefois ils sont sept à huit dans un lieu fort étroit, promenant, d’une manière hideuse, leur scalpel inexpérimenté. Des miasmes pestilentiels s’exhalent du cadavre ; & point d’année qu’il n’en coûte la vie à plusieurs de ces imprudens, qui osent tout braver.

Si quelque honnête homme s’égare par hasard dans l’escalier d’une de ces maisons, jugez de quelle surprise & de quelle horreur il doit être pénétré, lorsqu’entr’ouvrant une porte, il apperçoit cette scène dégoûtante. Il recule d’effroi, il fuit, il tombe ; les éclats de rire des jeunes chirurgiens ajoutent à sa terreur & à son indignation ; il maudit l’art dont les rudimens ont un aspect aussi horrible.

Comment n’a-t-on pas songé à donner des cadavres à ces étudians, à leur assigner un lieu séparé, à les préserver du double péril d’affronter les loix civiles, & l’exhalaison des cadavres pris au hasard ?

L’anatomie est une passion. Le jeune chirurgien boit, mange, s’endort à côté des corps qu’il fouille, oubliant, pour ainsi dire, qu’ils ont été animés d’un feu céleste.

Les philosophes anciens n’ont pas craint d’appeller l’homme un petit monde. Cette dénomination n’a pu se faire qu’après l’examen de l’étonnante machine qui porte l’empreinte du grand maître qui l’a créée. L’homme est un composé si admirable, même lorsqu’on exclut de son admiration le prodige de ses facultés intellectuelles, qu’à la vue de tant de ressorts & de combinaisons différentes, on peut le comparer à la totalité de l’ouvrage de la création.

De jeunes chirurgiens se retirant le soir, entendirent de loin ferrailler ; ils s’approchent du cliquetis des armes ; c’étoient deux grenadiers qui se battaient. L’un d’eux reçut un coup d’épée, & tomba ; l’autre s’enfuit. Les chirurgiens accoururent, ramassèrent le grenadier, lui tâtèrent le pouls, qui s’éteignoit, & le chargèrent sur leurs épaules, en disant : beau sujet ! excellent sujet ! Le blessé revint à lui, & s’écria : ah ! ah ! messieurs les coquins, qui m’emportez pour me disséquer, allez ! je vous dénoncerai ; car je ne suis pas mort.

À ces paroles, les chirurgiens le posèrent sur une borne. Pardonnez-nous, M. le grenadier ! nous vous comptions mort. Ne nous dénoncez pas, & nous vous guérirons ! — À la bonne heure ! (reprit le grenadier) je consens d’aller avec vous. Ils rechargèrent le grenadier sur leurs épaules, le guérirent, & le beau sujet ne fut point disséqué.