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Tableau de Paris/726

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CHAPITRE DCCXXVI.

Scellés.


Dès qu’un bourgeois tombe malade à Paris, on lui donne vite un médecin, un chirurgien, un apothicaire & un notaire. Chacun tâche, en voyant le notaire appellé, de gagner la confiance du malade, afin d’être couché sur le testament.

Le moribond dicte, d’une voix foible, ses dernières volontés ; mais, comme il est enfermé seul avec le notaire ou les notaires, ceux que le notaire protège, ont beau jeu ; car il peut dire au testateur que cela n’est pas permis par la coutume. Ce mot coutume renverse les idées d’un bourgeois.

Comme on n’a pas envie de discuter quand on se meurt, on cède facilement à l’ascendant d’un officier de justice. Le notaire fait sa besogne d’après ses préjugés, ses caprices, & sort sans rien dire à personne. Ainsi, un homme qu’on n’a jamais vu, dispose de vos idées dans vos derniers instans.

Le malade meurt ; & la première opération à laquelle on songe, c’est l’apposition des scellés. Sera-t-on héritier ? sera-t-on légataire ? cela occupe tellement les esprits, qu’on ne songe ni à ensevelir le mort, ni à commander son enterrement.

Tandis que le corps est encore chaud, le commissaire du quartier, instruit déjà d’avance de cette mort, a mis sa robe, & attend impatiemment, dans la maison voisine, l’instant d’arriver. Il fait de grandes révérences, en traversant la cohorte des héritiers avides. Il pose les scellés, aidé de son clerc, qui remue toutes les vieilleries, broche sa besogne, établit un gardien, & s’en va.

Les scellés sont des bandes de papier, avec un cachet rouge ; mais ces bandes fragiles sont respectées.

Cependant la nièce du mort, qui est une jolie femme, distraite par l’intérêt, avoit oublié un instant son chien. Tout-à-coup elle jette un cri perçant : ce vilain commissaire, il a mis mon petit Casimir sous les scellés. En effet, le petit chien pleure, glapit, & la maîtresse se désespère. On court chez le commissaire, qui vient, en citant la coutume, & représente qu’il ne peut plus toucher aux scellés sans une ordonnance ad hoc du juge. La maîtresse s’élance dans son carrosse ; ses chevaux ne vont pas assez vite pour satisfaire son impatience. Elle arrive chez le juge, qui rend une ordonnance pour la levée des scellés, en présence de qui il appartiendra ; car la maîtresse du petit chien est en pleurs. Eh ! qui résisteroit à ses prières ?

Elle revient comme un trait ; mais voici que le commissaire est allé au spectacle, & il ne reviendra qu’à neuf heures du soir. Quel supplice pour une tendresse aussi vive ! Elle se couche sur une chaise longue, le plus près qu’elle peut de cette porte fatale, qui lui dérobe les caresses de son bien-aimé. Le gardien voudroit la distraire ; mais elle ne reçoit aucune consolation : le pauvre petit, s’écrie-t-elle, il n’a pas de pâtée ! pas une goutte d’eau !… Le monstre noir ! où est-il que je l’étrangle ?

Telles sont les paroles qu’elle profère dans sa douleur. Elle cherche une fente qui puisse laisser passer du bonbon, témoignage impuissant de son amour. Chaque cri que fait le petit chien, lui perce le cœur. Elle y répond par des gémissemens plaintifs ; mais il n’y en a pas un seul pour le mort, qui est abandonné à une vieille servante, & à un simulacre de prêtre, lequel s’est déjà emparé d’une bouteille, qu’il vide sous les rideaux du défunt.

Allez ! partez ! qu’on l’amène, qu’on le cherche par-tout ; allez à l’opéra, aux deux comédies, à l’ambigu-comique ; où est-il ? un commissaire devroit-il aller au spectacle ?

Enfin le commissaire arrive. Cette femme, toute en désordre, court à lui précipitamment, l’ordonnance du juge à la main, & le presse de lever les scellés. Tu vas sortir, mon pauvre petit ami ! Elle adresse la parole à son favori, d’une voix entrecoupée par la joie & l’impatience.

Le commissaire prend le papier, s’excuse comme il peut, met ses lunettes ; mais voyant, dans l’ordonnance, en présence de qui il appartiendra, il dit avec gravité, & posément, qu’il ne lui est pas possible de procéder, qu’en présence de M. le procureur du roi.

Notre jolie femme alloit retomber sur sa chaise longue, & s’évanouir complètement ; mais le danger de son favori l’arrache à la pamoison. Elle monte en voiture, & vole chez le procureur du roi. Celui-ci voit couler ses larmes, entend ses prières, il y est sensible ; mais Dieu ! quel coup de foudre ! Il offre son substitut ; mais où est-il ? On le suit à la piste dans trois quartiers différens ; on le trouve, on l’embrasse ; il arrive, quel spectacle ! Le pauvre petit chien, las, épuisé, haletant, lutte contre la mort. Il n’est plus temps. Il regarde tristement sa chère maîtresse ; & couché dessus sa gorge, il rend le dernier soupir sur ses lèvres. Le substitut est ému quand il entend des cris douloureux, & qui ne sont pas feints. Ceux qui passent dans la rue, attribuent à la perte du mort les regrets que l’on donne à Casimir. Elle suit ce théâtre d’horreur, le mouchoir sur les yeux, emportant avec elle le corps inanimé du plus cher de ses amis.

Cependant les héritiers se rassemblent le lendemain. On demande à haute voix l’ouverture du testament. Oh ! qui peindra des visages qui ne peuvent se déguiser ? Chacun des prétendans, un Denisart à la main, ouvre les yeux & les oreilles. Déjà les legs particuliers effroient les héritiers. Chacun va consulter son procureur, gromelant tout bas ; & tapis dans la chambre voisine, chacun cherche à appliquer, à ce qu’il vient d’entendre, des causes de nullité. On dispute, on se chamaille ; les héritiers disent oui, les légataires disent non ; il y auroit de quoi réveiller le mort. Mais bientôt le chant du de profundis, qu’on entend dans la rue, est le signal de l’enterrement. Les jurés-crieurs affublent de manteaux noirs & longs, & de cravates blanches, les légataires & les héritiers ; chacun suit le corps, en préméditant dans le fond de son ame un procès contre tous concurrens.

Un testament ! comprend-on bien comment l’homme, à l’approche de sa dissolution, ose croire qu’il étendra encore son existence, en donnant des loix même après sa mort ? Y a-t-il une volonté quand l’homme n’est plus ? la mort n’éteint-elle pas toutes les passions ? & les passions survivroient à l’homme, qui ne peut rien emporter ? & il distribue des dons d’après les caprices qui l’agitoient de son vivant ! L’homme n’est réellement que l’usufruitier de ses biens ; & la loi, qui doit tout ramener à une égalité précieuse, devroit ôter aux testamens les moyens dont l’homme se sert pour consacrer des injustices.

Et par la même raison que presque tous les testamens des rois sont cassés, on devroit annuller les testamens de ces particuliers, qui jettent dans un papier olographe le dernier éclair de leur vanité, ou le dernier rugissement de leur colère.

Ah ! si la volonté de l’homme est respectable, c’est lorsqu’il peut changer moralement cette même volonté ; mais après la mort il ne peut plus se repentir : il ne devroit donc pas alors pouvoir user des privilèges d’un être raisonnable.

Plusieurs commissaires de nos jours sont instruits, & raisonnent ce que leurs devanciers faisoient par routine ; ils ont des idées patriotiques. Le choix des individus, pour ces places délicates, seroit de la plus grande importance ; un commissaire avide ou pervers peut occasionner une foule de petits maux inapperçus ; premiers juges, premiers conseils, ils ont l’influence la plus prompte & la plus directe, sur une multiplicité d’affaires qui s’appaisent ou se développent d’après leur caractère ; le bien public est journellement entre leurs mains.

Comme tous les états ont leur foible, leur lucre, & ce qu’on appelle le tour du bâton, les commissaires ont passé pour recevoir des présens de ceux qui, dans l’infraction des ordonnances de police, vouloient échapper à leur sévérité. De-là, les plaisanteries populaires, qui attribuent à leurs mains la faculté de recevoir à la fois, la chair, le poisson, le vin, l’huile, & l’écu de la raccrocheuse. On dit proverbialement, chair de commissaire, gras & maigre, pour signifier que tout leur vient du voisinage, sans bourse délier. Mais il n’y a point de fonctions publiques que n’accompagnent quelques rebus malicieux.

Ils sont friands de scellés, parce qu’ils font par suite l’inventaire, besogne lucrative. Or, le premier venu oblige son confrère à reculer, fût-il le cousin-germain du décédé. C’est donc à qui guettera un agonisant. Dès que l’ame est sortie du corps, le commissaire entre dans la maison, le cachet & la cire à la main.

Un d’eux guettoit, depuis un mois, le riche inventaire d’un moribond. Pour être plus sûr de son fait, il avoit gagné le domestique, & s’étoit enfermé dans la cave, d’où il devoit s’élancer au premier bruit ; mais il avoit un camarade aussi friand que lui, & non moins actif. Celui-ci, endoctriné par le médecin, s’étoit fait jour dans la maison, & s’étoit caché au grenier. Il sortit de son poste à l’instant précis, & alla vîte poser les scellés sur les serrures de la cave, de sorte que le commissaire d’en bas fut obligé de demander grâce au commissaire d’en haut, & de se retirer vaincu.