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Tableau de Paris/728

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CHAPITRE DCCXXVIII.

Rencontre.


Jai voyagé avec un homme que je ne connoissois pas. Je me suis trouvé deux heures avec lui dans une voiture publique, & je voulois deviner son état. C’étoit bien à mes yeux un homme du peuple ; mais quelle étoit sa profession ? voilà ce que je voulois savoir ; lui demander brusquement ce qu’il étoit, cela n’entroit point dans mon plan.

Au bout d’une demi-heure, où par quel quelque réflexion fort simple je l’avois mis sur la voie, il m’apprit lui-même qu’il avoit hésité long-temps entre la profession de menuisier celle de boucher ; mais enfin que celle-ci étant plus lucrative, il l’avoit embrassée.

Je lui dis que toute profession qu’autorisoient les loix de la société, étoit honnête quand on s’y conduisoit avec une probité exacte. Mais, lui dis-je, vous êtes-vous familiarisé tout-à-coup avec le massacre des animaux ? Oui, dit-il, je vois couler le sang des bêtes comme je vois couler l’eau de la fontaine. Le calme avec lequel il proféra ces paroles, sans me donner aucune aversion pour l’homme, me fit descendre de voiture. Je fis le reste de la route à pied ; je le trouvai à l’auberge ; il ne parut pas s’être apperçu du motif qui m’avoit fait descendre, & après quelques complimens mutuels nous nous séparâmes.

Je ne prétends rien inférer contre la sensibilité de cet homme, dont la physionomie d’ailleurs étoit ouverte ; mais qu’est-ce que le métier ? Le métier faisoit dire tranquillement à cet homme, je vois couler le sang des bêtes comme je vois couler l’eau de la fontaine.

Geôliers de toute espèce, soit de grandes, soit de petites prisons, exécuteurs du pouvoir arbitraire ou des loix de la vengeance, vous faites aussi un métier, c’est lui qui vous empêche d’être touchés ; & mon compagnon de voyage devint à mes yeux l’emblême de plusieurs gens qui ne s’en doutent pas.