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Tableau de Paris/729

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CHAPITRE DCCXXIX.

Maréchaussées.


Je ne manque jamais de saluer un cavalier de maréchaussée, quand je le rencontre ; je le regarde comme le soldat armé pour ma sûreté personnelle, intimidant les bandits, faisant la guerre aux scélérats, & protégeant ma vie sur les grandes routes, lorsque je cours de ville en ville, pour faire un jour de mon mieux le tableau de la France[1].

Les armées sont pour soutenir la gloire de la couronne, &, si l’on veut, de la nation ; mais le temps des conquêtes & des invasions est passé. Jamais l’Anglais ne viendra me couper la gorge sur la route de Bordeaux. Jamais des Reîtres ou des Lansquenets ne viendront m’assassiner sur la route de Flandres ; les citoyens paisibles, les voyageurs philosophes, les marchands, les époux, les amans qui se promènent avec leurs futures ; tous ceux enfin qui sont désarmés, ont grand besoin d’être protégés par une troupe qui marche sans cesse, qui a les yeux ouverts jour & nuit, & dont la bravoure, toujours en exercice, me sauve du poignard & du pistolet.

Voilà une branche bien précieuse de la connétablie ; j’admets sa compétence : je jouis d’une sécurité presque parfaite à toute heure du jour & de la nuit, parce que cette troupe généreuse & intrépide devine les attaques & les piéges des voleurs de grand chemin, & les poursuit jusques dans leurs plus secrets asyles.

C’est à la maréchaussée qu’est due encore la force des loix ; car tous les jugemens, toutes les sentences seroient iilusoires sans leur exécution, & les malfaiteurs braveroient les magistrats.

Un cavalier de maréchaussée fait plus par sa présence, & prévient plus de délits que le code muet des loix. Le brigand qui l’apperçoit, éprouve une terreur salutaire ; & les tribunaux ne maintiendroient jamais le bon ordre sans les fonctions de la maréchaussée, qui embrasse tout à la fois la poursuite, la découverte & la capture des scélérats.

Cette guerre intestine avec la nation, comment la réprimeroit-on sans ces soldats citoyens, protecteurs des citoyens, à qui nous devons cette sécurité, base de la société civile, & son plus grand bienfait ?

Mais comme cette troupe est armée, qu’elle est toujours prête à frapper, c’est parce qu’elle tient perpétuellement des armes terribles & meurtrières, que la prudence & la circonspection doivent présider à ses fonctions redoutables. Elle ne doit jamais mettre la main trop légèrement sur un particulier, ni passer les bornes de sa mission, sans quoi le cultivateur seroit vexé par ceux même à qui le souverain a confié la défense du foible. Le glaive deviendroit dangereux dans sa main, troubleroit le bon ordre, & des fonctions utiles deviendroient dangereuses. Le citoyen seroit soumis à des vexations ; on ne verroit que désordres de toutes parts.

On est trop porté à appeller révolte contre la maréchaussée en fonctions, un murmure populaire ; & les brigadiers ne sauroient être trop attentifs à ne point frapper, & à ne pas même tirer leurs sabres : car quelquefois, par cela seul, ils excitent la rumeur publique.

Trop souvent il arrive que les cavaliers de la maréchaussée s’oublient au point de mépriser les bourgeois, & de se croire des personnages essentiels. Les armes qu’ils portent, les rendent audacieux. Ils devroient ne pas oublier que le tribunal leur recommande la plus grande modération. Ce tribunal est trop sage pour ne pas enjoindre aux cavaliers de maréchaussée, que tant qu’ils ne voient ni rixes, ni désordres, leur rôle doit être muet & passif.

Le mal est à côté du bien. Ces cavaliers, par humeur ou par orgueil, s’ingèrent trop fréquemment à troubler les plaisirs innocens du peuple. Ils étendent leur mission jusqu’à vouloir régler la police en présence des magistrats. Quelquefois s’abandonnant à une indiscrétion coupable, ils mettent le peuple, assemblé pour une fête, dans le cas & sur le point de former une émeute.

Ainsi ils peuvent être les vrais & uniques auteurs du tumulte.

Le tribunal des maréchaux de France punit toute rébellion envers la maréchaussée. Ordinairement la peine est inévitable ; mais en même temps elle est modérée. Il seroit facile d’inspirer au peuple du respect pour les cavaliers de maréchaussée ; il y est déjà disposé ; il sent confusément qu’ils entretiennent la tranquillité & le bon ordre.

Rien ne m’a plus touché que de voir quelquefois au milieu d’une assemblée populaire, d’une foire, d’une fête publique, ces paisibles soldats juger de petites rixes, les appaiser, parler aux mutins, prévenir les petites violences, protéger la foiblesse. Je me suis plu à les voir empêcher les écarts, & faire finir les disputes du peuple par une plaisanterie, qui, conforme au génie de la nation, rendoit le cours à la joie universelle.

Quand les peuples éclairés auront renoncé à cette extravagante & inutile fureur, qu’on appelle la guerre ; quand ils auront reconnu la démence d’exposer des êtres formés d’os, de chair & de sang, & de fibres sensibles, à des boulets de canon, ces peuples retiendront encore ces soldats protecteurs de nos fortunes, défenseurs de nos vies, qui dans leurs fonctions, quelquefois périlleuses, poursuivent ces monstres de la société, qui, sous une figure humaine, cachent les appétits sanguinaires des animaux féroces.

Cependant je ne lis jamais les sentences de la connétablie, qui condamnent des laboureurs, des vignerons, à des amendes, & quelquefois aux galères, sans être peiné, & fortement porté à croire que les cavaliers de maréchaussée ont outre-passé leur pouvoir, & abusé de la police qui leur est confiée. Ils sont parties, & dès-lors même il devroit leur être défendu de s’ériger en juges dans les marchés ou dans les foires. Le procureur-fiscal, assisté de quatre syndics des lieux circonvoisins, devroit prononcer s’il y a matière à arrêter ou non.

J’ai vu un homme de soixante-quatorze ans, qui avoit mal aux jambes, au point de ne pouvoir s’en servir, arrêté dans son lit depuis huit jours, & condamné au bouillon & à la tisanne, conduit en prison par la maréchaussée, pour crime de rébellion, parce qu’ayant vu cette maréchaussée entrer dans sa chambre, pour y chercher quelqu’un qu’ils soupçonnoient y être, ce malheureux, qui avoit la tête vide, avoit demandé son fusil. Un homme sans jambes, & malade, emprisonné pour un crime de rébellion !

Mais quelques abus n’empêchent pas que le tribunal de la connétablie ne soit respectable & infiniment utile à la sûreté publique. Les Anglais sont tourmentés sur leurs grands chemins, & sont loin de jouir de la sécurité qui nous appartient.

  1. J’en imprimerai la première feuille dans six ans.