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Tableau de Paris/731

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CHAPITRE DCCXXXI.

Portiers.


À juger de l’assiduité de Mardochée à se trouver à la porte du palais, il semble avoir été un des portiers du roi. (Hist. univ. trad. de l’angl. tome Ier, page 16.) Ce roi, dont le palais étoit gardé par des portiers, étoit Artaxercès, selon l’histoire profane, & Assuérus, selon l’histoire sacrée. L’ouvrage que nous venons de citer, parle encore d’un autre roi de Perse, qui avoit aussi un portier, dont des prêtres corrompirent la fidélité, pour perdre le philosophe Zoroastre dans l’esprit du monarque. Le temple de Jérusalem avoit aussi une multitude de portiers.

Un homme de lettres, peu instruit des usages de la capitale, se présente à l’hôtel de l’archevêque de B…, & demande à parler au portier. Le suisse, qui l’entendit, lui cria en mettant la tête à la porte de sa loge : apprenez, monsieur, qu’il n’y a des portiers que chez les bourgeois ; les gens de condition ont des suisses.

Les gens de condition, ou du moins les suisses, devroient donc trouver un mot plus noble que celui de porte, qui est absolument roturier ; car tant qu’ils auront une porte, celui qui sera chargé de sa garde, ne sera jamais qu’un portier. Il est au moins singulier, d’ailleurs, que des étrangers qui vivent au milieu d’une nation qui les nourrit, se trouvent déshonorés d’être assimilés à ceux de cette nation.

Quoi qu’il en soit, les suisses se font à Paris portiers ou banquiers ; ces deux états leur plaisent. Quand ils sont portiers, ils ont une physionomie rubiconde, & ils offrent, en mangeant du matin au soir, l’infatigable mâchoire de leur pays. Quand ils sont banquiers, ils sont pâles, & font politesse à tout le monde ; car un suisse est toujours extrêmement souple dès qu’il s’agit de gagner de l’argent.

Le portier chez les bourgeois est ordinairement un savetier bancal, borgne ou bossu, à qui vous êtes forcé de parler poliment, quand le soir, vous voulez vous rendre dans la rue : ouvrez la porte, ne suffiroit pas ; il faut y ajouter, s’il vous plaît. Ce qu’il y a de plaisant, c’est qu’on dit ces mots du ton le plus impératif ; mais enfin on les dit, & rien ne prouve mieux l’étiquette de la politesse parisienne.

L’emploi des portiers est de siffler, quand on vient vous rendre visite, autant de coups qu’il y a d’étages pour arriver à l’appartement que vous occupez ; ce qui donne le temps, quand on reçoit ses amis, de cacher bien vite tout ce qu’on n’aime point qu’ils voient, & d’arranger au contraire tout ce qu’on veut qu’ils apperçoivent. Rien n’est plus commode dans un pays où l’on a toujours mille petits secrets à taire.

Un propriétaire, qui vouloit se réserver les honneurs du sifflet, les refusa à mademoiselle Laguerre, actrice de l’opéra, qui logeoit chez lui, prétendant que c’étoit bien assez qu’elle fût sifflée sur le théâtre. L’actrice intenta un procès au propriétaire, qui le perdit, & Mlle Laguerre fut aussi sifflée en rentrant chez elle. C’étoit une courtisanne avide, qui avoit mis dans son métier une teinte d’âpreté & de brigandage. Son nom lui alloit assez bien.

Un homme de cour entre chez Mlle ***, danseuse à l’opéra, se plaint de l’impertinence de son portier, & lui dit : parbleu, vous devriez bien chasser ce drôle-là ! — J’y ai bien pensé, répond la danseuse ; mais, que voulez-vous ? c’est mon père.

Quand les riches sont constipés, ils font matelasser les pavés avec du fumier, qui le lendemain, tout pourri, rend la rue fangeuse & impraticable ; ce qui annonce à tout venant que la santé de l’heureux est altérée. Alors le marteau de la porte est cotonné, le sifflet du portier est enrhumé, la voix des allans & des venans est éteinte ; on ne parle qu’en pantomime, & le suisse accompagne silencieusement les visiteurs condoléans ; il précède le médecin, entr’ouvre la porte savonnée, & dit au maître : le voilà.

Ces suisses de porte, de retour chez eux, parlent de leurs maîtres comme de leurs égaux, qu’ils ont servi par pure complaisance ; ils ne reconnoîtront pas M. le duc, ni monseigneur le prince ; hautains dans leurs foyers, ils confirment cet ancien proverbe : Ne sers point celui qui a servi.

Les filles des portiers-suisses font fortune. Elles sont à la porte des temples de Plutus, n’en quittent point le parvis ; & le pontife qui les lorgne, les admet un beau jour dans le sanctuaire. D’ailleurs, elles en connoissent d’avance tous les sentiers, ainsi que celles qui y furent admises.

Ces portiers à bandoulière ont leurs frères, leurs oncles, leurs cousins, qu’on appelle, dans telle partie de la Suisse, M. le conseiller-d’état, M. le colonel, M. le justicier, M. le chancelier : car on est là colonel, quand on fait tourner, le dimanche, deux cens hommes ; comme on est Chancelier, quand on porte à l’audience une écritoire.