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Tableau de Paris/732

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CHAPITRE DCCXXXII.

Tapissiers.


Ils vous donneront tous les meubles que vous voudrez, & ils ne gagneront que 60 pour 100. Comme ils sont dans l’usage de meubler toutes les filles qui veulent se mettre dans leur appartement, ils leur vendent le double & le triple de ce que cela vaut ; mais ils leur font crédit pendant une année, pourvu que l’entreteneur cautionne : ou bien ils font un double marché avec l’entreteneur & avec la fille ; si l’un manque, ils se jettent sur l’autre. Pour se disculper de leur rapacité, ils disent qu’ils paient au roi l’industrie.

À l’exemple des souverains, les courtisannes mangent toujours une année & demie ou deux d’avance ; elles ne paient donc qu’au bout de ce temps-là.

Les tapissiers perdent rarement leurs créances, parce qu’ils ont action sur les meubles, & que le tiers comptant qu’ils exigent représente la valeur entière. Voyez-les dans les inventaires, ils achètent tout à bas prix ; ils forment une phalange qui écarte les autres acheteurs ; ils revendent le lendemain au poids de l’or : de tous les usuriers, ce sont les plus âpres & encore les plus incivils.

La meilleure couchette perd de sa bonté entre leurs mains ; ils vous saignent les matelas, & de six ils vous en feront neuf ; ils ôteront le bon crin des fauteuils, pour y substituer de la bourre. Avec quelle facilité n’enlèvent-ils pas les clous pour pomper l’édredon, la laine fine ? l’étoffe est la même ; mais le meuble mollet, ample & doux devient mince & dur ; chaque coup de marteau qu’ils donnent, est un vol rusé, fait à la bourse de l’acheteur confiant.

La plupart des meubles qu’ils fournissent, n’ont plus que le souffle. C’est de la colle qui en joint les parties ; dès que la table s’approche du feu, elle se décompose, & tombe en morceaux.

Quand un débiteur ne veut pas qu’un impitoyable créancier saisisse ses meubles, son lit, il s’arrange avec un tapissier, qui lui loue des meubles. Quand l’acte est passé devant notaire, le tapissier arrive, muni de cette pièce ; & les ongles crochus des huissiers, qui déjà s’allongeoient, se recourbent en arrière.

Point de marchandise plus prompte à avoir, quand on va l’argent à la main ; en moins de trois heures on peut dresser six lits de maîtres ; les glaces se posent le lendemain ; & au bout de trois jours, l’appartement est décoré. Mais les meubles neufs sont trompeurs ; il faut plutôt s’attacher aux meubles anciens, qui, en général, ont plus de solidité.

Les garçons tapissiers clouent du matin au soir, & l’on ne voit jamais un clou entre leurs mains ; ils les cachent entre leurs doigts, ou dans leur bouche. Toute cette broquette va sans cesse en ligne droite ; aucune ne déborde d’une ligne.

Un poète, las de vivre en chambre garnie, & n’ayant pas l’argent nécessaire pour avoir des meubles, s’avisa d’épouser la fille d’un tapissier. Le lendemain il fut dans ses meubles. L’expédient est sûr, & il le propose depuis à tous ses confrères, bien peignés & mal couchés.

Dès qu’un tapissier achète des meubles, il fouille dans leurs viscères, & sépare constamment l’étoffe de la laine ; par ce moyen il bonifie deux meubles imparfaits ; & en vantant sa marchandise, il ne fait qu’un demi-mensonge, de sorte qu’il ne vous trompe jamais que de moitié : l’honnête communauté !

Le loyer accidentel des meubles ne monte guère qu’à vingt-cinq pour cent. Peut-on se plaindre ?

La mode des ciels-de-lit suspendus au plancher cessera, je pense, tout-à-fait, depuis qu’une machine de cette espèce a failli étouffer un contrôleur-général des finances, qui, rêvant millions & milliards, ne soupçonnoit pas, dans le calme, un danger de cette nature.

On a vu un de nos fameux courtisans oser mettre des clous de diamant à son fauteuil.

Mais qu’il est difficile de décorer un appartement dans tout le complément du goût. L’œil, comme l’esprit, est ennemi de l’uniformité. Les bourgeois font un sépulcre de leurs appartemens ; c’est la répétition du même tableau dans les tentures ; puis c’est la chambre à coucher, avec l’alcove & les rideaux. Mais les lits des princesses, des duchesses, & de celles qui les imitent, ne sont point accollés à un triste mur ; on peut tourner autour de l’autel où repose la beauté, & le jeu des glaces n’en a pas moins son piquant effet.

Toutes les menuiseries de commodité passent par les mains des tapissiers ; méfiez-vous de ceux qui habitent le fauxbourg Saint-Antoine. Tel vous vend un secrétaire, qui se décolle au bout de trois semaines. Vous avez une armoire : attendez la fin du mois ; elle laissera tomber ses panneaux. Il y a des meubles sortis de leurs boutiques, qui ne sont que des fantômes, & qui, au bout de vingt jours, sont boiteux, caducs, vermoulus.

Ce n’est donc pas une petite science que de n’être point trompé par un tapissier qui vous vend des meubles. Le plus sûr seroit d’aller aux inventaires, & d’acheter pièce par pièce ; mais l’on aime la symétrie, l’accord, & qui plus est, l’on veut jouir le lendemain. Sans cette précipitation, on pourroit économiser au moins la moitié de ce que coûte un ameublement.

Je suis persuadé qu’on trouveroit quarante mille lits de maître chez les tapissiers de Paris, & qu’ils seroient faits & dressés dans l’espace de trois semaines. Il y a des villes où l’on ne sait comment se procurer un lit neuf. Il faut, pour le compléter, le faire venir de six endroits, & en envoyer, pour ainsi dire, à tous ces ouvriers épars, le plan géométrique.

On a simplifié les couchettes ; & j’espère bien que, dans quelques années, on ne verra plus ces effroyables ciels-de-lit, sous lesquels mon imagination n’a jamais pu reposer depuis l’histoire de cet aubergiste d’Allemagne, qui faisoit descendre, la nuit, le ciel-du-lit chargé de plomb, sur son homme endormi, & qui le hissoit lorsqu’il étoit étouffé. On pourroit faire une histoire de la chûte des ciels-de-lit ; mais du moins les tapissiers modernes, s’ils sont un peu voleurs, ont plus de goût, & préservent nos têtes de ces désastres.