Aller au contenu

Tableau de Paris/734

La bibliothèque libre.

CHAPITRE DCCXXXIV.

L’Allée des Veuves.


Autrefois les femmes qui avoient perdu leurs maris, n’auroient osé paroître, même en grand deuil, aux promenades publiques. Il y avoit, aux Champs-Elysées, l’allée des veuves, allée sombre & solitaire, où il ne leur étoit permis de se promener qu’après dîner, pour prendre l’air, & puis rentrer chez elles. Mais l’on voit aujourd’hui des femmes en crêpes paroître à nos spectacles. D’autres font de leur deuil un sujet de parure ; elles donnent, au deuil d’un mari, l’air d’un deuil de cour. Le défunt n’en obtient pas davantage ; ce reste de décence n’est pas observé par des femmes, qui, plus jalouses de leurs attraits que de respect pour l’honnêteté publique, bravent, après le décès de leurs époux, des loix qu’elles ont méconnues pendant leur mariage. Cette conduite des femmes achève de leur faire perdre la considération dont elles jouissoient. Le mariage, qui étoit une règle, est à la veille de devenir une exception.

On a profané le deuil ; cet emblème de la douleur n’est plus qu’une mode, un faste, un changement d’habit, tel qu’on le pratique lorsqu’on joue une comédie. Oh ! qu’un censeur public seroit nécessaire pour conserver, à la mémoire des morts, ce respect dont l’oubli est la plus grande dépravation des mœurs. Les filles de joie, chez la Gourdan, portoient régulièrement le deuil de cour, & se félicitoient d’un habillement qu’on leur fournissoit gratis, & qui relevoit leurs charmes.

Une marquise disoit ce matin, à sa femme-de-chambre : Voilà un deuil qui, depuis quinze jours, m’ennuie bien ! mais, dis-moi donc, Rosette, de qui suis-je en deuil ? Et Rosette le lui apprit.

Enfin la bizarrerie se mêle à ces témoignages de la douleur, respectés chez toutes les autres nations de la terre. M. de Brunoi ayant perdu sa mère, fit venir des tonneaux d’encre, & mit en deuil les jets d’eau de son parc, en les teignant de cette couleur lugubre.