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Tableau de Paris/738

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CHAPITRE DCCXXXVIII.

Très-haut & très-puissant Seigneur.


Comme ces mots sont ronflans ! mais on les pardonne, quand ils figurent dans un billet d’enterrement, & qu’ils se répètent dans le journal de Paris, à l’article morts. C’est le dernier élan de l’orgueil, le dernier soupir de la vanité.

Quelquefois les principautés, les duchés, les comtés, les terres nobles, &c. occupent sept à huit lignes entières dans ce journal ; mais tout cela finit par hîc jacet. Voilà le grand mot philosophique, le plus consolant pour les trois quarts & demi de la race humaine. Les très-hauts & très-puissans seigneurs, qui arriveront tour-à-tour sur ces listes inévitables, doivent songer qu’on oubliera leurs principautés, & qu’on ne se souviendra que de leurs vertus.

Dans les billets de mariage on met aussi, très-haut & très-puissant seigneur ; ce qui devient souvent un mensonge aux yeux de l’épouse : le seigneur est un enfant, ou un homme blasé ; la haute & plus puissante dame sort du couvent. Elle est stérile pendant plusieurs années avec le très-puissant seigneur, & puis, elle prend son parti, & s’arrange afin de ne pas laisser tomber une race noble.

Les mariages de finance ont toujours lieu. La fille de qualité paroît faire grace au financier, en l’admettant dans son lit ; & le financier, étourdi d’un idiome familier à la noblesse, a la sottise de s’estimer inférieur à sa femme.

Quand cette fille de qualité a un enfant, elle se lamente si c’est un garçon ; elle aimeroit mieux une fille : & pourquoi ? c’est qu’elle marieroit sa fille à un duc, & qu’elle pourroit l’appeller mon gendre.

Qu’est-ce qu’un grand seigneur ? C’est celui qui a des châteaux, des dettes, & qui affecte de regarder tous les hommes au-dessous de lui, comme des bêtes de charge pour le servir, ou comme des singes pour l’amuser.

Il n’y a point d’ivresse comparable à la vanité d’un jeune seigneur français, s’il n’est pas assez heureux pour avoir-des amis qui répriment ses fougues & ses extravagances ; il se persuade aisément que tous les hommes sont au-dessous de lui, nés pour l’admirer ou pour lui rendre hommage. Il a des idées si extraordinaires, qu’on ne peut croire ce que l’on entend. Le jeune seigneur français fait sur-tout parade d’avoir son sellier, qu’il endoctrine, & de connoître tous ses ouvrages par leur nom propre.

Les grands seigneurs cachent beaucoup mieux que les autres leur médiocrité & leur insuffisance ; voilà leur avantage. Mais tel qui s’intitule très-haut & très-puissant seigneur, & par-delà encore, n’a souvent d’autre littérature, (quoiqu’il parle de tout) que la Pucelle de Voltaire, ni d’autre morale que celle d’un Brochet.

Un jeune seigneur, amateur de livres licencieux, ayant vu, dans un catalogue, l’Anti-Lucrèce, crut que c’étoit un personnage très-opposé à la chaste épouse qui s’étoit poignardée dans l’ancienne Rome. Il fit acheter le livre, & fut fort surpris de n’y trouver rien de ce qu’il attendoit.

La mort règle les comptes du très-haut & très-puissant seigneur, dit Gordon, & montre que c’est un gueux tout nu, qui ne possède rien que la poussière qui remplit sa bouche. Ô mort éloquente ! quel est celui qui croit cela, jusqu’à ce que tu le lui dises ?

Les très-hauts & très-puissans seigneurs ont été scandalisés de lire, dans le journal de Paris, le bulletin de la maladie de M. de Buffon ; ce journal ne devant parler, selon eux, que de leur vessie, & non de celle d’un écrivain qui intéressoit l’Europe littéraire.