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Tableau de Paris/742

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CHAPITRE DCCXL.

La Foire aux Jambons.


Elle a lieu le mardi de la semaine-sainte. De grand matin une foule de paysans des environs de Paris s’assemblent dans le parvis & dans la rue neuve Notre-Dame, pourvus d’une immense quantité de jambons, de saucisses & de boudins, qu’ils ornent & couronnent de lauriers. Quelle profanation de la couronne des César & des Voltaire !

L’orthodoxe parisien, exténué par le jeûne, qu’il a soigneusement observé pendant le carême, dévore de l’œil ces viandes embellies. Il les prend dans ses mains, les tourne & les retourne, met le nez dessus pour les flairer : prends garde d’y mettre la langue, imprudent ! l’église te le défend ; réprime ta convoitise ; mais, dimanche prochain, tout te sera permis ; tu en mangeras du jambon saupoudré de salpêtre ; tu sanctifieras le saint jour de pâques, en te bourrant, comme un canon, de ces mots indigestes, dont tu précipiteras la digestion par un ruisseau de vin frelaté : & voilà l’effet du jeûne ordonné par mandement.

La tentation de prévariquer envers la loi est bien plus forte pendant la semaine-sainte que pendant tout autre temps de l’année. Les boutiques de charcutiers sont brillantes ; la cochonnaille apprêtée sous mille formes, séduit les estomacs catholiques ; elle a un air plus ragoûtant dans ces jours sacrés, ou il est défendu d’en manger ; elle est sous l’œil & sous la main des fidèles qui doivent la repousser. Quelques malheureux succombent à la tentation publique ; on en a vu qui, ne pouvant attendre le dimanche de pâques, engloutissoient furtivement une saucisse le jour même du vendredi-saint. Mais ne seroit-il pas de la prudence de voiler ces viandes appétissantes, qui font trébucher les foibles ? C’est la présence des objets qui les invite à la violation du précepte : Ruimus in vetitum & nefas, audax Iapeti genus.

Ô bizarrerie des temps ! quel contraire entre la pâque du peuple d’Israël & celle du peuple parisien ! Les Hébreux mangeoient un agneau, & les Français mangent l’animal immonde détesté par les Juifs.

La police a l’œil ouvert sur le trafic de cette sorte. Beaucoup de filous s’y glissent, & les exempts viennent y reconnoître les visages dont ils ont les signalemens, tandis que les fidèles passent à travers cette armée de jambonneaux, pour aller entendre l’office lugubre des ténèbres.

Il y a ensuite l’inspection de ces viandes desséchées dans les cheminées des environs de Paris ; mais à qui a-t-on confié cette inspection, d’ailleurs sage & salutaire ? À des hommes intéressés à trouver des délinquans, à des charcutiers, jaloux de voir des manans de village user du privilége qu’ils ont acheté, de vendre exclusivement la viande de porc. Aussi, au moindre symptôme de corruption, ils se saisissent des jambons, saucisses & saucissons ; & malgré les clameurs des paysans, qui s’écrient qu’ils seroient trop heureux de pouvoir manger eux-mêmes les viandes qu’on leur arrache, tout est jeté dans la Seine, de dessus le pont où fut le petit châtelet ; mais les rusés mariniers des environs se tiennent à l’affût sous les arches du pont, & repêchent une partie des jambons précipités. Leur palais impartial les trouve de bon goût, & ils s’en régalent pendant les fêtes de pâques, tandis que les tristes couronnes, abandonnées au gré tranquille des flots séquaniens, s’en vont battre humblement les murs de ce superbe palais de nos rois, où on les voit briller si glorieusement, quelques mois après, sur les fronts académiques.

Ainsi la jalousie de métier anime les syndics de la charcuterie, & les saisies se font avec trop de précipitation. Ce qui contribue peut-être à ne pas faire veiller d’assez près à un pareil abus, c’est que plusieurs de ces charcutiers de campagne se permettent de vendre du foin déguisé en saucisses, andouilles, ou cervelas, à l’aide d’une peau trompeuse & mensongère.

Si vous aviez, ami lecteur, une jolie gouvernante ; si, voulant la consoler d’un long jeûne, vous aviez volé à la foire pour y acheter une magnifique andouille ; & si, après cinq heures d’une cuisson pénible, votre coûteau ne rencontroit que du foin pour la régaler, qu’en penseriez-vous ?