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Tableau de Paris/743

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CHAPITRE DCCXLIII.

Rumeurs théâtrales.


Il y en a de plusieurs espèces ; elles sont tantôt les vives acclamations d’un peuple enchanté, & tantôt les bruyans murmures d’un peuple indigné. Mais observez que, dans ces deux cas, il ne jouit jamais, en toute liberté, parmi nous, du droit qu’il achète à la porte, de témoigner son plaisir ou son mécontentement. La soldatesque dit aux flots soulevés du parterre : Huc usque venies !

Chez les Romains, il y avoit trois sortes d’acclamations ou d’applaudissemens. La première s’appelait bombi, parce qu’ils imitoient le bourdonnement des abeilles ; la seconde étoit appellée imbrices, parce qu’ils rendoient un son semblable au bruit que fait la pluie en tombant sur les tuiles ; & la troisième se nommoit testæ, parce qu’ils imitoient le son des coquilles & des castagnettes. Tous ces applaudissemens, comme les acclamations, se donnoient en cadence.

Si les anciens témoignoient avec tant d’enthousiasme, aux spectacles, le plaisir que leur procuroient les auteurs ou les acteurs, ils n’exprimoient pas d’une manière moins énergique le mécontentement qu’ils leur donnoient. Les Athéniens sur-tout, qui l’emportoient sur tous les peuples, pour la délicatesse du goût, étoient, par cette raison, les plus difficiles à satisfaire. Ils ne se contenaient point de siffler avec la bouche ; le plus grand nombre, pour mieux se faire entendre, portoit des instrumens propres à ce dessein ; par exemple, des sifflets composés de sept tuyaux, qui rendoient sept sons différens, en sorte qu’il caractérisoit sa critique par un son varié, plus ou moins fort, du redoutable sifflet : raffinement de l’art dont nous n’avons pas encore imaginé les notes, malgré leur extrême nécessité dans ce siècle.

Je suis de ceux qui regrettent l’ancienne licence des parterres ; il en résultoit quelques inconvéniens, mais en même temps les plus grands avantages pour la perfection de l’art des acteurs, & pour la gloire du poète. Une multitude de pièces, qui offensent le goût, & sur-tout l’honnêteté, n’auroient pas été entendues, il y a quarante ans, sur le théâtre de la nation.

À Londres, le public fait la police des spectacles, & elle est bien faite. Le fusil, en gênant la liberté à Paris, n’empêche cependant pas toujours les scènes turbulentes. Le public s’irrite contre l’appareil des armes ; & le tumulte effréné s’accroît quelquefois des efforts indiscrets des sentinelles, qui, faites pour figurer dans un champ de bataille, sont déplacées dans le temple paisible des muses. Le théâtre semble une prison gardée à vue ; mais quand le parterre a fermenté par degrés, il est difficile d’arrêter son explosion. J’ai vu des jours où le public se sentoit comme un besoin de manifester son indépendance, & réagissoit, comme las de la contrainte, avec une turbulence d’où s’élevoient des clameurs désordonnées.

Je suis fondé à croire que l’image menaçante qu’offre la police des spectacles, ne fait qu’ajouter à l’humeur du public ; qu’il trouble son plaisir, parce qu’il en trouve un plus grand à braver les habits bleus. L’indiscipline a des charmes pour cette jeunesse nombreuse de tout état, dont il est difficile de réfréner la bouillante effervescence. Elle se plaît à faire loi, en dépit des réglemens arbitraires, parce qu’ils attentent à cette liberté dont on doit jouir, au moins dans les lieux & dans les temps consacrés à l’amusement. Quand la pièce, ou l’acteur déplaît, le public, comme pour regagner son argent, s’abandonne au tumulte de la licence ; & l’héroïque tragédie, qui devoit faire couler des larmes, dégénère en farce bouffonne, qui excite un rire universel.

Mais toute cette sédition tombera à neuf heures. Il ne faut qu’attendre ; que la garde ne s’en mêle point, tout s’appaisera, & les plus échauffés retourneront tranquillement chez eux, amuser, en soupant, leurs amis, du récit burlesque de la petite guerre civile excitée ce soit-là au parterre.

Une chose vraiment révoltante, c’est de voir la soldatesque maltraiter quelquefois les bénins parterriens. On est indigné quand on apprend qu’elle emprisonne des citoyens sans la moindre formalité, & que ce régime militaire s’exerce impunément, malgré les tribunaux de police, qui seuls ont le droit de prononcer sur la liberté individuelle de chaque citoyen. Cet odieux abus alarme avec raison quiconque sait apprécier le danger énorme qu’il y auroit à laisser à des soldats, ou à des officiers, une pareille autorité.

Quand quelqu’un trouble le spectacle, le seul châtiment qu’il mérite, c’est d’être mis à la porte, avec défense de rentrer ce jour-la dans la salle.

Quelquefois le public prend parti pour une actrice. La ville alors se divise en deux factions, ainsi que le fut jadis Rome, au sujet des deux pantomimes, Batyle & Pylade. Mais le ministère ne doit protéger personne. Il doit laisser au peuple ses disputes innocentes. Auguste ayant tancé Pylade sur l’animosité qu’il témoignoit à son adversaire, le pantomime lui donna une leçon politique, en lui disant : Vous êtes un Ingrat, seigneur ! laissez le peuple s’occuper de nos différends. On jette un tonneau vide à une baleine, afin de l’amuser, & de la détourner d’attaquer le vaisseau même.

Il est aussi injuste qu’indécent de violenter le parterre. C’est lui qui acquitte la dette de la nation ; il accueille les princes illustres, les héros couronnés par la victoire. Il fait recommencer l’opéra pour le roi de Suède ; il commande une fanfare pour honorer le triomphe de l’innocence ; il bat des mains à un général vainqueur & au fils de Montesquieu. Ce peuple sent, devine le mérite, & s’émeut par une commotion électrique. Un parterriana, composé par un homme de goût, seroit un livre très-piquant. Il émane souvent de ce tribunal, des arrêts d’une justesse profonde, & quelquefois d’une finesse qu’on ne lui auroit pas soupçonnée. Il devine sur-tout, par une sorte d’instinct, les amis ainsi que les ennemis du bien public. Il est galant ; mais il fait justice quand il le faut.

D’ailleurs, n’achète-t-il pas à la porte le droit de dire son avis ? Il ne vient au théâtre que pour avoir du plaisir ; & si le comédien ne remplit pas son attente, n’est-il pas fondé à se plaindre d’un acteur ignorant & paresseux, qui lui fait perdre son temps & son argent ? & ce comédien sera-t-il à l’abri du reproche, parce qu’il est protégé par des baïonnettes ? Qu’il appelle donc aussi des baïonnettes pour le nourrir & pour l’applaudir. Les comédiens veulent-ils ressembler à l’empereur Néron, qui, lorsqu’il représentoit sur le théâtre, étoit environné de cinq mille soldats, nommés augustates, qui entonnoient ses louanges, que le reste des spectateurs étoit obligé de répéter sous peine de mort ?

Il faut convenir que nos parterres sont maintenant composés de manière à ne plus mériter la prépondérance qu’ils avoient sur le sort des ouvrages du temps de Corneille & de Racine.