Aller au contenu

Tableau de Paris/745

La bibliothèque libre.

CHAPITRE DCCXLV.

Abus de la société.


La société tue la société. Rien de plus vrai que cet axiome. Les deux sexes, à force d’être réunis, ont éteint toute l’impression qu’ils doivent faire l’un sur l’autre. On n’est plus amoureux ; on n’a que des fantaisies. Rien de plus rare qu’une vraie passion. Or, du temps qu’en France l’amant battoit sa maîtresse, & que le père de famille battoit sa femme, sa fille, sa servante, l’amour régnoit encore : car, battre ce qu’on aime, lui donner quelques soufflets, voilà le secret du cœur vivement épris, & les preuves d’un grand amour. Ces petites injures, on les répare avec usure par des larmes brûlantes & par des flots de tendresse. Quiconque n’est ni jaloux ni colère, ne mérite pas le titre d’amant ; il n’y a point d’amour sans ces fureurs momentanées, qui se transforment en plaisirs vifs & en voluptés nouvelles.

Les femmes de nos jours sont indépendantes ; elles ne veulent pas même être grondées, encore moins battues. Les infortunées ! elles ne connoissent pas tout le prix d’un soufflet qu’applique l’amoureuse colère, l’avantage inappréciable d’une robe déchirée. Elles perdent les inconcevables baisers de l’amour. Combien elles sont ennemies d’elles-mêmes ! À la moindre réprimande elles crient séparation ; & faute d’être battues, elles sont réduites aux langueurs de cette froide galanterie, qui ne remplace jamais les transports véhémens de la passion. Oui, il vaudroit mieux, pour leurs attraits, qu’on leur arrachât quelques cheveux, que de leur parler trop librement. Elles seroient alors & plus célestes & plus respectées.

Que nos Parisiennes lisent le Code des Gentoux ; elles verront qu’une femme, maîtresse de ses actions, se comporte toujours mal pour son propre bonheur ; & qu’un homme doit, le jour & la nuit, contenir tellement sa femme, qu’elle ne puisse rien faire de sa propre volonté. Les maris n’auront pour leurs femmes qu’un sentiment froid, tant que celles-ci, au lieu de se soumettre à quelques coups, (jamais dangereux, quelques violens qu’ils soient) porteront leur réclamation en justice, pour une chiquenaude ou une égratignure amoureuse ; elles auront beau galantiser, rien n’égale ici-bas l’heureux destin d’être battue & aimée. Les Grecs & les Romains, qui nous valoient bien, battoient leurs femmes & leurs maîtresses ; car le plus grand vice de l’amour, c’est la langueur, la tiédeur. Les rares plaisirs de la volupté veulent être conquis au milieu des tempêtes & des orages ; & la femme qui n’entendra pas ceci, ne méritera pas même un madrigal à la Florian. Qu’elle reste familière avec tous les hommes, elle sortira de la vie sans avoir connu l’amour.

Aussi la rouerie n’a-t-elle eu entrée en France que par les femmes ; ce sont elles qui ont formé ces aimables roués, qui, pour récompense, les apprécient à leur valeur. Autrefois on complimentait les femmes, on les accabloit de soins, de prévenances. Jamais le cavalier ne quittait sa dame ; la galanterie étoit un culte perpétuel. Aujourd’hui on se sépare lestement des femmes, même dans un bal. On les laisse seules ; & les jeunes gens forment des grouppes, où ils parlent de ces mêmes femmes délaissées en pleine liberté masculine. Le plus jeune homme annonce qu’il ne se gêne point pour les femmes. Il quitte la conversation ou la dame, pour aller jouer au billard ou lire dans un coin.

À la cour, le centre de la politesse, des égards, & où l’on rendoit aux femmes un hommage perpétuel ; à la cour, on passe, pour ainsi dire, devant elles sans les saluer. L’ironie est la figure favorite des jeunes gens. Ce changement dans nos mœurs a une date récente.