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Tableau de Paris/746

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CHAPITRE DCCXLVI.

Place du Louvre.


En face de cette superbe colonnade que tout étranger admire, on voit beaucoup de vieilles hardes, qui, suspendues à des ficelles, & tournant au vent, forment un étalage hideux. Cette friperie a tout à la fois un air sale & indécent. Là, tous les courtauds de boutique, les maçons & les porte-faix vont se recruter en culottes, qui ont manifestement servi. Les neuves y sont de contrebande ; il y en a de toutes formes, de toutes couleurs & de toute vétusté, exposées aux chastes regards du soleil & des jolies femmes, soit anglaises, soit italiennes, soit espagnoles, qui ne peuvent admirer le péristile du louvre, sans voir en même temps ces échoppes si ridiculement ornées.

Un calife, (il s’appelloit je ne sais plus comment) vit un jour, des fenêtres de son palais, de vieilles hardes mal lavées, qu’on faisoit sécher au soleil sur des terrasses. Il fit jeter en moule quelques centaines de balles d’or, prit une arbalêtre, & s’amusa à percer ces pauvres habillemens, de manière qu’il donnoit au propriétaire de quoi en avoir de neufs. Ce trait m’a toujours plu.

Sur cette même place, une marchande de pommes, douée d’un grand caractère de charité, adopta deux enfans malheureux, quoiqu’elle en eût déjà neuf à nourrir. Elle pourvut à tous leurs besoins, les confondant avec les siens propres. Cette bienfaisance héroïque fut remarquée lorsqu’elle n’y songeoit pas, & elle reçut publiquement le tribut d’éloges & de secours que méritoit une générosité si rare dans un rang qu’on dit abject.

Des parasols chinois, en toile cirée, de dix pieds de haut, mais grossièrement travaillés, servent d’abri à cette multitude de fripiers, étalant là des nippes, ou plutôt des haillons. Lorsque ces parasols sont baissés la nuit, ils forment, dans l’obscurité, comme des géans immobiles, rangés sur deux files, qu’on diroit garder le louvre. Quand on n’est pas averti, on recule dans les ténèbres au premier aspect ; & l’on ne sauroit deviner ce que c’est que ces fantômes.

Il est reconnu que les miasmes contagieux de différentes maladies, se propagent surtout par les étoffes de laine. On vend, au lieu de les brûler, les hardes de ceux qui meurent de phthisie, de pulmonie, de consomption. Les fripiers les achètent pour les revendre ; & l’habit infecté passe sur le corps sain d’un pauvre ouvrier, qui, loin de toute idée physique, gagne, par le contact de l’étoffe, une maladie dont il étoit exempt. Cette imprudente permutation d’habillemens entretient, parmi le peuple, une foule de maux cachés, & dont il est loin de découvrir l’origine.

Une charitable ordonnance de police viendroit à propos pour soumettre toutes ces hardes à une sorte de désinfection, en les faisant passer, ou par le feu, ou par l’eau, ou par des aromates ; mais la pauvreté se dispute ces lambeaux qui ont appartenu à d’autres pauvres ; & le trafic de ces misérables vêtemens offre une plus grande concurrence à raison du bas prix. On peut s’en convaincre, en voyant plusieurs acheteurs pour tel vêtement indispensable ; & le plus rebutant à l’œil ne reste pas abandonné.

Au milieu de cette foule, qui ne sait pas qu’elle achète des poisons cachés, on vend du café en plein air. Tandis que le limonadier, dans sa boutique de glace, vous vend la tasse de café cinq sous, de petits détailleurs tiennent, sous ces parasols chinois, une fontaine de fer-blanc, garnie d’un robinet, versent le café à la populace ; il est toujours au lait. Le porte-faix, le manouvrier, la femme de la halle, qui n’ont pas le temps de s’asseoir, le prennent debout. Les limonadiers, armés de leurs priviléges, vouloient châtier ces utiles détailleurs, ainsi que l’opéra châtie tous les chanteurs ; mais enfin la philosophie a tellement prévalu chez les hommes en place, qu’on a laissé le peuple déjeûner sous ses fardeaux, & boire, sans déplacement, son café à deux sous la tasse. C’est un beau & rare triomphe sur les priviléges exclusifs ; & je me plais à le consigner dans les annales de la liberté civile.

Nous avons des places publiques ; mais l’on ne s’y promène point. Il y a du gazon devant l’hôtel des invalides, devant la colonnade du louvre, au milieu du louvre ; mais défense de s’y asseoir & de s’y reposer. Ce verd gazon est là uniquement pour réjouir la vue de M. le gouverneur. De fortes barrières & des sentinelles gardent ces gazons. L’esprit public n’est pas connu en France.

On n’approche point de la statue de Henri IV ; elle est entourée de grilles offensives. Juvénal parle d’une statue de bronze à Rome, dont le peuple avoit usé les mains à force de la baiser : ici, le peuple passe, & ne peut que regarder la statue du monarque, dont il baiseroit avec respect le piédestal.