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Tableau de Paris/747

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CHAPITRE DCCXLVII.

Pâté d’imprimerie.


Les lettres mobiles, qui forment les mots d’un livre, sont d’une composition qui tient le milieu entre le fer & le plomb. Le blanc, ou espace, met une distance entre chaque mot ; mais il arrive quelquefois que ces lettres arrangées en pages, viennent à se déjoindre, parce que les bois qui les tenoient en respect, se desséchant ou se dérangeant, occasionnent leur chûte. Alors elles forment, dans leur désordre, ce que l’on appelle un pâté : tout est brouillé ; & dès-lors les apprentis enlèvent les espaces qui séparent les mots, & arrangent les lettres indistinctement. Ce pâté, ainsi recomposé, forme un assemblage de lettres qui offrent un véritable chaos.

Un apprenti, un jour de fête, seul dans l’imprimerie, s’avisa, pour s’amuser, d’imprimer un exemplaire du pâté ; & puis examinant l’ouvrage indéchiffrable il lui vint dans l’idée d’en faire une affiche au coin d’une rue.

C’étoit dans un temps où les placards tenoient toute la police en mouvement. La multitude s’arrête, veut lire ; & ne pouvant y rien comprendre, s’attroupe pour deviner ce que cela pouvoit être. On invoque le Cicéron du quartier, qui y perd son latin. Le commissaire arrive, & n’y comprenant rien lui-même, imagine la satyre la plus effrénée. Il couvre respectueusement du pan de sa robe l’affiche prétendue scandaleuse. On la détache avec le plus grand soin, pour la porter au lieutenant de police. L’inspecteur & les exempts forment un rempart, & empêchent les regards de la multitude de se porter sur l’imprimé. On le tourne du côté blanc comme pour voiler la scélératesse du noir. Que dit cette affiche ? on n’en sait rien ; & conséquemment cela signifie les choses les plus monstrueuses. Telle est la logique des exempts & des inspecteurs.

Ils arrivent en tremblant chez le magistrat, déposent l’imprimé. Tous les déchiffreurs, les algébristes sont mandés. On épuise les combinaisons : oh ! c’est la langue du diable ; mais cette langue dit beaucoup. Chacun hasarde ses conjectures. Il y a une infernale malice sous ces mots ; car enfin ce sont des lettres françaises. L’imagination enfante bien vite un libelle diffamatoire contre des personnes sacrées, & pis encore. À force de soins & de recherches on découvre le petit apprenti ; on l’arrête ; on le mène devant le lieutenant de police, qui l’interroge… Eh ! Monseigneur, répondit-il en riant, c’est un pâté d’imprimerie.