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Tableau de Paris/748

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CHAPITRE DCCXLVIII.

Tueries.


Il s’écoulera encore du temps avant qu’on soit venu à bout de placer les tueries hors de la ville, ainsi que cela se pratique à Strasbourg, & dans plusieurs villes du royaume, où les municipalités ont conservé leurs priviléges.

La manière d’assommer les bœufs expose à des accidens. L’animal furieux s’échappe, & renverse tout ce qui se trouve sur son passage. On en a vu un entrer dans la boutique d’un miroitier ; & là, se croyant au milieu de son troupeau, vouloir passer à travers chaque glace. Ce fut tout à la fois un spectacle alarmant & risible. Les glaces où se miroit le terrible animal, mises en pièces, & ses cornes redoutables mille fois répétées, effrayoient la foule, & faisoient croire, à quelque distance, que trente bœufs s’étoient réfugiés à la fois dans la boutique du pauvre miroitier.

Un autre entre à Saint-Eustache, au milieu du service divin, mêlant ses mugissemens au chant des vêpres, renversant chaises & fidèles ; & pour le faire sortir du temple qu’il profanoit & qu’il ensanglantoit, on fut obligé d’appeller des bouchers, qui amenèrent d’autres bœufs pour inviter l’animal dangereux à quitter ce saint asyle. Les prêtres, cantonnés dans le chœur, ne pouvoient offrir que des bénédictions aux dévots assistans, qui, blessés au pied des autels, métamorphosoient le bœuf, dans leur effroi, en émissaire de la colère divine.

Il seroit d’une sage police de prescrire aux bouchers la manière tout à la fois la plus sûre & la plus prompte de tuer les animaux. Il n’est ni bon ni sage d’égorger l’agneau sous les yeux de l’enfance, de faire couler le sang des animaux dans les rues. Ces ruisseaux ensanglantés affectent le moral de l’homme, ainsi que le physique : il s’en exhale une double corruption. Qui fait si tel homme n’est pas devenu assassin en traversant ces rues, & en revenant chez lui les semelles rouges de sang ? Il avoit entendu les gémissemens des animaux qu’on égorge vivans ; & peut-être dans la suite fut-il moins sensible aux cris étouffés de celui qu’il avoit frappé.

Je reprocherai toujours aux Suisses d’égorger le porc devant leurs portes, de plonger leur couteau dans la gorge de l’animal devant les enfans assemblés, de recueillir le sang qui s’écoule, de renouveller ce spectacle autant de fois qu’il y a de maisons dans la ville, d’en faire une espèce de fête. Comment dans de si petites villes, lorsque les Suisses n’ont que deux pas à faire pour être dans la campagne, consentent-ils à remplir leur voisinage de ces cris perçans, qui imitent quelquefois des voix humaines ? Comment, dans certains mois, n’entend-on du matin au soir que cette horrible musique, tandis qu’ils échangent entr’eux le sang de l’animal, dont ils forment, tout fumant encore, de mauvais boudins, détestablement assaisonnés ?

Ces supplices & ces douleurs frappent plus dans une petite ville que dans une grande. On dit où qu’à Neufchâtel en Suisse chaque habitant mange son porc tous les jours, tant ces tueries sont multipliées dans une certaine saison. Dans la ville de Strasbourg, au contraire, jamais vous n’entendez les gémissemens d’un animal ; jamais vous ne voyez couler une goutte de sang : l’habillement des bouchers n’offre pas une seule tache, & vous traversez les boucheries sans que l’odorat soit blessé.

J’ai remarqué, dans mes voyages, que quand le corps municipal n’avoit pas trop perdu de son autorité, la police embrassoit des détails utiles ; & j’ai vu le contraire lorsque le régime politique étoit différent !

Quatre-vingt-douze mille bœufs, vingt-quatre mille vaches, cinq cents mille moutons, voilà la consommation annuelle de la capitale. Calculez le nombre que cela fait au bout de cent ans. Joignez-y vingt-deux mille dépouilles mortelles, pour les cimetières, & voyez si cette terre est engraissée, & comme elle doit abonder un jour en terre calcaire, produit égal, hélas ! des ossemens humains & des ossemens d’animaux.

Les charcutiers, bouchers du second ordre, dont la hache & le couteau ne s’exercent que sur les malheureux compagnons d’Ulysse, avoient aussi jadis la louable habitude d’égorger leurs victime, & de les brûler devant leurs portes. Si le sang réservé pour les boudins n’inondoit pas les ruisseaux, en revanche ils étoient en possession d’enfumer tout le voisinage avec la paille destinée à leurs fréquens autodafés. Enfin, en la considération de quelques particuliers qui se sont plaints, & à l’instigation de quelques autres qui y trouvent leur intérêt, les cochons n’ont pas été assommés, égorgés, ni brûlés publiquement. L’histoire des variations, ou pour mieux dire, le dénombrement des lieux différens où il a été tour-à-tour ordonné, défendu ou permis de les assassiner, n’est pas de notre sujet, & encore moins la pauvreté qui y a donné lieu. Toujours est-il vrai que le public y a gagné de n’être plus enfumé si gratuitement. On devroit bien établir une amende sur les bouchers ou rôtisseurs qui égorgeroient des animaux en public, ou qui offriroient un spectacle de sang autour de leurs demeures. Cet impôt est dicté par la nature elle-même qui abhorre le sang, & qui, si elle est malheureusement forcée d’être barbare, devroit faire tous ses efforts pour pouvoir au moins se le cacher à elle-même.