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Tableau de Paris/756

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CHAPITRE DCCLVI.

Saint-Cloud.


Il y a peu d’expositions aussi belles que celle de Saint-Cloud. C’est de là que Henri III, considérant la capitale, s’écrioit avec cette férocité sourde qui suit toujours la foiblesse : Ô chef trop gros du royaume, bientôt tu ne seras plus, & les passans demanderont où tu as été ! Il méditoit réellement la ruine de la capitale.

Le château de Saint-Cloud appartient présentement à la reine, ainsi que la seigneurie du lieu, qui appartenoit ci-devant aux archevêques de Paris. La beauté des eaux, la cascade, l’irrégularité & la pente du terrein me rappellent les délicieux côteaux de la Suisse.

La reine s’y plaît singulièrement ; elle a donné le nom de la félicité à un pavillon joliment situé. C’est en voyant les nouveaux appartemens de ce château, que l’on peut dire que les arts s’épuisent ; il ne sera guère possible d’ajouter à cette élégante richesse ; des glaces qui fuient & qui reparoissent à volonté, forment un luxe de jouissance absolument inconnu à nos ancêtres. Le jeu des glaces est encore plus piquant & plus perfectionné à Trianon, jardin d’Éden, par le nombre & la variété des différens arbres & arbustes, tant indigènes qu’étrangers.

Sur une esplanade appellée la balustrade, on découvre Paris, dont l’immensité étonne, & de l’autre on voit un paysage que coupent les eaux de la Seine. Elle se replie cent fois, comme chagrine, dit Santeuil, de fuir la capitale ; elle revient sur ses pas, & semble gémir d’obéir à la loi qui l’entraîne.

Si Clodoalde, qui fut un des fils de Clodomir, roi d’Orléans, & petit-fils de Clovis & de sainte Clotilde, revenoit parmi nous, il ne reconnoîtroit pas sa solitude. Les grandeurs de son temps, ainsi que les jouissances, n’égaloient pas celles des pages & des palefreniers de notre siècle. Le cœur de Henri III est à Saint-Cloud.

Quel incroyable changement deux siècles n’apportent-ils pas sur la terre ? Henri III ignominieusement chassé de la capitale, & méditant d’y rentrer en exterminateur, fut assassiné à Saint-Cloud, par Jacques Clément, moine, à qui la duchesse de Montpensier, sœur des Guise, avoit prodigué ses faveurs. Jamais l’histoire n’a offert un pareil événement. Un roi assassiné, tenant dans ses mains ensanglantées ses entrailles sorties de sa blessure ; le moine assassin, percé de coups, dépouillé de ses habits, & jeté nu par la fenêtre ; Henri IV faisant le procès au cadavre, qui fut tiré à quatre chevaux ; Paris faisant un martyr du jacobin ; la Sorbonne délibérant si elle demanderoit sa canonisation ; le pape le comparant à Judith & à Eléazar ; la duchesse de Montpensier, dans l’ivresse de la joie, criant dans les rues de Paris : Mes amis, le tyran est mort ! Enfin les poètes consacrant leur génie à louer le courage de l’assassin : il paroît, par les excès où se porta la ville entière, que jamais prince ne fut plus détesté que Henri de Valois. Un roi guérit difficilement de la haine des peuples ; c’est lors des premiers symptômes qu’il doit appliquer le remède, en variant sa politique d’après le vent impétueux de l’opinion générale, qui bientôt fait tout fléchir.

Ces idées tristes saisissent ceux qui ont lu l’histoire, quand ils se promènent à Saint-Cloud. C’est en vérité un malheur que d’avoir lu l’histoire.

Comme la Seine baigne les murs de Saint-Cloud, les Parisiens s’embarquent en foule pour ce lieu, sur des galiotes, quelquefois tellement pleines, que la couleur du gros bateau gaudronné disparoît sous les individus pressés ; on ne voit que des têtes. D’autres se jettent dans de petits batelets, & les surchargent au point qu’ils s’enfonceroient au port même, sans des sentinelles qui les font sortir, lorsque le nombre des passagers va au-delà de seize. On diroit que les Parisiens veulent se noyer dans la Seine par amour pour elle, tant ils s’aveuglent sur le péril. C’est à qui entrera le premier dans le batelet ; alors c’est presque un combat entre la garde, qui leur donne des coups de bourrades pour les empêcher de se noyer & les badauds, qui ne veulent pas désemparer le batelet chargé, qui déjà s’enfonce. Cela forme spectacle ; le sergent & les sentinelles haranguent le peuple avec une colère vraiment patriotique. Le peuple est sourd & opiniâtre, parce qu’il veut aller à Saint-Cloud.

L’embarquement est si tumultueux & si confus, qu’il y en a toujours quelques-uns qui tombent à l’eau. On les repêche ; mais cela ne rallentit pas l’ardeur des poursuivans. Les plus prudens s’entassent sur des charrettes, qui sentent les choux & le fumier, qu’elles voiturent toute la semaine. De petites demoiselles endimanchées, montrant d’abord leurs jambes, escaladent la voiture à jour. Les voilà rangées comme une marchandise à vendre, pressées, Dieu sait ! Dès que le charretier jureur a donné le premier coup de fouet, toutes les têtes, féminines balotent ; les bonnets se dérangent, les fichus aussi ; c’est le moment des petites licences ; & les gros mots du charretier semblent préluder au ton du jour.

Si la charrette ainsi chargée rencontre un équipage, pour peu qu’il la heurte, toutes les petites demoiselles pirouettent ; elles crient d’effroi, tandis que les vieilles font la grimace ; mais quand l’essieu casse, comme toute la compagnie est assise sur des chaises mobiles, ces chaises augmentent le désordre en soulevant les petites jupes bourgeoises ; il n’y a point là de paneaux pour voiler les accidens de la chûte ; c’est une clameur perçante au milieu des risées des spectateurs. Le charretier ne songe qu’à son rossin tombé, tandis que le gauche cousin ne sait s’il débarrassera sa cousine ou sa tante. C’est à travers deux cents chocs des plus rudes & autant de contre-coups, que la vieille charrette rend enfin à Saint-Cloud la petite bourgeoisie cahotée, qui brave tous les accidens de la route, parce que cette voiture est la plus économique.

Lorsqu’une petite demoiselle a fait deux ou trois promenades de cette espèce, elle connoît à fond la langue des charretiers & celle des plaisans licencieux. On diroit qu’elle n’y entend rien ; mais elle n’a pas perdu une seule de ces expressions énergiques, qui font paroître, il est vrai, la voix de son amant plus honnête & plus douce, mais qui l’invitent en même temps à quelques gaudrioles non encore prononcées.

Cette petite bourgeoisie débarquée se jettera, pour dîner, dans des cabarets, où on lui donnera du vinaigre fouetté pour du vin, & de mauvaises viandes mal cuites, à un prix exorbitant. Mais, quoi ! c’est le jour de la fête. Si le vin est détestable, le grand jet d’eau doit aller. Tous ces cabaretiers semblent faire payer la vue des cascades, & taxent le peuple outre mesure. Fripons privilégiés, parce que la famille royale vient quelquefois embellir ces lieux par sa présence, ils maîtrisent les dîneurs affamés. Les tantes crient au scandale ; mais les petites demoiselles endimanchées ont tant de plaisir à voir les bosquets, le jeu des eaux & le feu d’artifice, qu’elles consentent à jeûner. Elles ne se plaignent point de l’abstinence du jour : elles ont mal dîné, & ne souperont pas ; mais elles se sont promenées ; & les cahots de la charrette revenant le soir, ont encore été, sont, & seront toujours des plaisirs.