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Tableau de Paris/757

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CHAPITRE DCCLVII.

Tueurs de chiens.


Pendant les grands froids, & vers le temps de la canicule, des gens armés d’un bâton dont le bout est massif, se promènent dans les rues ; & quand ils rencontrent ces chiens d’une contenance suspecte, la tête penchée, la queue traînante, l’air égaré, soudain ils les assomment.

Il est vrai que ces tueurs abusent de leur office, & que quelquefois, par passe-temps, ils échiennent à tort & à travers ; mais quiconque tient la massue en tout genre en fait autant. Il faut que la police fasse constamment la guerre aux chiens, à cette engeance funeste, qui recèle le germe de la maladie la plus effroyable, dont le nom seul fait frémir ; & qu’elle cherche sur-tout dans les mois chauds de l’année à en diminuer le nombre.

Ces animaux trop multipliés sont devenus des objets de luxe, de caprice : les personnes riches en ont de petits troupeaux ; il en résulte des dangers : les pauvres ont des chiens maigres, épuisés, qui reflètent la misère de leurs maîtres, & qui annoncent, avant qu’on les voie, leur négligente malpropreté.

Combien de gens livrent à des chiens le pain qu’ils refusent aux pauvres, ou qui leur donnent des consommés ! On les nourrit de sucre ; ce sont des joujous de canapé, de lit & de toilette. Ces animaux prennent entre les mains des riches une nature bizarre & une corruption particulière.

Le chien de berger est le héros de la race ; il est utile. Le dogue suit & défend son maître ; c’est encore un bon chien. Je le distingue, je lui fais grace ; mais je souhaite la mort à tous ces petits chiens dont s’environnent les femmes, & qui sont auprès d’elles des enseignes de dépravation. Comment baiser la bouche que lèche incessamment la langue de ces petits animaux colères & vicieux ? Quand je vois sortir du lit d’une jolie femme un épagneul, qui en fait sa loge, je n’ai plus envie d’y entrer. Comment les femmes qui se rapprochent tant des chiens, osent-elles offenser à ce point la délicatesse de leurs semblables ? Une femme de là campagne me paroît plus belle & plus touchante entre ses deux vaches, que ne l’est une de nos beautés, dont la principale occupation est d’amuser son chien, de le soigner, de le caresser, de le voiturer, & de lui servir de femme-de-chambre, enfin de domestique.

Plusieurs gros chiens tombent, comme certains hommes, dans une détresse absolue ; car les chiens ont aussi leur destinée. Ils perdent leurs maîtres, & ils n’ont plus d’ordinaire réglé. Alors ils se mettent à étudier les savoirs des cuisines, & à bien graver dans leur tête l’heure à laquelle les cuisinières (qu’ils regardent d’un air compâtissant) jettent leur lavure. Quand ils ont pris possession de tel évier, ils écartent les autres chiens, s’emparent de tout ce qu’on jette, & sur-tout guètent les os à moëlle. Les auteurs infortunés se font parasites ; le gros chien flatte la servante ; le poète le financier. Tout profite au gros chien, parce qu’il n’a de dégoût pour rien ; il fait ventre de tout. Le poète affrontant les indigestions, en est quitte pour une ou deux par mois ; mais adoptant la politique du gros chien, il tâche d’écarter son confrère de la table où il s’assied.