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Tableau de Paris/763

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CHAPITRE DCCLXIII.

Queues traînantes.


Rien de plus léger, de plus élégant, de plus jeune que la parure actuelle des femmes ; & cependant vous retrouvez à la cour les queues traînantes du siècle de Louis XIV. Ces queues me rappellent ces moutons indiens dont on est obligé de voiturer les énormes queues dans un chariot qui les suit exprès. Nos duchesses marchent sur le parquet avec ces longues robes, tandis que tout le reste de la parure est absolument changé. Pourquoi a-t-on retenu cette queue de deux aunes, balayant la poussière derrière elles, s’il y en avoit toutefois sur le parquet foulé journellement par la cour ?

Mais il y a le maître pour les révérences de présentation. Il faut apprendre à faire des révérences à reculons, & à rejeter adroitement la queue traînante avec le talon. C’est un exercice qu’on fait d’avance à plusieurs reprises, devant un grand miroir, & avec le plus grand sérieux. Ô mon cher Rabelais ! voici que le maître des révérences fait le roi. On lui prend la main & on s’incline devant lui ; mais on ne la baise pas. On baise celle du roi, quand il ne daigne pas embrasser la présentée ; ce qu’il fait le plus souvent, car les rois de France sont très-galans. Ils embrassent cérémonieusement la laideur ainsi que la beauté. Ô complaisance vraiment grande !

L’habit de cour exige que les femmes, dans les jours de présentation, aient les épaules découvertes. C’étoit jadis un beau spectacle ; il a changé depuis. L’ambition nourrissoit alors l’embonpoint des femmes, & sembloit augmenter leur fraîcheur. On diroit aujourd’hui que cette même ambition les dessèche & les amaigrit : les travaux de la cour semblent leur avoir enlevé ces attraits rebondis qui distinguoient leurs aïeules, ainsi que l’attestent leurs portraits ; mais il est décidé, depuis trente ans, qu’on laissera à la bourgeoisie les témoignages de la pleine santé, & qu’on n’en offrira qu’une épuisée, ou à demi éteinte.

Que ne voit-on pas à la cour entre les femmes présentées ! que de rivalités sous cet air de concorde ! que de débats plaisans ! que de combats singuliers ! En voici un du temps de la régence, lors de la querelle entre la noblesse & les ducs. Ces derniers avoient obtenu la permission de s’assembler au Palais-Royal, pour conférer de leurs affaires. La noblesse s’assembla d’abord dans le cloître des Cordeliers, & bientôt ils obtinrent une salle des moines. Cela fut représenté au régent, qui défendit de s’assembler. On continua ; & ce fut à cette occasion que M. de Beaufremont & autres furent mis à la bastille.

Aux bals pour l’infante, & à celui de Versailles, comme les gentilshommes de la chambre étoient ducs, toutes les duchesses avoient été placées au haut bout, sans discontinuité. Chez le régent elles furent alternées avec la noblesse.

À l’hôtel-de-ville elles s’étoient entendues pour arriver les premières & ensemble ; & ainsi elles furent placées au haut bout sans discontinuité. Madame de Beaufremont, & madame de Sabran qui étoit de la maison de Foix, firent le rôle de grenadiers de la noblesse. Elles arrivèrent ensemble, & avancèrent jusqu’aux trois quarts de la rangée des duchesses. Celles-ci se levèrent, & quand les autres se trouvèrent vis-à-vis les duchesses de Saint-Simon & d’Olonne, elles prirent occasion de les faire tenir debout, en leur faisant compliment sur leurs robes ; puis tout d’un coup elles se glissèrent entr’elles & leurs chaises, où elles s’assirent, en leur disant qu’elles pouvoient aller au bout. Quant à elles, elles restèrent dans les places dont elles s’étoient emparées ; de quoi madame d’Olonne pleuroit grandement devant tout ce monde, & toutes les duchesses s’en allèrent.