Tableau du royaume de Caboul et de ses dépendances dans la Perse, la Tartarie et l’Inde/Tome 3/Tribus occidentales

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TRIBUS OCCIDENTALES.

DOURAUNÉES.

Ce qui distingue particulièrement les Afghans occidentaux des Afghans orientaux, c’est le grand nombre des tribus pastorales.

Les tentes, qui sont universellement en usage chez les tribus de l’ouest, sont d’une étoffe de laine noire, ou plutôt d’un grossier camelot.

Il ne faut pas croire, d’après cela, que tous les Afghans de l’ouest soient bergers. Quoique les contrées réservées au pâturage soient plus étendues que les districts cultivés, le nombre des habitans des villes ou des villages excède de beaucoup la quantité des hommes qui appartiennent aux hordes nomades.

La longueur du pays des Douraunées peut être de cent quarante lieues ; la largeur est de quarante lieues environ.

Cette tribu est la principale parmi les Afghans. Son gouvernement a dicté naguère des lois, de la mer Caspienne aux bords du Gange ; il n’a pas été sans influence en Perse, en Tartarie, et même chez les Marattes.

Le peuple avoit autrefois le nom d’Abdoullies. Ahmed-Shah, par suite d’une vision où il aperçut en songe un saint fameux, changea cette dénomination en celle de Douraunées, et prit lui-même le nom de Shah-Dourée-Douraun. Il paroît que leurs ancêtres sont descendus des montagnes de Ghore dans les plaines du Khorassan.

Les Populzyes sont la branche la plus éminente des Douraunées ; c’est d’eux que les rois de Caboul tirent leur origine.

La population totale de cette contrée peut s’éléver à un million d’àmes.

Le gouvernement des Douraunées diffère considérablement de celui des tribus républicaines dont il a été parlé jusqu’ici ; cependant il n’y a pas de doute que, dans le principe, il a été formé sur le même modèle.

La différence vient principalement du plus grand rapprochement où les Douraunées se trouvent du roi, et de la manière dont les seigneurs tiennent leurs propriétés, à titre de fiefs militaires.

Le roi est le chef héréditaire de la tribu, et cette circonstance justifie la vénération des Douraunées pour la famille des Suddozyes, qui est la maison régnante. Il est aussi le chef de leurs guerriers.

Tout ce pays fut autrefois conquis par Nadir-Schah, qui ne le rendit qu’à la condition expresse que les habitans lui fourniroient un cavalier par chaque charrue employée à la culture. Ce tribut envers le monarque persan a continué d’être exigé par la dynastie afghane, qui a succédé à ses droits et à ses prétentions.

Les officiers de cette milice à cheval sont les magistrats civils des pays affectés à leurs cantonnemens[1].

Ce régime, entièrement militaire, donne beaucoup plus de pouvoir aux sirdars qu’aux chefs des autres tribus. Leur crédit est encore augmenté par les postes brillans et lucratifs qu’ils occupent à la cour. On pourroit croire, d’après cela, que les sirdars sont les plus fermes appuis d’un monarque à qui ils doivent tout. Cependant l’autorité même dont ils jouissent sur leurs hordes les excitent à affecter de l’indépendance. Ils se bornent à soutenir les droits de la dynastie des Suddozyes ; mais ils sont toujours prêts à faire passer sans scrupule la couronne d’un membre de cette famille à un autre. Voilà pourquoi le prince, dépendant du caprice des seigneurs, est obligé de leur accorder plus de pouvoir qu’il ne le voudroit.

Un tel ordre de choses, tout vicieux qu’il est, contribue singulièrement au bonheur des peuples. Il importe à la fois au roi et aux grands de se rendre populaires. Il existe peu de sociétés où l’on ait autant d’égards aux vœux et à l’opinion des administrés. Entr’autres privilèges, les Douraunées ne paient aucune taxe sur le revenu, et l’on sait que cet impôt est, en Asie, la source des oppressions les plus criantes. Les troupes n’ont point la permission de marauder sur leurs terres. Ils ne s’aperçoivent qu’ils sont sujets que par la nécessité de contribuer au recrutement des armées.

Chacune des grandes hordes des Douraunées est gouvernée par un sirdar que le roi choisit dans la famille la plus importante. Les subdivisions sont commandées par des khans à la nomination des sirdars. Les sections plus petites se nomment elles-mêmes des chefs, sauf l’approbation du sirdar ; ou bien le sirdar les élit, mais en ayant égard au vœu du peuple. Ces derniers chefs se nomment mulliks et mushirs.

Chez les Douraunées, le gouvernement a assez de force pour mettre un frein aux vengeances particulières. Ils ne condamnent jamais à mort un homme qui a commis un meurtre pour se venger de l’assassinat d’un des siens ; cependant ils exilent le second meurtrier, afin que le repos public ne soit pas compromis.

Quand on dénonce un meurtre au sirdar, il cherche d’abord à concilier les parties et à faire accepter à l’offensé le prix du sang. Celui-ci se montre-t-il inexorable, le sirdar renvoie l’affaire au roi, qui charge le cauzy d’instruire le procès. En cas de condamnation, le coupable est remis à la famille du mort, qui a droit de l’exécuter.

Les procès civils sont décidés par les anciens du village, ou par les amis des parties, sous l’arbitrage des mollahs, ou bien ils sont soumis au jugement du cauzy.

Les villages douraunées ont ordinairement quatre rues aboutissant à une place publique au centre. Cette place présente ordinairement un étang, et toujours des plantations d’arbres. Les jeunes gens y sont rassemblés le soir par l’attrait du plaisir, tandis que des vieillards les regardent et s’entretiennent d’affaires ou des exploits de leur jeunesse.

Les habitations sont de briques crues ou cuites, cimentées avec de la boue, dans laquelle on a mêlé de la paille hachée. Les toits sont quelquefois de simples terrasses posées sur des chevrons horizontaux ; mais plus communément elles consistent en trois ou ou quatre voûtes de briques réunies ensemble. Au milieu est une cheminée avec une mitre pour empêcher le passage de la pluie. Ce genre de toiture n’exigeant point de charpente, est précieux dans un pays où le bois est si rare.

À la maison d’habitation sont unies deux ou trois chaumières plus petites, pour le logement du bétail et la conservation des grains et des fourrages.

Les hameaux sont pour l’ordinaire entourés de vergers, où l’on trouve tous les fruits d’Europe. On y voit peu de boutiques, et aucune n’est tenue par des Afghans. Le mollah qui dessert la mosquée reçoit des habitants une rétribution en grains, outre ce qu’il gagne à montrer à lire aux enfans.

Il y a aussi des laboureurs qui vivent dans les tentes, et transportent ces habitations d’un point de leur propriété à un autre. Quant aux bergers, il est tout naturel qu’ils n’aient point d’habitation fixe.

Il y a auprès de la plupart des villages un château habité par le khan. Ce château a des murailles extrêmement foibles, et qui servent moins à la défense qu’à une clôture plus exacte. Elles sont cependant flanquées de tours rondes à leurs angles, et quelquefois armées de pierriers. On y place aussi une petite garnison outre les parens et les valets du khan.

À l’une des portes de ces châteauxforts se trouve toujours le mehmaunkhauneh, ou salle des hôtes. Les voyageurs y sont reçus, et les habitans du village s’y rendent fréquemment pour causer avec les étrangers et apprendre des nouvelles.

Les camps des bergers contiennent de dix à cinquante de tentes, et rarement une centaine. On les dresse sur sur une ou deux lignes, suivant la disposition du sol ; la tente du mullik est au milieu.

À l’ouest de chaque camp est une enceinte marquée avec des pierres, pour servir de mosquée ; plus loin se trouve une tente pour l’admission des étrangers.

En hiver ils rapprochent leur camp du château-fort, occupé par le chef de la horde. Dans cette saison, ils mènent paître leurs troupeaux au loin, et suppléent à l’insuffisance de la verdure avec du foin, de la paille et des feuilles de vigne desséchées.

Au printemps, lorsque l’herbe renaît de tous côtés, les pasteurs se dispersent dans la plaine. Quand ils sont hors de leur territoire, ils donnent au propriétaire des pâturages une partie ces chevreaux, ou des agneaux, que mettent bas les brebis et les chèvres.

Prés du désert, les bergers ont des chameaux pour porter leurs bagages et leurs tentes. Ils vendent les mâles, et conservent les femelles pour propager l’espèce. Les pauvres emploient des bœufs et des ânes comme bêtes de somme. Il n’est guère de berger qui ne possède un cheval, et un grand nombre d’entre eux ont des chiens de chasse.

Rien de plus tranquille que la vie de ces bergers, car un ou deux au plus suffisent pour garder les moutons d’uncamp entier ; et souvent ils confient ce soin à des hommes à gages. Ils font aussi cultiver par des journaliers le peu de terres qu’ils possèdent. C’est au printemps qu’ils ont le plus d’occupation. Alors on fait paitre les bestiaux pendant la nuit, et il faut un plus grand nombre de personnes pour les surveiller.

La planche qui sert de frontispice au tome Ier présente le costume exact des bergers douraunées. Il ressemble, à peu de chose près, à l’habit des Perses, et consiste en une chemise et en une tunique de coton. Ils ont pour coiffure un petit bonnet de soie d’environ six pouces de hauteur. Leur longue barbe donne un air majestueux aux hommes de la plus basse classe. Le frontispice du tome III représente un berger de la même nation sous les armes.

Les pauvres ne changent de vêtemens que tous les vendredis, ou même de deux vendredis l’un ; mais ils doivent se baigner une fois par semaine au moins, outre les ablutions journalières et réitérées que la religion leur prescrit, pour la figure, la barbe, les mains et les bras.

L’hospitalité, si commune, chez les Afghans, est encore plus en honneur chez les Douraunées. Un voyageur qui traverse un village se rend d’abord à la mosquée ou à la salle commune, appelée houjra. Il est sûr que la première personne qu’il rencontrera lui offrira à dîner. Dans les temps de disette, on se cotise pour alimenter les étrangers. On leur sert du pain, du lait caillé et du beurre clarifié, même de la soupe et de la viande, si l’on a tué un mouton dans le village. S’il existe une fête dans quelque maison, le voyageur y est aussitôt invité.

  1. Ce système ressemble beaucoup à celui qui est en usage sur les frontières de la Hongrie, et que Townson a décrit dans son voyage.