Tandis que la terre tourne/L’agneau

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Tandis que la terre tourneMercure de France (p. 151-154).


L’AGNEAU


Dors dans le nid douillet de ma chair maternelle
Dors sans émoi, sans rêve et sans larmes encor ;
Demain tu connaîtras ce que pèse ton aile
Et ton cœur tremblera de pressentir la mort.

Sous le baiser mordant et glacé de la vie
Demain tu raidiras tes membres potelés,
Tu goûteras le vent, ta candeur éblouie
Rira de voir le jour traverser les volets,


Une mouche qui vole, un merle qui sifflotte
Étonneront longtemps tes jeux contemplatifs
Et moi je chercherai dans mon âme plus haute
Ce qui rend ton jeune âge et tes regards pensifs.





Un soir, le vent soufflait sur la montagne triste,
Le soleil s’éloignait hâtant sa barque d’or
Et du ciel descendait une ombre d’améthyste
Où des clartés de feu se diluaient encor.

Un troupeau clochetait autour d’une herbe avare ;
Le berger promenait sa bure et son ennui,
Oubliant un instant la bête qui s’égare
Et se courbant deux fois sous l’âge et sous la nuit.


À l’écart du troupeau, près d’un buisson d’épine,
Une brebis sanglante et morne avait mis bas.
Debout et grelottant de frissons sur l’échine
Le petit mal léché titubait sur ses pas

Sur le fond lumineux son mufle et son oreille
Brillaient d’un rose ardent avivé par le froid
Et le cordon, lambeau naïf de chair groseille,
Tenait encore au ventre et pendait flasque et droit.

Or, ce nouvel agneau humait le vent rapide,
Il ne s’étonnait pas de l’ombre autour de lui,
Bravement il fouillait du naseau l’herbe aride,
Paraissant fait à l’heure, à la détresse, au bruit.

La lune l’ignorait, assise sur un chêne,
Ronde, grasse, joufflue, enveloppant le soir,
Lui si frêle, vêtu d’un court duvet de laine
Et plein de confiance entre les ajoncs noirs.


Parfois d’un front tenace il fouillait la mamelle,
Mais la mère, souffrante et brusque, l’écartait ;
Il sautillait alors gauchement devant elle
Pour dérouiller ses pieds de bois blanc mal sculpté.

Déjà se blottissant contre la solitude
Que traîneraient ses jours au milieu du troupeau,
Il acceptait le vent comme une langue rude
Qui ferait vaciller, l’hiver, son corps d’agneau.

Il était là, tragique et petit sous l’espace,
Un bélier qui venait s’enfuit en l’effleurant ;
Et ce mauvais baiser sans tendresse ni grâce
Lui mit au cœur l’effroi d’un monde indifférent.

Puis le berger siffla, la halte étant finie,
Un chien hargneux tenait les moutons en éveil.
Il fallut bien se joindre au courant de la vie…
Ô mon petit enfant à cet agneau pareil !