Tao Te King (Stanislas Julien)/Chapitre 72

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Traduction par Stanislas Julien.
Imprimerie nationale (p. 266-269).


CHAPITRE LXXII.



民不畏威,則大威至。無狎其所居,無厭其所生。夫唯不厭,是以不厭。是以聖人自知不自見;自愛不自貴。故去彼取此。


Lorsque le peuple ne craint pas les choses redoutables (1) ce qu’il y a de plus redoutable (la mort) vient fondre sur lui.

Gardez-vous de vous trouver à l’étroit dans votre demeure (2), gardez-vous de vous dégoûter de votre sort (3).

Je ne me dégoûte (4) point du mien , c’est pourquoi il ne m’inspire point de dégoût.

De là vient que le Saint (5) se connaît lui-même et (6) ne se met point en lumière ; il se ménage (7) et ne se prise point (8).

C’est pourquoi il laisse ceci et adopte cela (9).


NOTES.


(1) Anciennement, dit Tsiao-kong (G), le mot weï (vulgo « majesté ») et le mot weï « craindre » s’employaient l’un pour l’autre (cf. Dictionn. de Khang-hi) : littéralement : « Lorsque les hommes ne craignent pas ce qu’ils doivent craindre, alors arrive ce qui est grandement à craindre », 人不畏其所當畏。則大可畏者至矣.

E : Les mots « choses à craindre » désignent « les maladies, les fléaux, les calamités. » Les mots « chose grandement à craindre » désignent la mort.

Dans le cours de la vie, le peuple ne sait pas craindre ce qui est à craindre ; il s’abandonne à ses penchants et se laisse aller au gré des passions, s’imaginant que c’est une chose sans conséquence (littéralement : « que cela ne nuit pas »). Bientôt ses vices s’accumulent tellement qu’il ne peut plus les cacher, ses crimes s’aggravent tellement qu’il ne peut plus s’en affranchir, et alors arrive la chose grandement à craindre, c’est-à-dire la mort.


(2) E : Votre demeure est tantôt basse, tantôt élevée ; on peut se plaire aussi bien dans l’une que dans l’autre. Gardez-vous de trouver votre maison trop étroite et trop petite, comme si elle ne pouvait vous contenir.


(3) E : Vos moyens d’existence seront tantôt abondants, tantôt exigus. Dans l’un et l’autre cas, ils peuvent suffire à vos besoins. Gardez-vous de vous en dégoûter comme s’ils étaient indignes de vous.

Ibid. Lao-tseu s’exprime ainsi pour réveiller le peuple, l’engager à se plaire dans la pauvreté, à supporter son destin et à se trouver heureux sur la terre. À plus forte raison les rois, les princes, les ministres, les magistrats qui ont de grands revenus et qui habitent des maisons magnifiques, doivent-ils (se contenter de leur sort et) se préserver de ces désirs insatiables qui s’augmentent comme les eaux d’un torrent.


(4) Sou-tseu-yeou : 既不厭生。而後知生之無可厭也 Littéralement : « Dès que je ne me dégoûte point de la vie, je reconnais que la vie n’a rien qui puisse inspirer du dégoût. »

E : Les hommes vulgaires sont mécontents de leur sort et veulent s’enrichir sans interruption. Alors ils cherchent le profit et reçoivent du dommage ; ils cherchent la paix et trouvent le danger. Précédemment leur situation n’était pas fâcheuse, mais aujourd’hui elle est devenue détestable. Celui qui ne se dégoûte point de son sort, qui sait se suffire et ne désire rien, reste, jusqu’à la fin de sa vie, à l’abri du danger et du malheur. C’est pourquoi son sort n’a rien qui puisse lui inspirer du dégoût.

Liu-kie-fou : Si je ne trouve pas ma demeure trop étroite, c’est que je me suis dégagé de mon corps ; si je ne me dégoûte pas de mon sort (littéralement : « de ma vie »), c’est que je me suis dégagé de la vie matérielle pour ne plus vivre que de la vie intérieure. C’est pourquoi le peuple imite mon exemple et ne se dégoûte point de son sort : 是以民亦不厭也. On voit que ce commentateur rapporte au peuple les mots pou-ye 不厭 et les rend par « ne pas se dégoûter de », tandis que Sou-tseu-yeou les explique par « n’a voir rien qui inspire du dégoût. »

Si l’on adoptait l’interprétation de Liu-kie-fou, il faudrait traduire : « Je ne me dégoûte pas de mon sort, c’est pourquoi (le peuple) ne se dégoûte pas (du sien). »


(5) E : Dès l’origine, la nature de notre condition est fixée (par le ciel). Les hommes vulgaires ne comprennent pas leur destinée, c’est pourquoi ils se dégoûtent de leur sort. Il n’y a que le Saint qui connaisse lui-même sa condition et qui accepte avec docilité la destinée que lui envoie le ciel ; il ne se vante point, il n’a nul désir des choses extérieures et se trouve dans l’abondance. Les hommes vulgaires ne se plaisent pas dans leur maison et la trouvent étroite. Mais le Saint « aime sa demeure » 自愛其居 et se plaît en tous lieux. Il ne s’agrandit pas à ses propres yeux ; il ne songe point à quitter sa retraite pour remplir des charges.


(6) Liu-kie-fou : Il ne met pas en lumière ce qu’il sait pour le montrer aux autres hommes.


(7) E a rapporté les mots tseu-ngaï 自愛 (littéralement « se amat ») à l’attachement que le sage a pour son humble demeure ; d’autres interprètes, par exemple A et Tong-sse-tsing, que j’ai suivis, pensent que les mots tseu-ngaï 自愛 signifient tseu-ngaï-se-khi-chin 自愛嗇其身, littéralement « il est avare de son corps » c’est-à-dire « il ménage ses esprits vitaux, et, pour ne point les user, il renonce aux passions. »


(8) Youen-tse : S’il s’estimait lui-même, il mépriserait les créatures.


(9) A : Il renonce à faire briller la beauté de sa vertu et à s’élever pour obtenir, dans le monde, des honneurs ou de la gloire.

E : Il fuit l’exemple des hommes qui se trouvent à l’étroit et se dégoûtent de leur sort, et il adopte l’art de se borner et de se suffire à soi-même.