Terre d’ébène/Chapitre XVI

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Albin Michel (p. 137-146).

XVI

SA MAJESTÉ

Un vendredi matin. L’allée sans fin, sans ombre et sans merci d’Ouagadougou est vide. Elle est vide comme elle l’est un lundi, un mardi, du mercredi au dimanche, non seulement le matin, mais l’après-midi, le soir, la nuit. Fascinée par le soleil, elle dort.

Il sera bientôt dix heures. Là-bas, au fond, à quinze cents mètres, une poussière monte de la route, marche au pas, se rapproche. Un groupe compact s’en dégage. On voit des hommes à cheval, d’autres à pied. La vision se précise. Les gens à pied gesticulent comme des épouvantails mécaniques. Ils ne peuvent chasser que les mauvais esprits, puisque en dehors d’eux il n’y a personne. Ils crient. Une musique s’échappe d’instruments en fer-blanc. Les peaux de bœuf des tambours résonnent sous des mains nerveuses. Un parapluie domine la cavalcade.

Vendredi ? C’est bien cela, le Morho Naba se rend chez le gouverneur pour lui présenter ses salutations hebdomadaires.

Ses soronés (mignons) courent devant lui. Le Bindi Naba, ministre des musiciens, active l’ardeur des exécutants. Le Ouidi Naba, grand maître de la cavalerie, dirige la monture royale. Ce naba ne manque pas de travail : un grand nègre vêtu comme une autruche fait tant de simagrées que le cheval s’effraie ; c’est le Pouy Naba, chef des féticheurs. En voilà un que je devrais embaucher pour chasser mes chauves-souris ! Chevauchant deux foulées derrière le souverain, vient le Tapsebo Naba, chef de guerre. Il est en selle sur une peau de panthère. Quatre galopins l’entourent de quatre lances. Mais pourquoi un chien le suit-il aussi docilement ? La pauvre bête est attachée à la queue de son cheval ! Elle doit représenter la curée. Précédant le grouillant cortège, le Ouagadougou Naba, préfet de police, œil de faucon.

Sa Majesté est sous le parapluie, un parapluie de coton dont deux baleines transpercent le dôme. Elle s’appelle Naba Kôm, chef de l’eau, et Elle craint la pluie ! À vue d’œil, Elle pèse plus que son cheval. On dirait Sancho Pança noirci par le soleil et cherchant son patron parti pour délivrer le nègre. Fier est son regard.

Voilà le Nemdo Naba, chef de la viande ; le Larallé Naba, chargé de choisir les victimes destinées aux sépultures royales. Je me cache derrière un manguier. Le Ouedranga Naba, écuyer personnel.

La cour est passée. La poussière retombe. Qui vient, piquant un brillant cent mètres ? Encore un qui n’était pas prêt au moment du départ ! Comme il court ! Rien ne le gêne, pardi ! en dehors de son boubou. C’est le Kamoro Naba, le grand eunuque. Le feu est-il au harem ?


Naba Kôm n’est pas un roitelet. C’est le dernier empereur d’Afrique. Sur trois millions d’habitants au pays Mossi, quinze cent mille le suivaient. L’étiquette de sa cour est rigoureuse. Le matin, à sept heures, un coup de fusil ; le Morho Naba se réveille. S’il ouvre l’œil plus tôt, tant pis pour lui, il restera couché. Soronés, femmes et nabas accourent. Tam-tam. En musique, il revêt une robe rouge et, prestement, quitte le palais. Le Ouedranga Naba, son écuyer, tient un cheval par la bride, tout sellé. Sa Majesté se précipite sur la bête en criant : « Je veux aller à Lâ ! Je veux aller à Lâ ! » Sa première femme, la Pugtiema, lui tend une corbeille, son ravitaillement jusqu’à Lâ. Mais le Kansoro Naba s’approche (je ne saurais vous dire ce que fait ce naba, je l’ai oublié, vous me pardonnerez ; mais je crois qu’il n’a pas d’autre emploi), s’approche et dit :

— Sire, ordonne qu’on desselle ton cheval ; tu t’en iras demain.

Aller à Lâ veut dire partir en guerre contre le Morho Naba d’Ouhahigouya, son éternel ennemi. Naba Kôm lâche la bride, fronce les sourcils. La cour s’aplatit. Il frappe deux fois du pied, fait sauter d’un poing puissant la corbeille de la Pugtiema, et, violemment courroucé, maudissant les lâches qui l’empêchent d’accomplir son devoir, il rentre précipitamment dans son palais.

Ses soronés le suivent. Ce sont de jeunes garçons, de huit à quinze ans, choisis parmi les plus jolis. Ils ont, entre autres tâches, celle de lui verser à boire, de déplacer son coussin, sa natte, de porter son parapluie (ils pourraient bien le recouvrir), son sabre, de tenir les étriers, de précéder les visiteurs, et, les plus jeunes, de coucher au palais. Coiffés comme les femmes, ils portent comme elles aux poignets et aux chevilles les mêmes gros bracelets de cuivre. Défense leur est faite de fréquenter les femmes. Chaque année, le Pouy Naba, le chef sorcier, leur impose, ainsi qu’aux femmes, l’épreuve de la calebasse. Suivant la manière dont le visage se reflète dans l’eau, femmes et soronés sont déclarés innocents ou coupables. Les volages sont mis à mort. Nous interdisons cette épreuve, mais sommes-nous toujours là ?

Soronés et musiciens ne quittent pas Sa Majesté. Ils sont, jour et nuit, attentifs à ses gestes. Personne ne parle. On ne doit élever la voix en présence du roi. Profondément inclinés, tous reçoivent ses ordres. Si le roi boit, les soronés se frottent bruyamment les mains, et la musique joue. S’il tousse, s’il se mouche, s’il éternue, s’il crache, si son estomac, remontant jusqu’à sa gorge, exprime le contentement d’un trop bon dîner, les soronés font claquer leurs doigts et les violons l’accompagnent !

Ainsi jusqu’au soir… Au coucher du soleil apparaît le Baloum Naba, grand intendant, porteur d’une calebasse. Incliné devant la porte du palais, il vient offrir une libation d’eau au gri-gri royal. Puis il allume le feu de la nuit.


Trois heures moins le quart. Xavier, l’interprète, n’est pas là. Pourvu qu’il n’ait pas rencontré le revenant de son père ? Le Morho Naba m’attend. Il a fait acheter du dolo au marché, en mon honneur. Xavier n’est pas là. Trois heures. Je pars seul.

Mettre les colonies en valeur ? Je le veux bien ; mais, en certains endroits, il faudrait commencer par le commencement. Ici, par exemple, on ne fera rien, tant qu’on n’aura pas dit au soleil : « Écoute, cela ne peut durer ; tu brûles la terre, tu pompes la matière cérébrale des hommes, tu empêches les chiens d’aboyer… Approche un peu, on va te mettre en valeur ! » Un projet de loi sur la mise en valeur du soleil en Afrique s’impose. C’est mon opinion en me rendant à pied chez le Morho Naba !

Je vais être en retard. Je lui raconterais bien un mensonge pour m’excuser ; mais voyez-vous qu’il me fasse subir l’épreuve de la calebasse ? Xavier, tu n’es pas sérieux ! Tu as pourtant été élevé chez les missionnaires ; tu es catholique. Il est vrai que tu vas aussi chez le féticheur. Comment veux-tu être à l’heure ?

Le palais est en vue : une grande bâtisse en boue que nous avons fait construire pour le souverain. J’y vois grouiller un monde fou. Ces gens-là ne vont rien comprendre à mon discours.

J’arrive. Je franchis courageusement la porte. Deux commensaux se jettent ventre à terre et me font poussi-poussi. J’hésite à leur rendre la politesse. Il faut une longue habitude pour frapper convenablement ses avant-bras contre le sol, les pouces en l’air ! Je lève toujours mes pouces ; peut-être comprendront-ils l’intention ? Je marche jusqu’au grand perron. Mais voici l’autre, le chef sorcier, celui qui me fait peur avec ses plumes ! Je ne veux pas le saluer, j’abaisse mes pouces. Cela ne le fâche pas ; il joue au coq devant moi. Je foule la première marche. Mon pied a-t-il touché une sonnette ? Aussitôt la cour sort en masse, roi en tête, et s’aligne sur la cinquième marche. Me voilà joli ! Heureusement les musiciens entament le tam-tam. Je vais droit au roi. Je fourre ma main dans la sienne. Je lui dis : « Ton père va bien ? Ta mère va bien ? Ton cheval va bien ? » Peut-être me répond-il : « Et ta sœur ? Elle va bien ? »

Il faut entrer dans la salle du trône.

Naba Kôm est revêtu d’une lévite de velours lie de vin lamée, pailletée et fleurie. Il a, pour le moins, huit kilos sur ses épaules. Il doit me bénir ! Ses cuisses sont sûrement énormes ; il marche comme un éléphant. Son trône est surélevé. Il le gagne, s’assied. Les soronés l’entourent ; les musiciens prennent place. Le Baloum Naba me fait mettre sur une chaise en contre-bas. Nous sommes maintenant face à face. On se regarde. Nous avons l’air intelligent !

Sans plus m’occuper de Sa Majesté, je passe l’inspection de la salle du trône. Elle est décorée de quatre vieilles photographies de journal. On y voit le général Dodds entrant à Abomey, la dégradation de Dreyfus, le pillage du Palais d’Été à Pékin, le meurtre de Sadi Carnot. De l’autre côté, une chauve-souris mise en croix contre le mur. En voilà un qui sait parler aux chauves-souris !

Soudain, le roi lâche un bruit. La musique joue, les soronés font claquer leurs doigts. Je lance au souverain un œil sévère. Il n’en a cure. Il tapote sa robe de velours tout en pensant : « Va-t-il bientôt s’en aller, cet abruti-là ? »

Il convient que je lui dise quelque chose :

— Le dolo est-il bon cette année, sire ?

Il remue dans son fauteuil d’osier, ce qui provoque un nouveau bruit. Aussitôt un coup de balafon !

Suant, les flancs coupés, à bout de souffle, voilà Xavier.

— Regarde dans quelle situation tu me mets, lui dis-je.

Il était déjà le front dans la poussière, battant des avant-bras comme un poulet des ailes.

— Tu as encore rencontré le revenant de papa ? Ah ! tu fais un joli coco ! Tu traînais dans le marché, n’est-ce pas ? Quand te mettras-tu dans la tête qu’il faut regarder l’heure à ta montre ? Tu ne consultes jamais les aiguilles, mais le boîtier, sous prétexte qu’il est plus brillant. Deviens raisonnable, voyons ! tu as déjà un casque, des lunettes…

Le roi tapotait de plus en plus sa robe.

— C’est vrai ! dis-je. Nous sommes là à traiter nos petites affaires… Dis au roi que je le remercie et qu’il est un chic type.

Le chef de l’eau parut content. Il grogna aimablement. Un coup de balafon !

— Qu’il fait chaud ! m’écriai-je.

— Quittez votre veste, me dit Xavier.

— Es-tu fou ? Chez le roi ?

Cela se faisait, paraît-il. J’enlevai ma veste.

Depuis un moment, le Binda Naba, assis devant un tambour, promenait son pouce sur la peau de bœuf, et cela rappelait le bruit du passage d’un autobus.

— Pourquoi fait-il cela, Xavier ?

— Il imite le rugissement du lion.

— Est-ce pour me faire partir ?

— C’est pour te faire honneur.

— Demande au roi s’il voudrait venir à l’exposition coloniale à Paris ?

— Il dit qu’il n’a pas le droit de quitter ses États, mais que l’année dernière il est allé à Dakar et qu’il a plu tout de même et que, par conséquent, il irait bien à Paris.

— Dis-lui qu’il est un grand psychologue.

Xavier traduisit. Le Morho Naba parut moins souriant.

— Que lui as-tu dit ? Il n’a pas l’air content.

— Je ne pouvais traduire psychologue ; je lui ai dit : « Tu es un gros roublard ! »

Sa Majesté fit un signe. Les courtisans, vautrés à ses pieds, se levèrent. Je crus qu’Elle était fâchée. Elle commandait seulement le dolo. Deux soronés, ses mignons favoris, apparurent verres en mains. Le roi prit le sien, je pris le mien. Le verre venait à peine de toucher les lèvres royales qu’une musique triomphale emplit l’air. Il abaissa le verre. La musique se tut. Alors je voulus aussi avoir mon triomphe. Je bus. Silence. Je rebus. Pas de tambour, pas de claquements de doigts, pas de balafon ! Je bus tout, jusqu’à la mouche qui était au fond ! Cela ne les toucha pas. Pas le moindre petit souffle de fifrelin. Ces gens ne savent pas honorer le courage !

— Eh bien ! dis-lui que je m’en vais !

Cette fois Xavier s’exprima en français. Ce qu’il allait dire, tous les nègres, du haut en bas, pouvaient le comprendre :

— Sire ! le blanc f… son camp !

Je vis alors la face royale qui souriait.