Terre d’épouvante/I

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Libraire générale et internationale Gustave Ficker (p. 13-30).


chapitre premier

INTRODUCTION HISTORIQUE


L’idée de se constituer un empire colonial en propriété personnelle, fut de tout temps la véritable directrice des actes du souverain actuel du Congo. Elle lui fut très probablement suggérée par la situation politique de la Belgique à l’époque de sa jeunesse.

Pendant très longtemps, les grandes villes d’industrie belges restèrent orangistes. Elles se souvenaient du temps où les riches colonies des Indes néerlandaises offraient un vaste débouché aux produits de leurs manufactures ; elles ne se gênaient pas pour déplorer la révolution de 1830 et ses conséquences, réellement fâcheuses pour des fabricants dont la production grandissante pouvait regretter un marché de premier ordre, privilégié jadis, où maintenant elle rencontrait des concurrences redoutables.

D’un autre côté, les Belges n’échappaient pas à l’instinct conquérant des peuples occidentaux dont ils sont une petite branche détachée en nation indépendante par les hasards de la politique européenne. Cet instinct pousse nos races vers les terres tropicales. On l’a déguisé sous les apparences d’un apostolat civilisateur ; ce ne fut jamais que du prosélytisme mercantile et conquérant, conséquence atavique des instincts guerriers et pillards communs à toutes les hordes indo-germaniques dont nous descendons.

C’est aussi la démonstration préventive d’un autre instinct portant les hommes du Nord à s’assurer de refuges dans les zones chaudes pour le temps ou le froid polaire, continuant à gagner de proche en proche, chassera les peuples de nos régions vers les terres de soleil. Les Russes, dans l’Asie centrale, les Anglais aux Indes et en Australie, les Italiens en Érythrée, les Français dans l’Afrique occidentale et en Indo-Chine, les nations sans colonies par leur émigration nombreuse dans les républiques sud-américaines et dans les colonies des autres, l’ont surabondamment démontré à diverses époques de ce siècle et l’histoire des siècles précédents offre des exemples plus probants encore de la réalité de cette double loi : conquête des terres chaudes pour les exploiter et les coloniser en éliminant les races autochtones.

Car partout l’Européen est instinctivement l’ennemi de l’indigène : les sages répriment cet instinct, les brutes l’exploitent, d’où les atrocités coloniales commises un peu partout, mais au Congo indépendant plus cyniquement et sur une plus vaste échelle que partout ailleurs.


Donc, le souverain actuel du Congo alors duc de Brabant, comprit toutes ces choses et résolut d’en tirer parti à son profit, aussi bien pour s’assurer l’indispensable popularité que pour augmenter sa fortune.

Grâce au merveilleux sens des affaires qui l’a toujours caractérisé, il connut qu’il serait fort sot de ne point profiter de sa qualité de monarque futur pour trouver quelque chose d’inédit dans le genre lucratif et désormais tous ses efforts convergèrent vers le but qu’il mit vingt années à atteindre, mais dont la réalisation fit de lui un des plus riches particuliers de l’Europe, selon l’expression d’un de ses proches.

Vers 1865, il prononça au Sénat belge un discours qui souleva de grands applaudissements dans tout le pays. Il s’engageait à doter la Belgique de débouchés qui lui appartinssent en propre et assurassent à son industrie l’équivalent des marchés perdus. C’était une habile flatterie envers un peuple qui se pique de descendre des plus braves parmi les Gaulois et se vante à juste titre d’être grand par son travail. Le Belge est chauvin et pratique à la fois. En parlant comme il le faisait, le duc de Brabant se montrait excellent politique.

Sa pensée était simplement égoïste. Les Belges, comme les autres, ne furent jamais que des instruments entre ses mains. Sa fortune personnelle fut son seul objectif. Il visait la possession d’un domaine exotique, en Afrique principalement, parce qu’à cette époque l’Afrique était un inconnu ouvert à toutes les ambitions, mais dont les immenses ressources étaient soupçonnées.

Vers 1865, les explorations de Speke et de Burke aux grands lacs et aux sources du Nil ; celles de Livingstone ; plus tard, les voyages de Rohlf, de Nachtigal, la randonnée de Stanley, attirèrent l’attention de l’Europe vers cet hinterland alors immaculé sur les cartes.

En 1874, les journaux, le New-York Herald et le Daily Telegraph chargèrent le Stanley de traverser l’Afrique. Stanley accomplit une marche admirable, reconnut que le fleuve Lualaba dont Livingstone faisait une branche supérieure du Nil, s’identifiait avec le Zaïre dont les Portugais occupaient l’embouchure depuis la fin du quinzième siècle. Il en descendit le cours. Son voyage dura de 1874 à la fin de 1877. Léopold II avait eu déjà l’intelligence d’en tirer parti.

Lisons un apologiste :

« Mû par un sentiment de haute philanthropie, Léopold II réunit à Bruxelles (les 12, 13 et 14 septembre 1876) les sommités de la science géographique de toutes les nations dans le but de discuter et de préciser en commun toutes les voies à suivre, les moyens à employer pour planter définitivement l’étendard de la civilisation sur le sol de l’Afrique centrale. »

Les représentants de la science française étaient l’explorateur Duveyrier et le marquis de Compiègne.


Ainsi fut fondée l’Association internationale africaine (embryon de l’État indépendant du Congo), sous la présidence du souverain actuel qui, en avril 1878, envoyait à Marseille MM. Greindl et Sanfort pour saluer Stanley au retour de sa deuxième expédition (reconnaissance du Zaïre) et lui transmettre ses propositions, qui furent acceptées.

La civilisation tant invoquée avait là de singuliers champions, qui surent se montrer les dignes successeurs des négriers par lesquels les noirs connurent notre race et apprirent à nous craindre, donc à nous haïr.


L’œuvre de l’Association internationale africaine fut pleine de difficultés à ses débuts.

Les Belges qui, dix années auparavant, avaient acclamé les paroles de leur prince héritier, montrèrent une franche répugnance à suivre leur roi dans son entreprise africaine. D’un autre côté, on se trouva en butte aux très sérieuses compétitions de la France et du Portugal ; il s’en fallut de peu qu’un échec terminât le tout.

La compétition française fut la plus dangereuse. Elle eut pour acteur principal M. Savorgnan de Brazza, l’homme à qui la France doit le plus en Afrique, l’explorateur illustre, le diplomate habile qui nous eût donné tout le bassin du Congo, si ses efforts avaient été compris et ses ordres exécutés à temps ; l’administrateur prudent qui nous eût évité le système des concessions féodales, système auquel nous devons de gros échecs financiers et la révolte actuelle de notre colonie.

M. de Brazza avait symbolisé en la personne d’un petit chef appelé Makoko le souverain d’un empire fictif s’étendant sur les deux rives du grand fleuve ; il avait contracté avec lui un traité par lequel ce chef reconnaissait notre souveraineté. Une scène curieuse eut lieu à ce sujet :

« C’est là (à Brazzaville) que s’est passée la grande scène symbolique de l’alliance des indigènes et des Français. Pour conclure la paix, on assembla tous les chefs, on creusa un trou dans le sable. Chacun vint y jeter son arme, puis on planta un arbre. Makoko prit la parole et dit : « Nous enterrons la guerre si profondément que ni nous ni nos enfants ne la verrons surgir. »

« M. de Brazza répondit : « Puisse la paix durer autant que cet arbre ne produira ni fer ni poudre. » (De Crozals.)

En mars 1884, la Chambre française ratifia ce traité fantaisiste par lequel nous acquérions des droits sur les deux rives du Congo, depuis le Pool jusqu’au confluent de l’Oubanghi. Malheureusement, nous nous laissâmes devancer à Kinchassa, sur la rive gauche, par l’expédition de Stanley venue de la côte ouest.


Les Portugais faillirent aussi contrecarrer les visées léopoldiennes. Les explorateurs Capiello et Irvens, venant de l’est, s’avançaient dans le même temps vers le Zaïre, sur lequel leur nation possédait des droits que l’on eût avoués intangibles si elle avait été plus nombreuse, plus riche et mieux armée.

C’est en 1485 que les Portugais fondèrent la colonie de São Salvador à l’estuaire du fleuve. Ils ne le remontèrent pourtant jamais officiellement plus haut que Vivi, ou tout au plus jusqu’à la deuxième cataracte. On doit penser toutefois que les traitants, et surtout les négriers, pénétrèrent plus loin dans l’intérieur, jusqu’au Kasaï peut-être.

En 1520, Georges de Quadra fut chargé d’une expédition à travers le continent africain. Il devait se rendre en Abyssinie. Mais cette tentative échoua dès le commencement, et pendant trois siècles et demi les Portugais n’essayèrent plus rien de ce côté, jusqu’au jour où le major Serpa Pinto tenta de relier le Mozambique au Benguela. Il y eut réussi sans l’opposition de l’Angleterre, jalouse de conserver sans limites le nord de sa colonie du Cap, afin que rien ne vînt barrer la ligne déjà projetée du Cap-Caire, en voie actuelle d’exécution et dont la réalisation complète amènera peut-être la dislocation de l’État indépendant du Congo.

Mais Capiello et Irvens s’étaient donné la tâche d’agrandir l’Hinterland du Benguela en lui adjoignant le cours du Congo, tout au moins sur la rive gauche. Ils manquèrent leur but de peu de temps. Stanley arriva le premier à Kinchassa pour y planter le pavillon bleu étoilé d’or qui flotte encore sur le centre de l’Afrique.


Le grand danger de trouver la place prise par un concurrent indélogeable étant conjuré, l’Association internationale africaine s’occupa de se créer des droits souverains sur le pays en imitant d’une façon multiple le procédé employé en grand par M. de Brazza.

C’est un procédé d’ailleurs fort ancien, que de faire signer à des chefs de peuplade ignorants et sans grande défense, un traité qui les lie — devant quel tribunal ? — envers des étrangers qui ne peuvent se réclamer que de la force pour en assurer l’exécution.

La cérémonie de la signature de ce traité est devenue classique jusqu’à la banalité. Les Européens arrivent nombreux, armés et pourvus de marchandises. Le ou les chefs sont appelés en conférence (palabre, licambo). Ils y viennent avec un double sentiment : crainte du blanc déjà connu pour être cruel et bien armé ; convoitise du « matabiche » (cadeau), toujours amplement distribué en l’occurrence.

Le pauvre noir, par peur naturelle des coups… et désir d’alcool, d’étoffe, de sel et d’oripeaux, met toutes les croix que l’on veut sur des « moucambes » (papiers) auxquels il ne comprend rien du tout. Il sait seulement que le blanc est dans son pays ; et, avec l’insouciance de son espèce, il ne considère que les avantages immédiats à tirer d’un acquiescement qui lui coûte si peu de chose — sur le moment.

C’est avec des contrats de cette origine que les chancelleries européennes, rares collections des plus beaux pinces sans-rire qui soient au monde, se reconnaissent mutuellement des droits sur des lambeaux des cinq parties du monde, sur des peuples qui, pour ignorer nos mœurs, n’en sont pas moins des réunions d’hommes créés pour vivre libres, sur une terre que la Providence dont on parle tant a faite également pour tous.

C’est pour discuter ces contrats que l’on réunit gravement des congrès internationaux afin de les consacrer, à moins que les États ne se les contestent à coups de canon. L’Histoire n’a jamais été faite qu’avec des frivolités et de l’hypocrisie.


L’Association internationale africaine réunit donc plus de mille traités de cette nature ; traités moins sérieux que le plus futile contrat signé entre deux particuliers et par lesquels elle affirmait ses prétentions sur l’une des plus vastes contrées du monde. Elle fut tenue à ce nombre énorme de conventions, parce que, sauf de rares exceptions, le village est la seule expression politique, la seule organisation sociale des peuples de l’intérieur de l’Afrique. Ils font quelquefois des alliances passagères (n’deko) entre villages « buvant la même eau », c’est-à-dire vivant sur les bords de la même rivière.


En avril 1884, les États-Unis, toujours pressés de contredire la doctrine de Monroe hors de l’Amérique, reconnurent le fameux drapeau bleu étoilé d’or ; l’Allemagne en fit autant le 8 novembre de la même année.

Nonobstant ces reconnaissances, les choses ne marchèrent pas très bien pour l’Association internationale africaine, surtout à cause de l’opposition de la France. C’est alors que surgit le Deus ex machina.

Comment Léopold II parvint-il à intéresser M. de Bismarck à ses projets personnels ? C’est un problème que les historiens futurs auront à résoudre. Toujours est-il que, nous dit Wauters : « C’est alors qu’intervint l’illustre homme d’État qui présidait aux destinées de l’Europe. »

Avec l’assentiment du gouvernement français, il réunit à Berlin une conférence à laquelle prirent part les représentants des quatorze puissances suivantes :

Allemagne,

Autriche-Hongrie,

Belgique,

Danemark,

Espagne,

États-Unis,

France,

Grande-Bretagne,

Italie,

Pays-Bas,

Portugal,

Russie,

Suède-Norvège,

Turquie.

Le regretté docteur Ballay, l’intrépide compagnon de Brazza, représentait la France. M. Banning défendit les intérêts de Léopold II. Le 16 février 1885, l’Association internationale africaine adhérait à la conférence. L’État indépendant du Congo était constitué : il ne restait plus qu’à en désigner le bénéficiaire.

« Le choix était imposé par l’opinion publique », disent les apologistes.

L’opinion publique de cette époque était, même en Belgique, assez indifférente aux choses de l’Afrique centrale. Mais il restait évident que Léopold II, étant le promoteur de toute l’affaire, il devenait impossible d’y désigner un autre chef.

La conférence de Berlin résuma ses travaux en un acte constitutif, monument de littérature humanitaire, débordant d’intentions sublimes au point de placer ses auteurs au rang des plus illustres philanthropes, s’ils n’avaient été des dupes ou des mauvais plaisants.

Citons les passages de cet acte dont la violation fut constante dès le premier jour :


Chapitre premier. — Déclaration relative à la liberté commerciale comprise dans le sens le plus étendue. Il ne pourra être concédé de privilège ni de monopole d’aucune sorte en matière commerciale. Il ne sera perçu aucun droit d’entrée d’ici à vingt ans. La liberté d’établissement et de conscience est garantie. Les étrangers jouiront du même traitement que les nationaux (???). Les populations indigènes seront protégées et il sera veillé à l’amélioration des conditions morales et matérielles de leur existence.

Chapitre II. — La traite des noirs est interdite sous toutes ses formes.

Chapitre III. — La neutralité du bassin du Congo et de celui du Niger est garantie.

Chapitre IV. — La navigation des fleuves Congo et Niger et de leurs affluents est absolument libre sous tous les pavillons, même en cas de guerre. La route, le chemin de fer ou le canal remplaçant une section obstruée est assimilée au fleuve.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Chapitre VII. — Les puissances signataires se réservent d’introduire dans cet acte les modifications reconnues utiles.

Le 26 février 1885, à la clôture de la conférence, le prince de Bismarck prononça les paroles suivantes : « Le nouvel État du Congo est appelé à devenir l’un des principaux gardiens de l’œuvre que nous avons en vue. Je fais des vœux pour son développement prospère et l’accomplissement des nobles aspirations de son illustre promoteur. »


Ainsi, s’était réalisé le rêve du duc de Brabant. Avec le titre de souverain, il devenait le maître absolu d’un domaine d’immense superficie. M. Van Etvelde lui disait avec raison, plus tard : « C’est à Votre Majesté qu’appartient l’État. » L’Europe n’avait pas songé à contrôler sérieusement l’exécution des clauses humanitaires et l’acte de Berlin devait être violé dans toutes ses prescriptions.

Il ne reste plus qu’à invoquer actuellement l’article vii, par lequel on peut appliquer « les modifications reconnues utiles ».