Terre d’épouvante/VII

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Libraire générale et internationale Gustave Ficker (p. 133-158).


À Madame de Mersseman.


CHAPITRE VII


Pitié et vérité. — La forêt. — Les indigènes. — L’invasion européenne. — Civilisation.


Jusqu’ici, nous avons exposé la situation de l’État indépendant du Congo au point de vue européen, aussi bien dans nos considérations économiques que dans nos spéculations humanitaires.

Peut-être serait-il temps de défendre les noirs, les fils de Cham voués depuis tout le passé à l’oppression des fils de Japhet et de Sem, la race comme frappée d’une malédiction singulière ! Peut-être convient-il d’essayer de les montrer tels qu’ils sont et tels que nous les faisons — quand nous ne les tuons pas.

La forêt…

Inextricable et triste, profonde comme un infini, mystérieuse pour nous dans sa sévérité monotone et grave, comme si la nature avait deviné à quoi sa splendeur servirait de cadre ; puis, par moments, comme un sourire dans une tristesse majestueuse, comme du bleu dans les nuages, apparaissent des sous-bois splendides d’où jaillissent des palmiers jeunes, des rotins élancés, des lianes cordées étrangement, avec la futaie comme fond, et, au premier plan, des herbes hautes, étoilées de fleurs rouges, blanches et jaunes. Furtifs coins de beauté, qu’on paye par la traversée de marais horribles, les pote-pote, où l’on marche simultanément dans la boue jusqu’au jarret presque, et de l’eau jusqu’au ventre, traversées qui représentent les deux tiers et plus des chemins dans cette immense forêt équatoriale, grande comme toute la moitié de l’Europe.

Et, cette gigantesque corbeille verte qui fait du plateau central africain une zone de végétation comparable à la selva brésilienne est sillonnée de cours d’eau majestueux, larges, affluents d’un des plus gigantesques fleuves du monde ; réceptacle des richesses amoncelées par les siècles, abri de populations diverses et nombreuses et différentes, depuis les nains des époques antérieures, jusqu’aux géants Budjas, mâles superbes, dont la fierté a repoussé le joug du blanc justement maudit.

Car le noir a raison de nous maudire. Nos pères ont été des négriers ; nous avons été des voleurs et des assassins. En relatant les faits horribles dont ce livre ne donne, hélas ! qu’une bien faible partie en regard de l’atroce abondance des crimes, j’ai repensé aux pages de Vigné d’Octon sur les horreurs de la conquête soudanaise ; à celles qui faillirent briser la carrière de Loti, lorsqu’il dépeignit les atrocités des guerres franco-annamites ; à ce qu’on a dit des Hollandais dans cette île paradisiaque de Sumatra et à Bornéo ; à ce que me révélait un soir, à Kandy, ce fils de brahme autrefois connu à Paris, ce compagnon d’études retrouvé dans la majesté des temples bouddhiques et qui, en respirant des fleurs, me contait de sa voix douce et lente les horreurs de la répression anglaise de 1857.


Partout l’Européen fut un marchand et un soldat. Nulle part un assimilateur. Ne parlons pas des missionnaires. Paix à ceux qui sont sincères en leur bonne volonté. Silence pour les autres.


Les rivières d’Afrique…

Des chemins qui marchent. Les pirogues fines glissent entre les larges murailles de verdure, presque sans berges. Parsemée d’îles et de bancs de sable où dorment des crocodiles, la rivière serpente invraisemblablement, dans un perpétuel paysage sévère, animé seulement par des vols de hérons gris ou de papillons de toute splendeur.

Jamais plus de 300 mètres de perspective, dans la sinuosité sans fin des ondes. Un fond de décor sans cesse répété, le tournant à droite ou à gauche, avec un banc de sable au fond. Des branches pointent sur le courant, que les troncs obstruent près des rives.

Des bains d’éléphants varient le paysage. Ce sont des coins de débroussement brutal, où, sur 200 mètres de front et 100 de profondeur subsistent seulement les gros arbres. La broussaille, les lianes, les buissons, furent détruits par les formidables bêtes, maîtres de cette forêt où ils chargent l’homme isolé, l’homme en qui leur instinct voit l’usurpateur d’une royauté sans conteste aux temps où notre espèce n’existait pas en ces régions.

On rencontre aussi des pêcheurs installés près des criques mordant la muraille boisée, des confluents de ruisseaux coulant sous des arcs de lianes et de branches entrelacées, ou des rives au cours obstrué d’arbres jetés par l’orage dans les courants qu’elles rendent innavigables. De superbes fleurs aquatiques, malheureusement sans parfum, offrent la seule note gaie dont cette masse de verdure en gamme décroissante soit illustrée. Et le ciel, aux aurores violettes, aux couchants grenats, les nuages foncés ou gris perle, les irisations des feuilles mouillées, les jeux de lumière, les rais de soleil, font d’admirables sujets d’étude d’un impressionnisme comme seul en peut réaliser le soleil, avec tous les accessoires de nuages, de couleurs, d’horizons, que nul Turner ne saurait interpréter, tant le génie humain est impuissant à restituer une telle magnitude.

Et parfois, au cours des navigations longues et fastidieuses, apparaît un petit coin de rive gazonnée avec des fleurs violettes. Un site gracieux, chose rare et délicieuse en cette forêt imposante.


Le village…

Une clairière artificielle, rarement située sur les rives mêmes, un débroussement ou plutôt un abatage des grands arbres, des plantations sommaires d’élaïs, de bananiers et de manioc, et dans ce trou de lumière, parmi la forêt d’émeraude, au milieu des buissons inextricables, de la broussaille, des millions de cannas florescents en aigrettes où tous les tons de rouge forment une palette dégradée finement, érigée parmi le vert tendre des larges cornets foliacés, les huttes serrées en deux rangs forment rue le long d’une piste vite perdue dans la proche épaisseur sylvestre.

Habitations sordides, et si simples ! Très basses, avec une armature de branchages, des murailles légères faites de feuilles de palmier plus ou moins tressées, de haillonneuses feuilles de bananiers, le toit de même, fragiles constructions posées sur une aire d’argile battue, rapportée et surélevée de quelques centimètres sur le sol, meublées d’un lit de camp en treillage de faux bambous, parfois de quelques sièges curieusement faits, soit de planches adroitement incurvées, soit d’une adaptation pratique de quelque fragment de ces racines de faux figuiers saillants du sol en structures bizarres, et de poteries friables de fine argile mal cuites, les n’pokés ou l’on prépare indifféremment le poundou, hachis de jeunes feuilles de manioc, le poisson à l’huile de palme, la viande des bêtes et enfin le mets favori presque partout réservé aux mâles : la chair humaine…

Qu’il s’agisse des grands villages, interminables rues le long desquelles l’on chemine parfois plus d’une journée, et qui renferment des milliers d’hommes encore insoumis au travail, ou des moindres villages des rivières intérieures, aux populations craintives, ce sont partout les mêmes mœurs inconsciemment sanguinaires, par la transformation en goût de l’ancien besoin des jours des grandes famines préhistoriques : l’anthropophagie, aberration immonde en ce sens qu’elle entraîne des meurtres nombreux et continuels de village à village, et qu’elle empêche toute alliance entre ces opprimés contre leurs bourreaux, les blancs, les exploiteurs fiévreux des brutes cruelles et douces que sont les noirs, — dont on fait seulement des pourvoyeurs et des domestiques, sans chercher à élever leur niveau ni même à changer leurs coutumes.


« Le mal n’est pas tant de manger son ennemi quand il est mort que de le tuer quand il est vivant », a dit très justement Toussenel. L’anthropophagie est malheureusement agressive. Le seul mot niama signifie simultanément viande et homme. Des guets-apens journaliers menacent les boys allant chercher des fagots, les femmes et les petits se rendant aux sources, ou aux provisions, les hommes isolés et désarmés.

L’anthropophagie a ses rites hideux.

Quand on n’est pas pressé par la faim, on attache la victime, à qui les quatre membres ont été rompus, à un pieu solidement foncé dans un marais ; après quarante-huit heures de macération, on retire le patient, on l’immole et on le dépèce. Ainsi la chair humaine acquiert-elle son maximum de saveur pour ces hideux repas.

Dans certains marchés, surtout vers l’Oubanghi, on vend la chair humaine vivante en détail. Le patron et la victime se promènent parmi les clients ; l’un choisit une cuisse, l’autre une épaule, etc. Le vendeur marque à la craie le morceau choisi. Quand le tout est vendu, on abat l’homme et l’on distribue à chacun ce qu’il en a acheté.

L’anthropophagie va même jusqu’à la nécrophagie. Deux cas ont été vus par notre correspondant.


9 octobre 1903. — En route, nous apprenons la mort accidentelle du chef du poste de L… situé plus haut dans la rivière. Il s’est noyé avant-hier, dans la nuit, avec neuf soldats. Ils allaient réprimer la désertion des récolteurs.

11 octobre. — Vu flotter cinq cadavres de soldats noirs, victimes de l’accident du 7. On rencontre les hommes envoyés à la recherche du cadavre de l’Européen. Pour eux, cette mission funèbre est une promenade agrémentée de plantureux repas prélevés sur la chair des cadavres. Nous les forçons à enterrer les morts indigènes.

14 octobre. — Nous apprenons que les noirs ont déterré les cadavres des soldats, et qu’ils les ont mangés.


Combien de temps faudra-t-il pour détruire cette hideuse coutume, pour abolir ce goût effroyable qui reparaît même parfois chez des noirs déjà frottés de civilisation !

Et pourtant la forêt recèle des vivres de toutes sortes. Les antilopes, les porcs sauvages, phacochères et potamochères, le buffle dans certaines régions, l’éléphant, l’hippopotame, la pintade, les pigeons verts sont nombreux. Les nègres chassent peu la bête et point l’oiseau. Ils ont parfois des poules et des chèvres. La viande des animaux les tente assez peu.

Ils sont plus volontiers ichtyophages ; il leur serait facile d’être abondamment approvisionnés de poisson, puisque les rivières en sont étonnamment pourvues. Et les fruits sauvages, les ignames, les racines, les baies, les tubercules, les pousses et les jeunes feuilles offrent tant de ressources à l’alimentation, que des noirs interrogés avouent qu’il est difficile de mourir de faim dans la brousse. Un peu de culture leur assurerait la subsistance abondante : mais partout où l’Européen est passée ils se sont découragés, ils sont devenus misérables, et dans les villages diminués et appauvris, on constate des cas d’étisie squelettique, la maigreur effroyable des faméliques de l’Inde, dont les tout petits sont parfois atteints épouvantablement.

Même sans crainte, les nègres sont imprévoyants. N’étant plus sûrs de leur sort, ils vivent encore plus insoucieusement qu’au temps de la forêt libre. Et quand le hasard leur donne des vivres, ils s’empiffrent, sans souci des jours suivants.

La curée de l’éléphant est une vision grandiose, sublime à force de réalisme et de goinfrerie. N… nous en raconte une, dont les héros furent les habitants d’un village dans les environs duquel, après une chasse émouvante où il faillit être broyé par un éléphant, il tua la bête. Il fit appeler toute la négraille voisine, qui accourut, ravie de l’aubaine dont elle était déjà informée par ceux d’entre elle qui avaient suivi la chasse — de loin.


11 janvier. — Enfin, j’ai abattu l’éléphant. Les noirs s’en réjouissent : c’est plus de 4000 kilogrammes de viande ! Tous, mâles et femelles, plus de deux cents êtres se ruent sur la bête, l’éventrent, taillent, dépècent, arrachent, se bousculant, s’injuriant, hurlant. C’est superbe de convoitise sale et brutale. C’est un spectacle infernal, dans ce cadre sombre de la forêt sauvage. Et ils s’en vont dans leurs cases, allument des feux, et baffrent à en crever. Le lendemain, ils nous demandent des « monganga » pour se soulager. Dans quatre jours, ils auront tout dévoré, dans huit, ils viendront nous chercher des vivres.


Quelques-uns de ces noirs sont de grands chasseurs d’éléphants, d’une audace stupéfiante. Les Nains l’attaquent avec des lances pesantes, qu’ils sont trois à tenir. D’autres leur tailladent les jarrets. Un certain capita allait se placer, avec son fusil, sous la tête du colosse, et lui faisait sauter la cervelle, en profitant de la moindre épaisseur de la peau sous les ganaches. Ils tuent l’éléphant pour sa viande. Ils se servaient autrefois des défenses pour se faire des trompes de guerre.


Ces noirs de la forêt équatoriale sont à l’état le plus primitif de l’humanité. Ils. vivent à peu près nus dans la promiscuité la plus complète. Ils n’ont ni langue écrite, ni traditions, ni religion même. Point de fétiches. Une vague croyance dans la « monganga », médecine de guerre, contenue dans une corne d’antilope, portée en guise de scapulaire, et leurs danses à la nouvelle lune sont les deux seuls indices d’une croyance rudimentaire qui ne connaît ni rite, ni représentation, ni prêtres ou sorciers. Leur tatouage, variant de race à race, est simple. Le seul lien qui les rattache à l’humanité pensante est la musique.

Ils ont une oreille étonnante de justesse, une ouïe de la plus surprenante finesse. Ils perçoivent les sons à des distances énormes et n’en émettent que de justes. Le plus léger bruit dans la feuillée leur est un indice révélateur de sa cause.

Ils chantent en pagayant, d’une façon rythmique et improvisée. Le bel esprit du bord brode en incantation une histoire quelconque, un fait récent, et tous ses compagnons reprennent en chœur. Ils ont de jolis motifs, des phrases curieuses, d’une mélodie réelle et parfois surprenante en leur charme presque savant.

Ils font aussi de la musique instrumentale. Pour la danse et les signaux, ils se servent de tam-tams, très justement accordés, tous creusés en plein bois et de dimensions variées, depuis l’instrument portatif jusqu’aux caisses de 3 mètres de long. Pas un de nos timbaliers de grands orchestres ne serait de force à lutter avec eux, lorsqu’ils se mettent à battre, plusieurs à la fois et après s’être donné le ton ; ils obtiennent ainsi des basses extrêmement curieuses, tout indiquées pour les broderies d’un chant dont leurs improvisations fourniraient mille leitmotive.

Ils ont des cloches de guerre, en métal, doubles, et des cornes d’appel forées en plein ivoire dans les plus grandes pointes qu’ils aient trouvées des guitares formées d’un manche de bois ajusté sur une demi-courge et pourvues d’une corde en fibre de palmier : ils réalisent là-dessus des filés à désespérer Ysaye, et modulent des airs dont l’agrément diminue par la répétition.

Ils dansent avec un instrument en vannerie en forme de casse-tête, deux boules creuses emplies de clinquaille et réunies par une poignée. Ils jouent aussi de l’essango, instrument offrant assez bien l’aspect d’une boîte à cigares à double couvercle dont l’un serait ouvert et l’autre clos ; des tigelles métalliques sont fixées à un chevalet ajusté sur la caisse sonore, et leur frottement produit des sons très agréables sous les doigts de virtuoses habiles.

Par les claires nuits de lune nouvelle, sous le firmament diamanté prodigalement, ils dansent et chantent, naïfs et joyeux en leur barbarie inconsciente, non pire que la nôtre pour qui ne s’arrête pas au seul aspect des choses.

Ils sont beaux parleurs. Ils aiment les licambos ou conférences. Ils ont souvent dans leurs propos la logique déconcertante des enfants. En voici un exemple :


Un jour, quelques-uns m’interrogeaient sur mon village et je m’efforçais, Dieu sait avec quelle peine, à leur décrire nos maisons, l’abondance des vivres, la beauté des femmes, nos moyens d’éviter la marche et la fatigue, tout ce qui, de notre civilisation, pouvait être compris par eux. Ils commentaient entre eux mes paroles en donnant des signes d’étonnement. Tout d’un coup l’un d’eux m’interrompit : Mais puisqu’on mange si bien chez toi et que c’est si beau, pourquoi donc es-tu venu ici ?

J’avoue que je fus tout déferré !

Ces noirs ont une mimique à rendre jaloux nos meilleurs comédiens. Ils ont le geste juste, souvent ample, jamais disgracieux.


Leur sensibilité est inégale et passagère. Parfois, ils pleurent bruyamment à l’annonce de la mort d’un parent et surtout d’un n’deko. Le n’deko (ami) est sacré. Ils aiment assez peu leurs enfants, les laissant pousser sans souci. Ces petits sont d’une vive intelligence durant le premier âge et s’assimilent très vite les données indispensables, mais simplistes, nécessaires à leur vie sans complications.

Quelquefois même, leur indifférence nous déconcerte.

Un jour, un brave garçon d’Européen, point cruel celui-là, humain même, voyageait avec de nombreux indigènes, parmi lesquels des femmes et leurs petits. Un de ces derniers, porté par sa mère, ne cessait de crier. L’Européen dit à la femme : « Tâche donc de calmer ton petit, il nous agace », et il ne s’en occupa plus. Arrivé à l’étape, il s’aperçut que la femme avait les bras vides. « Qu’as-tu fait de ton enfant ? » lui demanda-t-il. « Ah ! répliqua un des hommes d’escorte, tu avais dit qu’il t’ennuyait : je lui ai coupé la tête. » La mère était sans larmes et l’homme trouvait cela naturel. L’Européen était atterré.


On n’a rien tenté de sérieux pour les faire renoncer à leurs coutumes barbares. On les a laissés croupir dans leur ignorance et dans leur inconsciente férocité anthropophagique. On a multiplié leur misère par l’oppression et la crainte. Si minable que fût leur condition avant la venue des Européens, elle valait cent fois leur situation actuelle. Nous avons accru leur obscurantisme en y ajoutant la peur, donc la lâcheté et le mensonge. Se figure-t-on ce que fut l’arrivée des hommes de notre race cupide, dans cette sauvage forêt africaine, enchevêtrée, où les arbres sont en lutte contre les lianes, les lianes contre la broussaille, où passent des caravanes de fourmis et des troupeaux d’éléphants, où poussent en parasites toutes nos plantes de serres les plus rares, même les glorieuses orchidées, végétation des fûts mousseux étêtés par les tornades et entrelacés en voûtes où le soleil ne donne jamais qu’une clarté amoindrie, comme sous une nef humide dont le sol exhale le parfum âcre de la végétation en travail, de l’humus en perpétuelle fécondation ?

Voici ce qui se passait, il n’y a pas très longtemps.


L’heure de méridienne, il y a vingt années…

Dans la clairière où s’érigent les paillottes miséreuses, le soleil, d’aplomb, donne à l’azur une teinte de métal en fusion. L’air trépide. Pas un souffle. Comme lasses du brutal baiser de l’astre, les feuilles se recroquevillent, les fleurs se closent, les oiseaux s’abritent, la terre semble embuée malgré la sécheresse des herbes.

Réfugiés sous leurs toits, les noirs somnolent, mêlés, hommes et femmes, petits et grands.

Tout d’un coup, un bruit lointain de tam-tam, à peine perceptible, frappe les oreilles fines. Quelque chose se passe. On écoute et l’on traduit. On signale, sur l’eau, la pirogue à feu des blancs, le machoua, dont on a déjà parlé dans les licambos. On sait, vaguement, que des hommes d’une race différente, très forts, makasi mingui ! sont venus dans d’autres rivières, loin du fleuve. Ils tuent, disent les uns. Ils donnent des étoffes et du sel, élambas et mongwa ! affirment les autres. On ne sait pas. C’est l’inconnu. La crainte et la curiosité se mêlent dans les cerveaux des rustres.

On attend.

Puis, des méandres de la rivière, vient un autre bruit, sourd, régulier, progressif. C’est le machoua mystérieux. Dans les touffes voisines de la rive, les noirs se sont dissimulés. Le machoua apparaît enfin, fumeux et soufflant, laissant à son arrière l’écume tumultueuse soulevée par sa roue aux larges palettes. Va-t-il passer ?

Non. Les élaïs dont les palmes s’étalent au-dessus des proches ramures ont révélé la présence probable d’un village. Le « machoua » siffle et s’arrête. Du bord, un nègre auxiliaire hèle en langue indigène, il appelle les riverains, leur vante l’amitié des blancs, leurs richesses, leur générosité. Tentés, les noirs répondent. Le « machoua » repart pour virer en plein courant et vient se ranger près du bord. On l’amarre et le licambo détermine les conditions de la descente.

Les blancs prennent terre, armés et accompagnés d’auxiliaires également armés. Tout d’abord, leurs allures sont pacifiques ; ils distribuent des étoffes, des verroteries. On fait n’deko. Les nouveaux venus demandent des vivres, qu’on leur procure. Les indigènes sont ravis.


Les blancs s’installent définitivement dans ce coin d’Afrique. Le machoua est reparti. Maintenant, on édifie des maisons et les exigences commencent à se manifester. Il faut des grumes pour les charpentes, de l’argile pour les soubassements, des feuilles tressées pour les toitures, des bambous ou du pisé pour les murailles, tous les jours, de la viande, du poisson, des n’biellas. Tous les villages environnants sont réquisitionnés. Quoique les salaires soient peu généreux, les noirs cèdent tout d’abord.

Quand les constructions sont achevées, il faut des produits. On exige de l’ivoire, et les noirs n’en ont guère. Ils tuent l’éléphant, quand ils peuvent, pour sa chair et les pointes servent à confectionner des trompes ou des pilons. On exige du caoutchouc, et les noirs ignorent ce que l’on fait du suc blanc qui jaillit de certaines lianes incisées ; on le leur indique sommairement, en taxant les quantités à fournir. Ils se résignent avec mollesse : ils sont si peu habitués au travail, eux qui vivaient sans œuvrer presque, dans leur dénuement exempt de convoitises. Les sévices commencent, arrestation des chefs, corrections de « chicotte », amarrages, capture d’otages, femmes ou hommes, employés à de rudes corvées dans la factorerie. Les villages, atterrés, troublés en leur vie simple, barbare et facile, se lassent et n’apportent plus rien.

L’Européen se révèle complètement alors.

Un jour, les gens d’un village apprennent par leurs guetteurs que voici venir le blanc. Ils veulent se sauver. Mais, stratège habile, l’ennemi maintenant craint, a essaimé des hommes dans toutes les directions. La fusillade éclate et roule en échos violents. Entourés, traqués, inaptes à la résistance contre de tels adversaires, les malheureux sont rabattus sur leurs cases, cernés, pris au gîte et la véritable horreur commence… Qui donc osera la démentir ?

À des enfants, à des hommes, on ampute les avant-bras. À des femmes, on coupe les seins. On massacre les chefs et les vieux. Quelques adultes des deux sexes sont — pas toujours — emmenés en véritable esclavage, en travail forcé ou en jouets à la factorerie. Les paillottes sont incendiées. Les nattes, les poteries, les sièges sont volés par les hommes du blanc qui, lui aussi, hâve, tanné par le soleil, aigri par la rancune de son exil, grisé de carnage, plus lâche qu’un fauve inconscient, a tué, après avoir ordonné le massacre, et connaît la hideuse joie de Caïn, la joie destructive par laquelle l’homme se croit grand, même en ce siècle stupide où l’on admire encore un Napoléon.

Le crime commis, les bourreaux s’éloignent.


Ceux des habitants qui ont échappé à la boucherie, qui ont pu se dissimuler durant la répression, sortent peu à peu de la brousse. Ils contemplent le spectacle d’épouvante, leurs cases, vite brûlées, fumantes près des buissons, les flaques de sang parmi les herbes foulées, les morts aux attitudes convulsées. Et les mutilés, tentant de panser les plaies hideuses, souffrant sans une plainte, gardent en leurs regards la stupeur de ceux qui ne comprennent pas, l’hébétement des êtres atteints par les grandes catastrophes inexpliquées. Ils ne s’interrogent pas. Les valides tournent autour des huttes, sans savoir.

Puis ils échangent quelques mots et, emmenant les martyrs qui se traînent sans geindre, tous s’enfoncent dans la forêt sereine et infinie, fuyant l’Européen maudit, le mondélé assassin, préférant le calvaire des exodes, le risque d’être capturés et mangés par les anthropophages hostiles, à ce voisinage terrifiant de l’étranger qui vient de donner un exemple.


Du village naguère paisible en son inconsciente barbarie, tranquille, joyeux parfois, meurtrier et cannibale aussi, par ignorance, confiant naguère envers les nouveaux venus, il ne reste, dans le poste de l’oppresseur, que des captifs affamés ; dans la forêt, que des misérables et des infirmes fuyant sous la crainte du danger tapi derrière chaque feuille ; dans la clairière ensoleillée au midi resplendissant, que des cendres bientôt dissimulées par la végétation exubérante et des squelettes vidés par les fourmis, recouverts par les herbes, envahis par les volubilis rampants qui poussent leurs fleurs mauves au travers des thorax béants. Conquête : ruine, tuerie, dispersion.

La Civilisation vient de passer…