Théorie de l’impôt (Proudhon)/Texte entier

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ESSAIS DE PHILOSOPHIE PRATIQUE. — N° 15
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THÉORIE
DE L’IMPÔT


QUESTION MISE AU CONCOURS
PAR LE CONSEIL D’ÉTAT DU CANTON DE VAUD
EN 1860


PAR P.-J. PROUDHON

 
Des réformes toujours
Des utopies jamais.


PARIS
COLLECTION HETZEL
E. DENTU, LIBRAIRE AU PALAIS ROYAL
GALERIE D’ORLÉANS, 13 ET 17


1861


AUX DÉMOCRATES


DU CANTON DE VAUD


HOMMAGE DE L’AUTEUR




Citoyens,

Cet ouvrage, je puis le dire, a été composé à l’intention de la démocratie vaudoise ;

Votre conseil d’État l’a accueilli ;

Permettez-moi de vous en adresser l’hommage.

La démocratie est la reine de l’époque. C’est elle qui, la main haute, dirige la politique des nations, décide de la guerre et de la paix, prépare le triomphe des armées ou assure leur défaite, accepte ou refuse les constitutions. Là même où elle a cessé de commander, le pouvoir la courtise et porte sa cocarde.

Cependant, il faut l’avouer, jamais souverain ne se montra moins, par l’intelligence, à la hauteur de sa mission que la démocratie au xixe siècle. Ce n’est pas sa faute assurément : mais l’excuse ne rachète pas l’incapacité, et cette incapacité nous tue.

Autrefois, l’ignorance des masses pouvait jusqu’à certain point être considérée comme le gage de leur infaillibilité. La première civilisation s’est opérée sous l’impulsion de la raison spontanée ; jusqu’à la fin du xviiie siècle, cette raison intuitive suffit à éclairer la marche des nations. Moins il y avait en elles de réflexion, moins elles couraient risque de s’égarer. C’est ainsi que se fondèrent les aristocraties, les monarchies, les sacerdoces, que se formèrent les coutumes, et que furent ébauchées les anciennes constitutions. À l’aide de sa raison prime-sautière l’humanité a franchi sa période d’enfance, et accompli ses premières métamorphoses.

Maintenant la situation est changée. La spontanéité des masses, de plus en plus mêlée de raisonnement, s’est pervertie ; elle va en casse-cou ; elle fait des évolutions, elle ne sait plus opérer de révolutions. Le sens commun, jadis juge souverain et infaillible, trébuche à chaque pas. Plus d’inspiration, et pas de science. Il est évident que le progrès du droit et de la liberté ne peut se poursuivre qu’à l’aide de la raison philosophique : au peuple comme au prince, la science est devenue une nécessité. Or, la philosophie n’a pas encore remplacé dans les sociétés humaines le génie ; nous avons abjuré nos dogmes, et nous n’avons pas posé nos principes ; chose étrange, que sans doute on ne reverra plus, nous sommes, par l’idée, également au-dessous de nos aïeux et au-dessous de nos descendants.

La science donc, tel est maintenant le suprême effort commandé au peuple, à peine d’une éternelle servitude. Qui n’a pas l’intelligence ne peut servir que d’instrument ; qui n’a pas la conscience du droit n’a pas droit. Sans conscience et sans idée, le peuple est indigne de respect ; il ne mérite même pas cette espèce de considération qui s’attache à la force.

Citoyens du canton de Vaud, c’est du milieu de vous qu’est sortie la pensée de soumettre à une discussion publique la grave et difficile question de l’impôt. Quarante-cinq concurrents ont répondu, des différentes contrées de l’Europe, à l’appel de vos magistrats… Ainsi la révolution sociale n’est plus, comme il y a treize ans, égarée à travers les faubourgs d’une capitale, compromise dans des manifestations sans portée. Elle est partout où il existe des esprits libres, des consciences qui raisonnent ; elle est là surtout où les chefs de l’État regardent comme leur plus glorieuse prérogative d’apprendre à la multitude à réfléchir sur ses droits et sur ses devoirs.

J’ai résumé dans cet écrit la substance de tout ce que j’ai publié et affirmé, en économie politique, depuis vingt ans. La théorie de l’impôt, telle qu’elle va vous être présentée, est une déduction du principe de la justice d’après les maximes et définitions de 1789 ; un corollaire de la théorie du crédit, de la théorie de la propriété, je dirai même, en dépit des murmures, de la théorie récemment produite du droit de la force… Après le suffrage que je viens d’obtenir parmi vous, n’ai-je pas le droit de dire de mon œuvre qu’elle est aussi conservatrice que radicale, œuvre d’ordre autant que de progrès ?

Créer des impôts, instituer des pouvoirs, nommer des représentants, faire et défaire des dynasties, remanier sans cesse le ménage de l’État et son personnel, se partager les terres et se passer les priviléges : tout cela était facile, mais ne résout rien. Ce qui est difficile est de trouver un système de pondérations avouées par le droit, sous lequel la liberté soit aussi à l’aise que l’autorité ; où les facultés et les fortunes tendent par la loi même de leur expansion à l’équilibre ; où l’aisance s’égalise par l’égalité des charges ; où la vertu civique devienne vulgaire par son identification avec la raison d’État. Pour découvrir ce système, le sens commun ne suffit plus ; et si la démocratie a seule qualité pour l’appliquer, ce n’est pas dans ses assemblées et dans ses clubs qu’on en découvrira les formules.

Citoyens, en vous faisant hommage de mon travail, j’éprouve une double satisfaction. D’abord, la démocratie n’est pas chez vous un parti, elle est la nation tout entière ; puis, vous n’avez pas deux manières d’être démocrates, vous êtes démocrates comme vous êtes Vaudois, comme vous êtes Suisses, comme vous êtes républicains.

Agréez mes salutations fraternelles,

P.-J. PROUDHON.


Ixelles-lez-Bruxelles, 15 août 1861.




THÉORIE
DE L’IMPOT


QUESTION MISE AU CONCOURS
PAR LE CONSEIL D’ÉTAT DU CANTON DE VAUD
EN 1860




Des réformes toujours ;
Des utopies jamais.


Lorsque je lus dans les journaux l’annonce du concours ouvert par les honorables conseillers d’État du canton de Vaud, je me dis : Voici donc encore une de ces iniquités sur lesquelles les gouvernements, les savants et les classes nanties s’efforcent de tenir la sourdine, mais qui de temps à autre font crier par les populations vengeance ! et auxquelles les républiques n’échappent pas plus que les monarchies ! Certes, il faut que sur ce coin de terre, qui de loin nous paraissait si calme, si patriarcal, si prospère, le mal soit profond, la situation désespérée, pour que les chefs de l’État prennent eux-mêmes l’initiative de l’examen, et, pressés par la clameur démocratique, fassent appel aux lumières de l’Europe. En tout cas, honneur aux magistrats dont la loyauté ne recule devant aucune discussion, et qui se montrent disposés à donner à leurs administrés toutes les satisfactions légitimes !

Lorsque ensuite, étant parvenu à me procurer quelques documents statistiques sur le canton de Vaud, je pus juger, d’une manière au moins approximative, de quoi il s’agissait, le scandale que j’avais d’abord éprouvé fit place à l’étonnement. Quoi ! c’est pour cela que la démocratie vaudoise s’agite et se passionne ! Que dirait-elle donc si elle avait l’honneur d’appartenir à l’un de ces grands États dont la splendeur exigerait d’elle quatre fois plus de sacrifices ?… C’est pour calmer de pareilles inquiétudes que le conseil d’État du canton de Vaud propose des prix de 800 et de 1,200 francs, comme pourrait faire un empire de quarante millions d’âmes, en supposant qu’il convînt au gouvernement de cet empire de livrer à la discussion des académies et des journaux son système de finances et son budget !…

Mais que dis-je ? Les démocrates vaudois ont cent fois raison. Il n’y a pas de petites réformes, il n’y a pas de petites économies, il n’y a pas de petite injustice. La vie de l’homme est un combat ; la société une réformation incessante. Réformons donc et réformons sans cesse ; ne croyons pas, comme le disent les satisfaits, que le mieux soit l’ennemi du bien ; apprenons à nous rendre compte des choses ; étudions les faits, les idées, les méthodes, les systèmes, et jusqu’aux utopies. Rien n’est inutile de ce qui peut éclairer les masses ; rien ne sert davantage la prospérité et la moralité des nations que les idées justes. Une idée juste vulgarisée est pour un peuple une bonne fortune, qu’il ne saurait trop payer.

C’est donc pour répondre, tout à la fois, à l’appel des magistrats du canton de Vaud et à l’attente de sa population que j’ai entrepris cette étude. Puissé-je avoir enfin porté la lumière dans cette épaisse ténèbre de l’impôt ! Puissé-je, par l’évidence des démonstrations, par la sagesse des conclusions, ramener le calme dans les esprits, en posant, une fois pour toutes, les vrais principes de la matière.

Praticiens avant tout, les promoteurs du concours demandent une solution réalisable, une réforme compatible avec l’état des institutions, et, comme il est juste, applicable au canton de Vaud. Je crois franchement, après avoir pris connaissance de ce qui a été publié de plus important sur la matière, et m’être entouré des autorités les plus considérables, m’être conformé de tout point au programme. Je n’ai eu que la peine de tirer les conséquences des observations recueillies par les plus savants économistes : pour cela, je dois le dire, j’ai eu beaucoup moins besoin de génie que de décision.

Afin de motiver fortement une conclusion définitive, j’ai dû passer en revue les différents modes d’impôts en usage, élargir, autant que faire se pouvait, le cercle de l’observation, emprunter surtout mes exemples aux grandes nations civilisées. Un budget de près de deux milliards, comme celui de la France, offre à la critique des points de vue plus variés, plus riches en conséquences, qu’un budget de trois millions et demi comme celui d’un canton suisse : avantage dont la confédération helvétique doit se montrer du reste peu jalouse. MM. les juges du concours me sauront gré, je l’espère, de ne pas avoir restreint ma pensée à une question d’intérêt purement local. Les principes n’ont pas de patrie, et peut-être la généreuse initiative prise dans un des plus petits États de l’Europe sera-t-elle le point de départ d’une réforme universelle. Ce ne serait pas le moindre titre des honorables conseillers d’État de Lausanne à la reconnaissance de leurs compatriotes et de leurs contemporains.



CHAPITRE PREMIER


L’IMPOT AVANT LE DROIT MODERNE


Dualisme social : Nécessité et Libre Arbitre ; l’État et l’individu.


Les principes qui régissent les sociétés humaines sont le produit de deux forces contraires : la Nécessité, j’entends par ce mot la nature des choses et ses lois, et le Libre Arbitre.

Dégager les principes, déterminer les conditions d’existence de la société, n’est pas, comme l’on voit, d’une difficulté médiocre, puisqu’il s’agit d’étudier à la fois, dans leur mutuelle influence, deux forces aussi diamétralement opposées l’une à l’autre que le libre arbitre et la nécessité.

Le libre arbitre se manifeste dans la société de deux manières : tantôt il parle au nom de la collectivité, c’est la corporation, la caste, la cité, l’État ; tantôt il est l’expression de la personnalité, c’est l’individu. — Le libre arbitre de l’État prend le nom de Raison d’État ; le libre arbitre individuel se nomme proprement Liberté.

De même que la nécessité et le libre arbitre s’opposent entre eux, de même la raison d’État et la liberté forment à leur tour une opposition non moins éclatante, sur laquelle nous aurons fréquemment à revenir.

C’est dans l’histoire que s’observe l’action réciproque de ces forces antagoniques ; c’est donc en suivant l’histoire que nous pouvons espérer de saisir peu à peu les vrais principes du gouvernement, les conditions de l’équilibre social, les règles de l’économie publique, et conséquemment celles de l’Impôt. Un coup d’œil rapide sur les mœurs du passé, au point de vue de l’impôt, était ici indispensable.


Constitution primitive, nécessaire, de l’État et de l’impôt : influence du libre arbitre sur cette constitution. Origine du droit divin.


« Les sociétés humaines, dit M. Hippolyte Passy, ne subsistent qu’à la condition de subvenir, dans la mesure nécessaire, aux besoins de la chose publique. Toutes ont à donner aux gouvernements qui les régissent les moyens de remplir leur destination, toutes ont à pourvoir aux dépenses à effectuer dans l’intérêt de la défense du territoire national ou du maintien de l’ordre intérieur : et chez toutes l’impôt existe sous des formes appropriées à l’état plus ou moins avancé de la civilisation. »

Tel est le point de départ. La société ne subsiste qu’à la condition de se constituer un gouvernement. Ce gouvernement, quelle qu’en soit la forme, veut être entretenu. Or, qui peut subvenir à ses dépenses ? Les citoyens par leurs cotisations, c’est-à-dire par leur travail, absolument comme ils subviennent, par le travail, à leur propre subsistance. C’est la raison des choses, la nécessité qui le veut ainsi, et jamais personne ne s’inscrivit en faux contre son commandement.

Le libre arbitre cependant, de qui dépend en dernier ressort toute l’action sociale, ne procède pas d’abord avec cette rigueur de logique. C’est un des priviléges de l’homme de raisonner la nécessité, de la combattre même, avant de s’y soumettre.

Une des premières pensées de l’homme, à peine éclos à la civilisation, sans expérience de la justice, fut de se décharger sur son prochain, par la pratique de la servitude, de l’obligation du travail. Et comme ce sont les plus forts et les plus habiles qui jusqu’à ce jour ont composé les gouvernements, la raison d’État n’a fait que consacrer cette oppression, en demandant exclusivement l’impôt soit à une classe soumise, serve ou travailleuse, soit à des populations étrangères rendues tributaires. Ainsi s’est constitué dans l’origine, par la force et avec la sanction du culte, le droit de conquête ou droit divin, qui s’est maintenu officiellement dans tous les États de l’Europe jusqu’à la fin du dernier siècle, et qui subsiste encore, déguisé, dans la plupart de nos institutions.


Raison philosophique du droit divin et de l’esclavage :
l’éducation des masses.


Pourtant cette raison d’État, tout odieuse qu’elle soit dans son inspiration égoïste, n’est point absurde. Elle a ses motifs secrets, son but, sa mission propre, aussi bien que la nature à qui elle semble faire violence ; le dirai-je ? elle a sa loi, son droit, et, si légitime que soit aujourd’hui la réprobation de ce droit, la philosophie répugne à n’y voir qu’une institution de hasard ou de machiavélique arbitraire. La philosophie se demande quel pouvait être le sens de cette antique servitude, dans laquelle la conscience des modernes ne saurait plus reconnaître qu’une frappante iniquité.

Le droit divin, l’esclavage, nous disons aujourd’hui l’exploitation de l’homme par l’homme, et l’impôt, tout cela fut autrefois une seule et même chose ; aujourd’hui, au contraire, l’égalité et l’impôt, c’est en principe, et ce sera tôt ou tard dans la pratique une seule et même chose : d’où vient cette opposition ? Comment s’est opéré, dans les idées et les tendances des nations, un tel changement ? La réponse à cette question doit être sérieusement méditée. Car elle seule nous donnera l’explication des inégalités et des anomalies qui existent dans l’impôt, et par suite les conditions d’une réforme.

Lorsque les premiers humains, éparpillés sur la surface de la terre, commencèrent à se rapprocher et à former de petites agglomérations politiques, instituèrent les mariages, l’autorité paternelle, la propriété, la royauté, les sacrifices, et quelques formules de lois, la puissance publique fut considérée comme une émanation du ciel, omnis potestas à Deo, et se trouva dès lors investie de l’action civilisatrice. Toute propriété releva, par la même raison, du gouvernement, c’est-à-dire du droit divin : Domini est terra et plenitudo ejus, la terre est à l’Éternel et tout ce qui la remplit, dit le Psalmiste.

Les propriétaires, ou nobles, compagnons du roi, furent considérés comme de simples usufruitiers : quant à la multitude, encore à l’état sauvage, qu’il s’agissait de former au travail et aux mœurs, son lot fut naturellement l’obéissance et la servitude. C’est par cette rude discipline du travail servile, il faut bien l’avouer, que les peuples se sont élevés peu à peu à la civilisation, à la liberté, et à l’exercice de leurs droits. L’homme n’est sorti de la sauvagerie que pour devenir, pendant de longs siècles, un forçat.

La condition de l’impôt est donc parallèle à celle de la propriété. Tout ce que produit l’esclave est censé appartenir à son maître ; de même que tout ce que produit la race vaincue, hilotes, serfs, colons du fisc, etc., est censé appartenir à l’État. Quant à la propriété, émanation du souverain, privilége de l’homme libre, c’est-à-dire du noble, elle est franche de tribut ; seulement elle relève du prince et lui rend hommage.


Témoignages historiques : l’impôt d’après la Bible.


La Bible témoigne, de la façon la plus naïve, de toutes ces relations. Le Seigneur dit à Abraham : « Je suis l’Éternel qui t’ai fait sortir de Ur des Chaldéens, afin de te donner ce pays pour le posséder. » Ce qui signifie qu’Abraham, étranger, sans propriété dans la Chaldée, en danger de servitude et de tribut, allait devenir à son tour propriétaire et exercer le droit seigneurial dans le pays de Chanaan.

Voilà la propriété selon le droit divin.

Et à Moïse : « Je vous ferai entrer au pays que j’ai juré de donner à Abraham, à Isaac et à Jacob, et vous le donnerai en héritage… J’expulserai les Chananéens, les Héthéens, les Phéréséens, les Hévéens, les Jébuséens, et vous conduirai dans un pays où coulent le lait et le miel… Chassez devant vous tous les habitants du pays ; brisez leurs idoles, leurs images de fonte ; détruisez leurs hauts lieux, rendez vous maîtres du pays et habitez-y : car je vous l’ai donné pour le posséder. » — On sait que ces races, maudites en vertu du droit jéhovique, ne furent ni entièrement exterminées, ni même entièrement expulsées : une partie resta dans le pays, mais fut faite esclave, tout au moins tributaire.

Voilà l’impôt selon le droit divin.

D’après cette économie, Dieu, représenté par le sacerdoce, et les chefs de familles sont les maîtres des hommes et de la terre ; leur droit s’étend sur les produits du commerce, de l’industrie et sur tous les fruits du sol. Toutefois le noble hébreu, ne possédant que par concession du dieu, devra fournir aux frais du culte : la dîme est la quote-part à laquelle le Souverain céleste consent à limiter son droit de suzeraineté. Originairement le roi, chef de l’État, ne perçoit pas de contribution sur la propriété ; il n’a de revenu que celui de ses domaines : ce n’est que plus tard, quand la hiérarchie s’est constituée, et comme représentant de Dieu pour le temporel, que le roi s’arroge le domaine éminent sur les personnes et sur les choses. Ainsi se pose à la fin Louis XIV ; mais c’est justement aussi l’inverse de ce qu’a voulu la Révolution. La théocratie est la source du pouvoir absolu, de même que la liberté et l’égalité ont leur principe dans le droit de l’homme.

« Tout ce qui naîtra le premier parmi les hommes, dit Dieu dans la Bible, m’appartiendra, et même le premier parmi les animaux… Tu apporteras les premiers des fruits de la terre dans la maison de l’Éternel. »

Dieu partage ensuite avec les élus, ses ministres : « Ce qui restera du gâteau offert sera pour Aaron et ses fils. — On rachètera les premiers-nés des hommes, depuis l’âge d’un mois, moyennant cinq sicles d’argent… Pour ce qui est des enfants de Lévi, je leur ai donné pour héritage toutes les dîmes d’Israël, pour le service auquel ils sont employés. »

Voilà le principe de la rémunération des fonctionnaires publics, d’après le droit divin.

Dans le partage du butin, Moïse met à part un sur cinquante, tant des personnes que des animaux, et il le donne aux Lévites, comme l’Éternel le lui a commandé. — « Chacun donnera de ses villes aux Lévites, à proportion de l’héritage qu’il possédera. Les chefs des tribus rivalisèrent de zèle dans leurs offrandes pour l’érection du tabernacle et la dédicace de l’autel. Ainsi l’autel et le trône, la liste civile et le budget ecclésiastique : voilà, toujours d’après le droit divin, le premier emploi des fonds de l’État.

Pour compléter le tableau, l’assistance et la charité procèdent encore du droit divin : « Quand tu feras la moisson et que tu auras oublié quelques poignées d’épis, tu ne retourneras point pour les prendre… Quand tu secoueras tes oliviers, tu ne retourneras pas y chercher de branche en branche… Quand tu vendangeras ta vigne, tu ne grappilleras point les raisins qui sont restés après toi : mais ce sera pour l’étranger, l’orphelin et la veuve, afin que l’Éternel te bénisse dans toutes les œuvres de tes mains. »

Cette manière de recommander l’aumône est touchante et poétique ; mais n’oublions pas qu’elle a pour corollaire le droit divin, la propriété de droit divin, le gouvernement de droit divin, l’impôt de droit divin, c’est-à-dire l’exploitation des masses jusqu’à l’extrême limite du nécessaire. Il est bien d’admirer la Bible, monument vénérable de nos antiquités. Mais la Bible, pas plus que l’Évangile, ne connaît le droit de l’homme et l’égalité. Ni le mosaïsme, ni le christianisme, n’eurent la notion complète de la Justice : il faut arriver jusqu’à la Révolution.


L’impôt dans la société païenne.


Les autres nations, les grandes monarchies orientales, les républiques de la Grèce et de Rome, n’entendirent pas autrement que les Hébreux le droit public et l’impôt. Les expéditions des Sésostris, des Nabuchodonosor, des Cyrus, des Sémiramis, n’eurent d’autre objet que la razzia. Athènes vivait du tribut des villes qu’elle s’était soumises et dont la plupart étaient grecques ; Sparte était organisée pour le pillage ; Rome, qui répandit parmi les peuples la notion du droit universel, se fit payer de ce service en soumettant à son droit théocratique les nations vaincues. Que si l’on me demande de quoi subsistait l’État, à Rome, avant la conquête, je répète que l’État consistait tout simplement dans l’exploitation du plébéien par le patricien ; qu’en principe il n’y avait pas d’impôt, puisqu’il n’y avait pas de contribuables ; que le roi, comme les nobles, vivait du produit de ses champs ; que, lorsqu’il fallut recourir à des contributions, le payement de ces charges créa pour le citoyen une nouvelle prérogative, jus tributorum, analogue à notre cens électoral, témoignage et compensation de l’immunité originelle ; que le trésor public s’emplit ensuite au moyen du pillage ; et que l’impôt, établi sur l’étranger, commença avant la conquête. Ainsi en fut-il dans l’antique Orient ; ainsi le pratiqua d’abord la féodalité au moyen âge. Non content de prononcer l’incorporation politique des nations subjuguées, le patriciat romain s’en partage les terres : la conquête a pour conséquence l’expropriation. Partout, à la suite des armées, s’abattent des proconsuls, des procurateurs, des exacteurs, avec mission de tirer du pays tout ce qu’il peut rendre. Ce qui reste au domaine, ager publicus, est cultivé au profit du gouvernement par les anciens propriétaires réduits en esclavage. Les municipes, constitutions des aristocraties locales, ne font qu’aggraver la misère des masses. Le plaidoyer de Cicéron contre Verrès nous révèle une série de brigandages qui étaient la règle, non l’exception. Encore le principal grief de l’orateur contre l’accusé est-il tiré, non de l’énormité de ses exactions, mais de ce qu’il les a fait peser sur des citoyens romains. Le citoyen romain était de droit exempt d’impôt : cette simple observation en dit assez. — Triste retour des choses d’ici-bas ! Le tribut, par sa nature, par son principe, par son objet qui n’était autre que le développement de la civilisation, avait été dirigé par les fils aînés de cette civilisation contre les classes inférieures et contre les races barbares ; et voici que les barbares du Capitole s’affirmaient à leur tour, contre les Grecs et les Orientaux leurs maîtres, comme bénéficiaires du droit divin, comme civilisateurs !

Rien ne se dissipe plus vite que la richesse mal acquise. Ce qui vient de la flûte s’en va au tambour : ce proverbe est aussi vrai des nations que des individus. Sans doute quand les tributs étaient épuisés, quand les villes tributaires se révoltaient, citoyens grecs et citoyens romains étaient bien forcés de se cotiser et de subvenir avec leurs propres revenus aux dépenses de l’État. Des impôts étaient alors établis, de la même manière et d’après les mêmes principes que nous suivons aujourd’hui. 11 n’est peut-être pas une forme d’impôt parmi les nations modernes qui n’ait été connue des Romains et des Grecs : nous aurons plus d’une occasion d’en parler. Mais ce qui sépare radicalement l’institution grecque ou latine de la nôtre, ce qui exclut entre elles toute assimilation, c’est que, la production étant établie sur le travail esclave, l’impôt conservait en définitive, comme la propriété, son caractère de droit divin, et, tout en frappant parfois, avec une extrême modération, le citoyen propriétaire, n’avait pourtant de limite vis-à-vis du travailleur que son strict nécessaire. En fait, l’impôt payé à l’État par l’homme libre était une part, non de son produit, mais, qu’on ne l’oublie pas, de son butin. Aussi la fiscalité grecque et romaine n’a-t-elle apporté au système de l’impôt aucune amélioration sérieuse.


L’impôt pendant le moyen âge.


Ce que les Romains, féroces et grossiers, avaient fait aux Grecs, aux Égyptiens et aux Orientaux, leurs initiateurs et leurs modèles, les barbares du Nord le firent à leur tour aux Romains. La civilisation, pour la seconde fois, fut tributaire de la barbarie. Puis, quand il n’y eut plus rien à piller, plus de tribut à percevoir, on recommença à charger à merci et miséricorde serfs, vilains et roturiers. La féodalité continue la tradition économique du droit divin : prestation en nature, tribut en argent, denrées, banalités, dîmes, gabelles, expropriations, confiscations, pressurent le petit peuple, taillable à la volonté des princes, seigneurs et prélats. Ces mœurs sont d’hier : il est utile de le rappeler à la démocratie, afin qu’en mesurant de l’œil le chemin qu’elle a parcouru elle apprenne à mieux connaître sa tâche, à la poursuivre avec intelligence, et surtout avec patience.

Le terrier de Magny-sur-Tille, dit Courte-Épée, porte qu’à la première couche de la dame les villageois sont tenus de battre les fossés pendant quinze jours pour empêcher le cri des grenouilles. Le château de Windsor, à Londres, fut construit en partie, sous Edouard III, par des ouvriers que les estafiers du roi enlevaient sur les grandes routes. Ils n’avaient d’autre payement que leur nourriture ; ceux qui tentaient de s’échapper pour retourner dans leurs familles étaient emprisonnés et jugés comme traîtres et félons. Le château de Thouars (Deux-Sèvres), commencé en 1635, coûta 1,200,000 livres de l’époque, non compris les remblais, transports et une partie de la main-d’œuvre, exécutés au moyen de corvées gratuites : de pareils travaux coûteraient aujourd’hui une douzaine de millions. Dans la construction de Versailles, afin d’avancer de quelques années les plaisirs du roi, on employa les troupes ; nul, quel que fût son grade, n’avait le droit de s’absenter seulement pendant un quart d’heure.

« Le roi veut aller à Versailles, écrit Mme de Sévigné ; mais il semble que Dieu ne le veuille pas, par l’impossibilité de faire que les bâtiments soient en état de le recevoir et par la mortalité prodigieuse des ouvriers, dont on emporte toutes les nuits des chariots pleins de morts. On cache cette triste marche pour ne pas effrayer les ateliers. »

Une opinion répandue est que Versailles a coûté 1,400 millions de francs, soit, à 5 pour 100, un loyer de 70 millions par année pour le logement du grand roi. Les écrivains qui, dans les pays monarchiques, vantent les gloires princières, ont grand soin de n’en pas faire le décompte : il serait trop évident qu’elles sont loin de valoir ce qu’elles ont coûté. Ce qui fait la gloire de l’homme, ce n’est pas de consommer d’immenses trésors à des bagatelles ; c’est, par la pensée, l’industrie, la bonne administration, de faire beaucoup avec peu ; c’est, à l’exemple du Créateur, de faire de rien quelque chose.

Les chartes communales, par lesquelles les populations essayèrent de mettre quelque ordre dans les exactions seigneuriales, ne furent pour la royauté et la noblesse qu’une sorte d’escompte de leur absolutisme, la renonciation, moyennant argent comptant, à une partie de leurs rapines. Ne perdons pas de vue ce principe que, dans l’esprit du droit divin, le serf, le vilain et le roturier sont toujours le sauvage, que l’intérêt de la civilisation commande de traiter en bête de somme. Lorsque le seigneur se relâche de sa sévérité, c’est de sa part gracieuseté pure, largesse et miséricorde.

La charte à titre onéreux concédée à Auxonne, en 1229, par Etienne II, comte de Bourgogne, contient, entre autres stipulations :

« 1° Le prince est tenu de payer ce qu’il prendra dans les jardins, soit pour sa cuisine, soit pour ses chevaux, dont la nourriture est taxée à un denier par tête et à deux deniers pour le jour et la nuit. — « 2° Il doit avoir quarante jours de crédit… — 6° Les hommes d’Auxonne doivent au seigneur l’ost et la chevauchée, ou en place le charroi ; mais il ne peut les conduire si loin qu’ils ne puissent retourner au gîte le même jour. »

Il a fallu des siècles pour faire entrer dans le droit public des nations des principes comme ceux-ci : Que tout service mérite salaire ; que tout objet de consommation ne peut s’obtenir, par qui que ce soit, et de la part de qui que ce soit, que contre un équivalent, et que, pour opérer cet échange, il faut le consentement du vendeur, aussi bien que celui du demandeur. De semblables maximes, au xie siècle de l’ère chrétienne, étaient séditieuses, révolutionnaires. C’était juste le contraire qui constituait le droit du seigneur, lequel n’y dérogeait que par un acte de son bon plaisir et en vertu d’une charte spéciale.


Les rois, dans l’intérêt de l’impôt, prennent l’initiative de l’affranchissement.


« Les affranchissements dépendaient de la volonté des seigneurs, » dit Thibaudeau, Histoire des États généraux. Philippe le Bel fait plus ; il donne aux serfs le droit de se racheter. « Considérant, dit-il, que notre royaume est appelé le royaume de France, et voulant que la chose en vérité soit accordante au nom, avons ordonné que généralement par tout notre domaine servitudes seront ramenées à franchises, pour que les autres seigneurs qui sont hommes de corps prennent exemple à nous. » — C’est un bienfait, ajoute l’auteur ; mais il ne faut pas l’exagérer. Il se réduit à vendre l’affranchissement à ceux qui se présentent pour l’acheter : les rois font ce commerce dans leurs domaines, les seigneurs aussi. Ainsi, sous les premiers césars, les propriétaires d’esclaves ayant reconnu qu’il y avait plus de bénéfice pour eux à affranchir leurs esclaves, moyennant une redevance que ceux-ci devenus libres s’engageaient à payer, qu’à les faire valoir à leur compte, la coutume des affranchissements s’établit partout. Les empereurs ne firent que réglementer la chose : ce fut une des causes qui déterminèrent la formation du christianisme.

Affranchi du seigneur, le paysan devient sujet direct du roi, par conséquent soumis à l’impôt. Tout ce que la féodalité perd aux affranchissements, le pouvoir royal le gagne. Aussi, chose édifiante, les rois sont-ils les plus ardents promoteurs de la liberté. Louis X, dit le Hutin, proclame que, selon le droit de nature, chacun doit être franc. Ne dirait-on pas déjà la célèbre déclaration des droits de l’homme et du citoyen ? Louis X ne se borne pas, comme Philippe le Bel, à vendre la liberté ; les serfs sont trop défiants d’eux-mêmes, trop craintifs, trop abrutis pour l’acheter : il les y force. — « Attendu, dit-il, que plusieurs, par mauvais conseils ou faute de bons avis, ne connaissent pas la grandeur du bienfait qui leur est accordé, » ordonne en conséquence à ses officiers de taxer les habitants suffisamment, et autant que leur condition et leurs richesses peuvent bonnement le souffrir.


L’impôt conçu comme remède à la fainéantise populaire.


Il faut le reconnaître, il existe dans les multitudes humaines une tendance à l’inertie qui les porte à ne travailler que juste pour le nécessaire, et, ce nécessaire strictement obtenu, leur fait préférer une pauvreté oisive à une aisance libérale. Cette disposition d’esprit a été observée chez tous les sauvages : elle se retrouve, à un degré notable, chez les civilisés.

Le Corse passe des mois entiers sur ses montagnes, dormant et vivant de châtaignes, qui ne lui coûtent rien. Le lazzarone qui a mangé sa polenta ne remuerait pas un sac pour tout l’or du monde : il faut attendre que l’appétit lui soit revenu. L’abondance, le gain trop facile rendent la multitude paresseuse et plus vile : qui n’a eu maintes fois, dans nos grandes villes, l’occasion de s’en apercevoir ?

Le remède à cette fainéantise, appliqué par les propriétaires d’esclaves, les seigneurs féodaux et les rois, est connu, c’est toujours le même : soustraire au travailleur une partie de son produit, de manière à le forcer à produire d’autant. Et notez qu’ici l’impôt, car en vérité il ne s’agit pas d’autre chose, pour être efficace, doit frapper sur le nécessaire, faire juste le contraire de ce que nous demandons aujourd’hui.

L’exagération des charges est le premier et le plus ancien des moyens de civilisation, l’instrument de police le plus énergique. — « Je connais les mœurs des vilains, dit le connétable de Bourbon aux États tenus sous Charles VIII ; si on ne les comprime pas en les surchargeant, bientôt ils deviennent insolents. Si donc vous ôtez entièrement l’impôt des tailles, il est sûr que tout de suite ils se montreront les uns à l’égard des autres comme envers leurs seigneurs, gens rebelles et insupportables. Aussi ne doivent-ils pas connaître la liberté ; il ne leur faut que la dépendance. Pour moi, je juge que cette contribution est la plus forte chaîne qui puisse servir à les contenir. » Les quakers, ces hommes aux mœurs pacifiques et douces, qui ont renouvelé parmi eux la fraternité des premiers chrétiens, professent des maximes toutes semblables : ils disent qu’il faut contenir les ouvriers et ne pas trop les payer. Pareille doctrine a été soutenue à la tribune française : « Le travail est un frein ! » s’écriait M. Guizot. Or, remarquez que M. Guizot n’est ni un homme de l’ancien régime, ni un partisan du droit divin, ni un catholique ; M. Guizot est un homme de 89, royaliste constitutionnel et parlementaire, et protestant.


Les États généraux : leurs idées en matière d’impôt, leur influence.


L’institution des États généraux, pour le consentement des aides et subsides, apporte toute une révolution en germe dans la question des impôts : c’est l’aristocratie de la nation appelée à voter la base, la quotité, l’emploi et jusqu’au mode de perception des contributions. En 1346, les États de la Langue d’oïl, réunis à Paris, et ceux de la Langue d’oc, assemblés à Toulouse, consentent la prorogation des taxes établies sur le sel et la marchandise, mais en déclarant qu’elles sont « moult déplaisantes au peuple. »

Notez ce point : ce n’est pas le peuple qui est appelé à voter, cela va sans dire ; il ne voterait rien du tout, il ne produirait pas même de quoi payer l’impôt. Ceux qui sont appelés à voter l’impôt sont les chefs directs et immédiats du peuple, seigneurs terriens, abbés, prélats, bourgeois, chefs de métiers, etc. Les classes représentées aux États ne payent pas l’impôt, mais comme elles tirent du peuple leur propre revenu, elles sont intéressées à ce que l’impôt ne soit pas trop onéreux ni vexatoire. Tel est le sens de cette institution fameuse des États généraux. Le même mouvement se produit en Angleterre.

Les États de 1355, sous le roi Jean, font un pas de plus. Ils prennent l’initiative sur une foule de questions réservées jusque-là à la prérogative royale ; ils décident souverainement et s’ajournent à époque fixe ; ils établissent l’impôt sur tous les Français, sans exception de classes, et même sur le domaine de la couronne ; ils demandent que les taxes soient perçues par leurs agents, à l’exclusion des officiers royaux.

Chacun sait que pendant la captivité du roi de France, il se produisit à Paris un mouvement démocratique, sorte de prologue de la révolution de 89, écho de la révolution qui faisait bouillonner la Flandre, qui s’accomplissait sous une autre forme dans les vallées de l’Helvétie, et qui agita l’Europe entière. Cette agitation n’eut pas, en France, d’effets durables. La démocratie fut vigoureusement réprimée ; les États généraux continuèrent leurs palabres, impuissants à obtenir la moindre réforme, mais semant des maximes qui devaient lever plus tard.

Sous Charles VIII, les orateurs du droit divin reprochent aux députés du tiers état de diminuer l’autorité du roi, de lui couper les ongles jusqu’à la chair, de défendre aux sujets de payer au prince autant que les besoins du royaume l’exigent, d’avoir la prétention d’écrire le code d’une monarchie imaginaire et de supprimer les anciennes lois.

Toujours les mêmes plaintes du côté du mouvement, toujours les même reproches de la part de la résistance. Les idées marchent cependant : sous Charles IX, l’Assemblée se permet de censurer la cour, les courtisans, la noblesse, le clergé, et de crier au scandale et à la dissolution des mœurs. — En 1576, les députés requièrent, en raison des mystifications antérieures, que tout ce qui sera unanimement arrêté par les États soit approuvé par le roi, et devienne une loi irrévocable et inviolable. Mais, sous Louis XIII, en 1614, les États s’émancipant encore, la cour rappelle à l’assemblée qu’elle n’a pas le droit de délibérer et de provoquer des décisions en dehors de ses cahiers. On commençait à ne plus s’entendre : la victoire restait à la force. À partir de cette convocation, les États généraux furent tenus à l’écart jusqu’en 1789.

Quelle qu’ait été l’influence des États généraux sur la constitution du droit moderne en matière d’impôt, on peut dire que leur rôle a été plutôt moral qu’effectif : quant aux résultats, l’opinion suivante d’un écrivain royaliste en donne la mesure :

« Les revenus du domaine de la couronne ne suffisant plus aux rois, dit Étienne Pasquier, il fallait y suppléer par des impôts. Toute la charge tombait sur le roturier. On l’appela avec les prélats et les seigneurs pour lui faire avaler avec plus de douceur la purgation et en tirer de l’argent. Honoré et chatouillé dans son honneur, il se rendait plus hardi prometteur. Engagé par son concours dans l’assemblée, il n’avait plus de motifs pour murmurer. Quelques bonnes ordonnances de réformations rendues sur la demande des États n’étaient que belle tapisserie servant seulement de parade. » Ne dirait-on pas l’histoire, écrite deux cent cinquante ans à l’avance, de toutes les assemblées représentatives et oppositions dynastiques ?

On conçoit, sans qu’il soit besoin pour cela d’une longue démonstration, tout ce qu’une pareille conception des rapports sociaux, et de l’impôt qui en est ici l’expression, devait enfanter d’incroyables abus. Toutefois ne le perdons pas de vue : c’est ainsi qu’a débuté partout l’ordre politique ; c’est par de semblables idées que la civilisation a marché ; et, chose bien plus étrange, c’est dans cette pratique abominable que nous finirons par découvrir les principes qui doivent régir la société et le système des contributions modernes.


Effet de l’impôt sur les masses : tandis que la plèbe se civilise, l’aristocratie se déprave.


Jetons donc encore un regard sur cette théorie de l’impôt, telle que nous la donnent à l’unisson la féodalité, le droit divin et l’antique esclavage.

Partout l’impôt apparaît comme la tache originelle et le cachet de la servitude. Non contentes de s’affranchir des charges publiques, les classes privilégiées se font octroyer des pensions sur les revenus de l’État. Les cahiers de 1483 réclament, à l’égard des pensions, « que messeigneurs qui en jouissent se contentent des revenus de leurs seigneuries, ou au moins que ces pensions soient modérées, raisonnables, supportables, car elles se prennent, non sur le domaine du roi, qui n’y pourrait fournir, mais sur le tiers état. Il n’y a si pauvre laboureur qui ne contribue à payer ces pensions, et il est souvent arrivé que, pour y subvenir, il est mort de faim avec ses enfants. »

Ainsi, après avoir d’abord combattu les demandes de la couronne, les classes privilégiées se trouvèrent intéressées, pour leurs pensions, à les appuyer : sous ce rapport, le système n’a pas beaucoup changé en France depuis 1789.

Les doléances sont d’une triste et navrante uniformité. En 1484, nous sommes en pleine renaissance. Or, écoutez : « Il faut que le pauvre laboureur paye et soudoie ceux qui le battent, qui le délogent de sa maison, qui le font coucher à terre, qui lui ôtent sa subsistance. » — 1560. « Les seigneurs, ayant procès avec leurs justiciables, envoient dans leurs maisons des gens de guerre qui les battent, les molestent, les travaillent de toute manière et les réduisent à la dernière extrémité… Ils ont enlevé de fait et de force aux habitants des villes et villages des bois, usages et pâturages dont ils jouissaient de temps immémorial… Ils perçoivent des péages, et n’entretiennent pas les ports, passages, chaussées et chemins… Les gens de guerre ne se contentent pas des vivres qui se trouvent chez leurs hôtes ; ils les forcent d’aller en chercher ailleurs et partent sans rien payer. Bien souvent ils emmènent les chevaux et harnais des laboureurs jusqu’à une ou plusieurs étapes ; ils volent et emportent les effets et hardes de leurs hôtes, et pour tout payement les battent et outragent… Les veneurs, fauconniers, valets de chiens, archers, muletiers, contraignent les habitants à déloger de leurs maisons, et prennent à discrétion les provisions et les meubles sans rien payer, ou ne les payent qu’à moitié de leur valeur. De même, dans les voyages du roi, on prend pour son service les chevaux des paysans, et on en paye arbitrairement l’usage. »

Richelieu, cité par J.-B. Say, dit crûment : « Le peuple n’est point taxé ; il est pillé. Les fortunes ne se font pas par l’industrie, mais par la rapine. » Richelieu, ajoute Say, était assez sûr de son pouvoir pour être impunément effronté. Mazarin se contenta de piller sans le dire.

C’est vers ce temps que la bourgeoisie, devenue riche, se met à rechercher l’anoblissement. En prenant des lettres de noblesse, que le roi faisait payer cher, elle devenait, comme les seigneurs féodaux, exempte d’impôt. L’anoblissement était un rachat, bien plus, un droit à la faveur du prince et à la participation au trésor public. Unis par mariage et par la communauté de privilége, le bourgeois et le noble pouvaient-ils encore parler de mésalliance ?

Ainsi, à mesure que le malheureux serf, vaincu par les coups, la faim et la misère, devient plus laborieux, plus intelligent, plus moral, à mesure qu’il se décrasse et se civilise, ses maîtres se dépravent et leur conduite devient plus atroce. Il n’y a nulle comparaison à faire entre les mœurs seigneuriales du xve, du xvie et du xviie siècle, et celles du temps de Charlemagne, quand le baron mangeait avec ses hommes, dans la même salle, leur donnant à tous le vivre et la paille, et ne demandant au colon devenu serf que ce qu’autorisait l’usage établi. Et comme si la royauté, que nous avons vue tout à l’heure, sous Louis X et Philippe le Bel, émancipatrice des serfs, revenait à sa nature et se condamnait elle-même, nous la retrouvons ici, déposant son masque de libéralisme, pillant et rançonnant le manant, comme aurait pu le faire le dernier des hobereaux.

1676. — « Tout ce que le peuple fait, tout ce qu’il laboure, tout ce qu’il travaille, c’est pour la nourriture, le bien et le repos des autres états. Le pauvre laboureur des champs laboure, sème et moissonne, travaille jour et nuit, soir et matin, à la chaleur, au froid, par la pluie et le beau temps, à la sueur de son corps, vivant sobrement et pauvrement de gros pain et d’eau, pour faire vivre les grands splendidement, à leur aise, bien servis, vêtus et entretenus de tous les besoins de la vie. C’est pour ces autres états, non pour lui, qu’il travaille ; tout son labeur revient à la commodité des plus grands et des plus aisés. »

Ces faits devraient être enseignés dans les écoles, en guise de commentaires à l’histoire ecclésiastique et à la sainte Écriture, afin de rappeler aux peuples et à ceux qui les conduisent ce que coûtent la liberté et la civilisation, et de quelle misère nous sommes sortis tous.


Des procédés fiscaux sous le régime du droit divin.
Emploi des fonds.


Le principe et le but de l’impôt, antérieurement au droit moderne, étant donc la contrainte de l’homme au travail ; sa forme générale, la spoliation du travailleur : on conçoit que son assiette variât à l’infini. Tout ce qui était bon à prendre était matière imposable, exigible, soit en nature, soit en argent. Il y avait donc des impôts sur toutes choses : sur la terre, sur les récoltes, sur le bétail, sur le gibier, le poisson, la volaille ; sur le travail, sur la circulation, sur la mouture, sur le four à cuire, sur la naissance, sur la mort, sur le mariage. De ce dernier est sorti le droit de cuissage, dont on a essayé de rire, mais qu’il n’est pas possible de révoquer en doute aujourd’hui. Je ne m’arrêterai point à faire la description de chacun de ces impôts, dont les plus vexatoires, demeurés célèbres sous le nom de droits féodaux, sont tombés en 1789 sous la réprobation de leurs propres titulaires. Qu’il me suffise de remarquer pour le moment que le principe de la multiplicité de l’impôt est sorti de la pratique, je devrais dire de l’iniquité féodale. Si ce n’est pas une raison de le rejeter, c’en est une au moins de l’examiner sévèrement.

Après l’assiette et la multiplicité de l’impôt, il est un autre point de vue sous lequel nous aurons à le considérer, celui de la perception. Que nous enseigne à cet égard le droit divin ?

La perception des taxes absorbait le plus clair des revenus publics. C’était tout simple : l’impôt n’était pas seulement, à cette époque, le revenu de l’État, c’était le revenu du roi, des seigneurs, des anoblis et de leurs créatures. — « Plus de dix mille droits, dit Mallet dans ses Comptes rendus des finances, composent aujourd’hui les revenus de la couronne, et plus de soixante mille personnes sont employées à la régie et à la conservation de ces droits. Rien de plus arbitraire et de plus injuste dans l’imposition et le recouvrement de la taille, depuis que la répartition et la levée s’en font par les intendants, leurs subdélégués, les receveurs en titre et autres officiers du roi. C’est ce qui a causé l’inégalité des contributions, les frais multipliés, les vexations et la ruine des meilleurs sujets. »

L’on voit apparaître ici pour la première fois un mot d’une grande portée et qui nous conduira loin, l’égalité des contributions. Dans la rigueur du système théocratique et féodal, l’égalité des contributions est un non-sens. Le serf devant rendre tout ce qui dépasse son nécessaire, et même payer quelque chose de ce nécessaire, il est clair que personne n’a à se plaindre de l’inégalité. Celui qui a plus donne plus, celui qui a moins donne moins : pourvu qu’on ne lui demande que ce qu’il a, il n’a rien à dire. L’égalité est une expression malsonnante : elle suppose un droit, et devant son seigneur et maître le droit du serviteur n’existe pas. Mallet, son langage seul le ferait deviner, quand même il n’aurait pas mis de date à son livre, écrivait à la veille de la révolution.

Vauban, dans son projet de Dîme royale, motive sur des abus de ce genre les réformes qu’il propose : « Tous ceux qui savent pêcher en eau trouble et s’accommoder aux dépens du roi et du public n’approuveront point un système incorruptible qui doit couper par la racine toutes les pilleries et malfaçons qui s’exercent dans le royaume, dans la levée des revenus de l’État. » — Du temps de Vauban les idées n’étaient pas mûres, la misère du peuple ne criait pas vengeance, soit qu’elle ne fût pas suffisamment sentie, soit plutôt que le peuple n’eût pas acquis, à un assez haut degré, la conscience de ses droits. Des esprits prompts, tels que Vauban, Fénelon, Racine, devançant leurs contemporains d’un siècle, étaient presque des perturbateurs de la tranquillité publique. Louis XIV le leur fit bien voir.

La perception de l’impôt au plus bas prix possible est un principe en contradiction directe avec l’esprit féodal : il y avait toute une révolution dans ce seul mot.

Même observation sur la défense des revenus de l’État.

L’emploi des fonds, comme la quotité et la répartition, est à la volonté des seigneurs et des princes. Toutes les assemblées d’États généraux réclament que les subsides votés par elles ne soient pas détournés de leur affectation. Aux États tenus sous Louis XIII, La Barillière se permet de dire que François Ier, au lieu de penser à construire des vaisseaux pour se rendre le dominateur des mers, avait fait bâtir aux portes de Paris le modèle de sa prison de Madrid. Henri III dépense quatre millions de livres pour les noces de son favori Joyeuse. Mazarin dote sa famille sur le budget, et se fait à lui-même une fortune de trois cents millions de francs, monnaie actuelle. Louis XIV fait bâtir par Mansard, pour Mme de Montespan, le château de Glagny, moyennant 2,861,728 livres tournois. Le même engloutit dans les folies de Versailles plus d’un milliard. Effrayé de l’énormité des dépenses, il fait brûler les mémoires et pièces justificatives.

« On vous a élevé jusqu’au ciel, lui écrit Fénelon en 1695, pour avoir effacé, disait-on, la grandeur de tous vos prédécesseurs ; c’est-à-dire pour avoir appauvri la France entière, afin d’introduire à la cour un luxe monstrueux et incurable. On a rendu votre nom odieux et toute la nation française insupportable à ses voisins. »

La France, hélas ! il faut le rappeler à la décharge de Louis XIV, était pour une forte part complice de cet orgueil et de ces profusions. Son éducation était peu avancée : elle adorait le monarque qui la dévorait ; elle applaudissait à ses plaisirs, à ses amours, à son luxe, à ses victoires, à ses conquêtes, à ses insolences, à sa tyrannie. Elle était encore à moitié féodale, et se souciait aussi peu des douleurs des paysans que de celles des protestants. La révolution s’est faite, et la France n’a pas entièrement dépouillé le vieil homme ; elle est restée, vis-à-vis de ses nouveaux princes, confiante et débonnaire, autant que dans les plus beaux jours de Louis XIV. Armements, constructions, profusions : nous avons eu tout le passé de nos pères. Toute la différence est que, depuis 1789, il y a en France des bourgeois bien appris qui votent l’impôt en faisant semblant de parlementer ; tandis qu’au xviie siècle le roi prenait à sa guise, sans demander permission à personne.


Que le droit divin en matière d’impôt a été aboli en théorie, non en application.


Que dis-je ? la féodalité renaît de nos jours sous une forme nouvelle ; elle couvre la nation, et déjà se répand sur l’Europe. Ses intérêts, comme jadis ceux des grands seigneurs, sont solidaires de ceux du fisc ; c’est pour elle en partie que l’impôt est perçu ; tant qu’elle ne sera pas ébranlée, il n’y aura pas à craindre que le budget diminue et que l’impôt se réforme. Comme autrefois, la multitude travaille pour un peu moins que le nécessaire : elle forme le bercail, dont les hauts bourgeois sont les chiens et le chef de l’État le berger. Ce n’est pas demain que le peuple français, égalitaire par vanité, non par justice, saura, d’expérience, ce que c’est que l’égalité en matière d’impôt.

J’ai parlé de la France : est-il besoin de redire que ce régime d’exploitation des masses, sous le nom d’impôt, se retrouve dans toute l’Europe féodale, et qu’il fleurit, à l’heure où j’écris ce mémoire, dans la plus grande partie de l’Europe constitutionnelle ? Les successeurs de Guillaume le Conquérant sont obligés d’accorder à la cité de Londres des chartes d’affranchissement, afin de prévenir la révolte provoquée par leurs exactions. Pour faire triompher le principe de la discussion et du vote de l’impôt par les fidèles communes, l’Angleterre a fait périr un de ses rois sur l’échafaud et elle en a chassé un autre : cela a-t-il empêché le gouvernement anglais, tenu en bride par les communes, de charger le pays d’une dette de vingt milliards ? Et quelle histoire scandaleuse que celle de son parlement, de ses bourgs pourris ! Quelle plaie que son paupérisme !

Le principe théocratique et féodal de l’impôt, dans sa forme primitive, n’existe plus que dans deux États, en Turquie et à Rome. Cela se comprend : le sultan et le pape sont à la fois chefs d’États et chefs de religions. Or, admirez l’effet de ce cumul.

En Turquie, quatre siècles d’occupation, de soumission de la part des chrétiens, de cohabitation des vainqueurs et des vaincus, n’ont pu créer une unité nationale. Comme au lendemain de la prise de Constantinople, le musulman est toujours le maître et seigneur du pays, et le raïa, le plébéien taillable et corvéable, soumis au système des razzias, molesté dans sa personne et dans tout ce qu’il possède, au gré du vrai croyant. Des révélations toutes récentes sur les finances turques ont signalé des gaspillages, des abus organiques, inhérents à la constitution de l’empire, qu’on retrouve en Perse, dans l’Inde, et que l’on ne saurait comparer aux désordres éventuels et susceptibles de répressions pénales dont on a parlé en Autriche, en Russie et ailleurs.

Quant au gouvernement papal, les plus grands périls ne sauraient le faire dévier, non plus que le gouvernement du sultan. De sa nature, divin il est, et divin il restera jusqu’au dernier soupir. Son système, émané de sa foi, et que suivent fidèlement tous les établissements catholiques du monde, couvents, sociétés de secours, propagandes, institutions d’éducation, etc., est connu : arbitraire des taxes, absence de comptes, irresponsabilité.

Rome et la Turquie, ces deux plaies de la civilisation européenne, nous donnent la mesure de l’influence détestable que peuvent exercer sur les sociétés humaines le mépris des lois, de la justice et du progrès, et la violation des principes économiques. La génération actuelle semble appelée à voir disparaître ces gouvernements d’un autre âge. Espérons que leur chute sera le signal d’un mouvement général des peuples dans la voie du travail, de la science et de la liberté.



CHAPITRE II


L’IMPÔT SELON LE DROIT MODERNE.
DÉTERMINATION
DES PRINCIPES EN MATIÈRE D’IMPOT.


Rien n’est simple, coulant, aisé à comprendre et à suivre comme l’arbitraire ; rien au contraire de plus difficile à atteindre que la justice et la vérité. Il faut un effort continuel de l’esprit pour devenir philosophe, un dévouement énergique de la volonté pour rester honnête homme, tandis que l’ignorance et l’immoralité vont d’elles-mêmes. Que le penseur, que le citoyen se relâche un seul instant : il tombe dans des fautes qui firent quelquefois le supplice et la honte de toute sa vie.

Pour mettre des esclaves à la chaîne et les contraindre au travail, pour pressurer des populations, nous l’avons vu au précédent chapitre, la marche à suivre n’a rien d’embarrassant ; elle est la même chez tous les peuples et à toutes les époques. L’hypocrisie n’y manque pas non plus : il s’agit de l’intérêt sacré de l’État, de la civilisation que repousse la vile plèbe !… Donc, en principe, l’esclave, serf, vilain, roturier, prolétaire, serviteur ou sujet, c’est tout un, doit à son maître, seigneur, prince, roi, despote ou tyran, tout son produit, moins ce qui lui est absolument indispensable pour subsister. Si le seigneur lui concède davantage, c’est pure gracieuseté de sa part, et à titre d’encouragement. Ne perdons jamais cela de vue, réformateurs.

Maintenant ces idées sont partout changées. Une grande révolution s’est opérée parmi les nations chrétiennes : la souveraineté, qui auparavant résidait dans le prince, seigneur ou prélat, a été transportée à la masse. Mais le gouvernement, l’État, bien qu’ayant virtuellement changé de mains, n’en consomme pas un centime de moins pour cela ; souvent même sa dépense ne fait que s’accroître. Il s’agit de subvenir d’une manière plus équitable à ses dépenses, aux frais généraux de la société. Comment la nation émancipée va-t-elle s’y prendre ?

En autres termes, nous avons vu ce qu’est l’impôt sous le régime du droit divin : que doit-il être, à cette heure, sous le régime du droit de l’homme ?

Depuis plus d’un siècle les savants économistes se sont livrés à cette recherche ; il n’est pas à ma connaissance que de leurs profondes élucubrations il soit sorti une réponse nette et décisive. MM. les conseillers d’État du canton de Vaud ont assisté aux discussions du congrès qui s’est tenu récemment à Lausanne : qu’ont-ils appris qu’ils ne sussent auparavant ? Quelle difficulté, dès longtemps aperçue, a été levée par le congrès ? Tous les vices de l’impôt ont été reconnus, analysés, rapportés à leur cause : il est difficile de croire que ceux qui ont si judicieusement dévoilé le mal n’aient pas soupçonné le remède. Comment ne l’ont-ils pas indiqué ? Je veux le dire : ils n’ont pas osé ; ils ont reculé devant uneperspective qui leur semblait révolutionnaire ; ils ont pensé qu’il n’était pas bon pour la société de suivre la justice à outrance, et ce qui ne fut de la part des maîtres qu’une réserve mal entendue est devenu un dogme pour leurs successeurs.

Cependant il n’est pas possible que l’équivoque se prolonge. Les populations demandent justice et vérité, et elles ont droit de l’obtenir. Chaque jour l’obscurité diminue : au point où en est la science, il suffit d’un homme qui ose tout dire pour que tout le monde voie. Je tâcherai d’être cet homme-là.


§ 1er. — DE LA NATURE DE L’IMPÔT.


Commençons par désobstruer le chemin. Le moyen pour cela est de procéder à la façon des algébristes, par élimination.


L’impôt n’est ni un tribut, ni une redevance, ni un loyer, ni un honoraire, ni une offrande, ni une assurance.


Qu’est-ce que l’impôt dans une société libre ?

Ce n’est pas un tribut : la notion de tribut est incompatible avec celle de liberté et de souveraineté. Même dans le cas d’incorporation d’un pays dans un autre, le tribut a cessé d’exister : les citoyens incorporés sont assimilés à ceux de l’État incorporant ; tous payent la même contribution. Tant et si bien la Révolution a opéré, depuis trois quarts de siècle, sur le vieux monde féodal.

L’impôt n’est pas une redevance : il n’y a plus de main-morte, et l’on ne saurait assimiler la situation des Français ou des Suisses, par exemple, vis-à-vis de leurs gouvernements respectifs, à celle des serfs de Russie, actuellement émancipés, envers leurs nobles, ou de la nation française redevenue propriétaire des biens de l’Église envers son clergé. Le budget ecclésiastique en France est considéré comme une redevance ou indemnité de la propriété ecclésiastique. Pareillement, les serfs russes, ayant obtenu leur liberté par une concession spontanée du tsar, d’accord avec la noblesse, devront payer, pendant un certain temps, à la noblesse, une indemnité ou redevance. Or, ce n’est pas du tout ce que nous entendons par l’impôt.

L’impôt n’est pas un loyer, ce qui serait rentrer dans le droit théocratique, accorder à l’État, considéré comme personne distincte de la nation, un droit antérieur et supérieur à la nation elle-même. L’État n’est autre chose que la nation organisée politiquement ; elle seule est souveraine et propriétaire.

L’impôt n’est pas un honoraire, une sorte de prime ou émolument accordé au prince, à titre de fondateur, d’initiateur et de directeur de la nation, comme cela se pratique dans les sociétés anonymes, et comme l’usage s’en est maintenu, sous le nom de liste civile, dans les monarchies constitutionnelles. La nation n’a point d’autre fondateur, d’autre initiateur, d’autre directeur qu’elle-même ; elle n’obéit qu’à sa raison, librement manifestée par la tribune et par la presse. Le principe d’autorité n’existe pas pour elle. Les magistrats, les princes eux-mêmes, s’il y en a, ne sont que ses mandataires : toute tendance contraire est un retour à la théocratie.

L’impôt n’est pas une offrande, une oblation, comme le soutenait au dernier siècle le marquis de Mirabeau. Ce serait généraliser l’exception que réclamait pour lui seul le clergé avant 1789.

L’Église, disaient les casuistes, ne devait rien à l’État ; elle était franche de toute espèce d’impôt, précisément parce qu’elle était la source de laquelle découlait le droit même du prince, le droit de l’État. Appliquée à la nation tout entière, qui certes est plus que l’Église, une pareille doctrine serait absurde. Elle reviendrait à dire que la propriété est au-dessus de l’intérêt général, ou mieux encore que la propriété c’est l’État ; qu’il y a dans une nation autant d’États que de chefs de famille, entrepreneurs, capitalistes et propriétaires ; que tous ces États sont indépendants les uns des autres, et que celui qui exprime leur collectivité, chargé à ce titre des fonctions les plus sublimes, obligé à de grandes dépenses, n’a rien à prétendre que ce que les citoyens veulent bien lui offrir, ce qui tombe dans la niaiserie.

L’impôt, enfin, n’est pas une assurance : on entend ici par le mot assurance, pris comme synonyme de l’impôt, la garantie donnée au propriétaire contre tous ceux qui peuvent attenter à la propriété, de quelque manière que ce soit. Assimiler l’impôt à l’assurance, c’est, je ne crains pas de le dire, faire injure à la société. M. Émile de Girardin, par les façons dont il s’est approprié cette thèse, l’a faite sienne : « Tel que nous le comprenons, dit-il, l’impôt doit être la prime d’assurance payée par ceux qui possèdent pour s’assurer contre les risques de nature à les troubler dans leur possession ou leur jouissance. Parmi ces risques, nous inscrivons au premier rang le cas de sinistre pour cause de révolution. »

C’est un des défauts de M. de Girardin, lorsqu’il écrit, de ne pouvoir se défaire des préoccupations de son époque. On voit trop qu’il a traversé la révolution de 1848, et qu’elle lui a fait peur. Esprit sceptique, possesseur d’une grande fortune, M. de Girardin n’est pas éloigné, surtout depuis février, de voir dans chaque citoyen qui ne possède pas un ennemi, un spoliateur, que la crainte de Dieu ou du gendarme peut seule retenir ; et c’est en vue de s’assurer contre le risque de pillage ou de partage qu’il a élevé son fameux principe.

L’idée de faire de l’impôt une assurance, si elle était accueillie, prouverait trois choses : 1o que la société, soi-disant régénérée par les principes de la Révolution, ne croit pas à la justice ; 2o qu’elle ne croit pas au droit de propriété, mais seulement au fait établi ; 3o qu’en conséquence, afin de maintenir le statu quo, il y a lieu de recourir, vis-à-vis les classes les moins fortunées, à tous les moyens que commandent la sûreté et qui se résument dans ce mot : la Force. Dès lors, la Révolution, la liberté, le progrès des masses ne sont que verbiage : 1789 a menti ; il faut revenir purement et simplement aux vieilles mœurs. C’est pourtant le même M. de Girardin qui a pris pour devise la Liberté ; mais ni lui ni ses lecteurs n’y regardent de si près. Pourvu qu’on les amuse tous les quinze jours de quelque nouveau sophisme, ils sont contents.

Que veut dire M. de Girardin par ces mots : risque de révolution ? Entend-il le dégât causé aux propriétés dans une émeute ? Non, sa pensée n’a pas une portée aussi étroite. Le risque de révolution, c’est le risque de la rente, du monopole, du capital, tels qu’ils sont constitués. Le risque de révolution, c’était, en 1789, l’abolition des droits féodaux et la reprise des biens du clergé ; en 1847, le suffrage universel ; en 1852, la conversion du 5 en 4 et demi ; ce sera demain la reprise des chemins de fer et des divers services publics, indûment aliénés. Le risque de révolution, en Russie, c’est l’émancipation des serfs ; c’est, à Rome, l’abolition du pouvoir temporel des papes…

Je repousse cette théorie de l’Impôt-Assurance comme offensante pour l’espèce humaine, surtout pour le peuple, comme tendant à restaurer le droit divin, et partant immorale. L’assurance contre les sinistres provenant du hasard et de la force majeure des éléments peut former, comme la viabilité et la banque, une branche du service public : entendue au sens de M. de Girardin, ce serait une nouvelle incarnation de la féodalité, une rétrogradation de trente siècles.


Définition de l’impôt. — L’impôt est un échange : 1er principe.


Revenons au sens commun. L’impôt est la quote-part à payer par chaque citoyen pour la dépense des services publics.

« La contribution, dit Chauvet, est une mise que fait chaque individu, dans l’espérance légitime de retirer de son emploi une utilité proportionnelle : d’où il suit que la société doit en avantages et en jouissances, à chaque contribuable, un dividende proportionnel à sa contribution. »

De cette notion, commune à tous les États libres, il résulte que l’impôt, ou pour mieux dire le système des dépenses et des recettes du gouvernement, n’est au fond qu’un échange. Ce que le pouvoir donne aux citoyens en services de toutes sortes doit être l’équivalent exact de ce qu’il leur demande, soit en argent, soit en travail ou en produits.

Tel sera donc notre premier principe, principe dont chacun sent immédiatement la portée, mais dont chacun voit en même temps combien l’application laisse à désirer : L’Impôt est un échange (A)[1]

De même que, pour certaines utilités, l’échange se fait de personne à personne, de famille à famille ; de même, pour certaines autres utilités, l’échange ne se peut faire que des particuliers à une personne collective, qui a nom l’État. L’initiative des agriculteurs, industriels, commerçants, transporteurs, entrepreneurs, ouvriers, commis, etc., etc., suffit à pourvoir à la plupart des besoins de la société. L’intervention du gouvernement dans les transactions et entreprises qui sont du ressort de l’activité personnelle est réprouvée à la fois par la science et par la liberté. Il est démontré depuis longtemps que les régies coûtent beaucoup plus cher que le travail libre autonome. Cependant il existe des services dont l’initiative, la dépense et la liquidation ne peuvent incomber à tel ou tel en particulier, et qu’il appartient à la collectivité des citoyens de réglementer et de solder. Ces services constituent la spécialité de l’État et sont l’objet de l’impôt.

L’idée de faire du gouvernement, au point de vue de l’impôt, un simple échangiste, est encore assez neuve, malgré nos soixante et dix ans de révolution ; elle est trop en contradiction avec nos mœurs tout empreintes de théosophie et théocratie, avec nos habitudes de sujétion, pour que je ne lui donne pas ici quelque développement. La théorie et la pratique de l’impôt en dépendent tout entières. Assimiler le pouvoir à une branche de la production est presque une irrévérence, un sacrilége. Mais les affaires ne comportent pas de mysticisme ; elles ont pour formule la balance des comptes, non l’épopée ; et quand on persisterait à faire de l’État et du prince qui le représente une émanation de la Divinité, quand les décrets du souverain devraient être pris, selon le vieux style, pour articles de foi, il faudrait encore se résigner à le voir traiter, en ce qui concerne l’impôt, non pas selon le respect qu’impose la puissance, mais selon la rigueur de la comptabilité (B).

Observons d’abord que l’État n’est pas seul de son espèce. Il existe au-dessous de lui de vastes corporations que l’on peut fort bien considérer comme de petits États dans l’État, et qui, organisées pour certains intérêts, ont aussi leurs recettes et leurs dépenses, en un mot leur budget. La loi qui les régit est absolument la même que celle qui doit régir l’État.

Autrefois les maîtrises, jurandes et corporations du système féodal étaient de petites oligarchies fédératives, tourmentées de l’esprit d’exclusion et de monopole qui caractérise leur époque, et ne songeant qu’à s’assurer contre le risque de révolution, comme dit M. de Girardin. Ces fédérations avaient une caisse, des fonds, au moyen desquels elles pourvoyaient à la commune défense. De nos jours, les professions privilégiées, notaires, avoués, huissiers, imprimeurs, se sont constitué des chambres syndicales. Les gens de lettres, les auteurs dramatiques, ont leurs comités pour la défense des droits de tous et de chaque sociétaire. Les chambres consultatives de l’agriculture et du commerce, des arts et manufactures, représentent des intérêts collectifs au sein de la grande collectivité. Toutes ces institutions sont de petits États spécialisés, gouvernements éminemment démocratiques quant à leur forme et à leur origine, mais que travaillent à la fois et les influences aristocratiques et l’indiscipline de la multitude, ni plus ni moins que les grands empires. Les dépenses de ces compagnies ou corporations sont des dépenses d’État.

Sur tous les points de l’Europe, de gros capitalistes, de riches industriels, sollicitant la concession de voies ferrées destinées à servir leurs propres usines, s’engagent à construire en commun, et sur leurs ressources particulières, les chemins dont le bénéfice se retrouvera pour eux, non dans la perception d’une taxe, puisqu’ils sont tout à la fois consignateurs et consignataires, transporteurs et péagers, mais dans la facilité et la rapidité des communications. Dépense d’État.

Les armateurs d’un port se réunissent et entreprennent, par souscription, la construction de docks et de bassins pour le déchargement et l’emmagasinage de leurs denrées. Dépense d’État.

On conçoit de même que tous les échangistes d’un pays prennent l’initiative d’une banque nationale, dont le capital, formé encore par souscription, n’aurait droit qu’à une prime d’amortissement, le bénéfice général de l’institution devant se retrouver dans la réduction au prix de revient des frais d’escompte. Pareilles institutions ont été depuis longtemps proposées en France : elles ont reçu un commencement d’application en Belgique, en Prusse et ailleurs. Dépense d’État.

Tout de même l’État, ce n’est pas seulement la justice, la police, la diplomatie et la guerre, c’est encore une gestion d’intérêts collectifs ; à ce titre, et indépendamment de sa sublimité, à laquelle aucune autre agglomération d’intérêts ne saurait se comparer, l’État est assujéti à la loi rigoureuse du Doit et de l’Avoir, ou plus simplement de l’échange.

Ceci compris, nous pouvons marcher de l’avant. Nous tenons le fil qui de station en station nous conduira hors du labyrinthe.


L’État rend ses services à prix de revient : 2e principe.


Puisque l’État n’est autre chose que la plus grande des corporations que les habitants d’un pays forment pour la garantie et le service de leurs intérêts, et qu’entre le particulier et l’État il n’existe, au point de vue de l’impôt, qu’un rapport d’échange, une question se présente aussitôt : Quel est le prix naturel des services de l’État ?

A quoi je réponds sans hésiter : L’État rend ses services au prix qu’ils lui coûtent, c’est-à-dire à prix de revient, sans bénéfice.

Sous l’ancien régime, les services de l’État, censés services de prince ou de seigneur, pouvaient s’assimiler au commerce que fait un industriel des produits de son industrie, pour lesquels il exige, en sus du prix de revient, un bénéfice. Et comme ledit prince ou seigneur, chef de l’État, était un personnage considérable, qu’il eût été inconvenant de déranger pour un salaire mesquin, on avait jugé que le bénéfice à lui accorder en sus du prix moyen de la journée de travail devait être proportionné à sa dignité et considération. De là les listes civiles, dons de joyeux avénement, pensions et sinécures aux courtisans, aux maîtresses, tout ce qui faisait l’éclat de la monarchie. On ne payait pas seulement le prince pour ses services, on le payait parce qu’il était prince, nominor quia leo. C’était le peuple lui-même, pensait-on, qui s’honorait, se dotait, se magnifiait en la personne de son chef. Cet usage subsiste toujours, quoiqu’un peu voilé : là est la source du méchant esprit qui dans les monarchies règne sur cette abstruse matière de l’impôt. Aujourd’hui que tout le monde raisonne et calcule, ces mœurs princières, qui jadis éblouissaient la multitude, tournent insensiblement au scandale. L’économie politique vit de principes, non de fictions. La Révolution de 89 a dit que le roi était un mandataire, un fonctionnaire, un employé ; tôt ou tard cet employé recevra le juste prix de ses services : rien de moins, rien de plus. C’est dans la logique des choses, bien autrement impitoyable que la logique des hommes.

Distinguons donc soigneusement entre les services et produits des simples particuliers, dont le prix normal, légitime, se compose des frais de production, plus un tant pour cent de profit, et les produits et services de l’État, dont le prix doit rester égal à la dépense, c’est-à-dire sans bénéfice. La raison de cette différence est que le travailleur, chargé seul du soin de son existence, sujet à mille accidents, doit non-seulement vivre de son travail pendant le temps qu’il travaille, mais encore, en vue des éventualités de l’avenir, avoir un reste ; tandis que l’État subsiste de la subvention assurée des citoyens, n’agit au nom et que pour compte des citoyens, ne se distingue pas lui-même de la collectivité des citoyens, en sorte que si, par cas fortuit, il réalisait sur ses dépenses un bénéfice, ce bénéfice ne serait pas pour lui, ce serait pour les citoyens, dont les représentants ne manqueraient pas de faire de ce bénéfice le premier article du budget des recettes de l’année suivante.

Certes, les dépositaires du pouvoir dans les États monarchiques autrefois régis par le droit divin ne pouvaient admettre une semblable distinction. Selon eux, le principe des services publics, surtout quand il s’agit des services industriels, tels que banques, assurances, viabilité, entrepôts, était au contraire que l’État devait viser au plus gros revenu net possible. C’est ainsi que, par un reste de ce vieil esprit féodal, la loi française en a usé pour les chemins de fer, au moyen desquels on a recréé une aristocratie de rentiers formidable. Alors la prospérité du pays est censée se mesurer, non au bon marché des services, mais à la quotité des dividendes. Quand les actions de chemins de fer montent, on dit que la richesse publique augmente : c’est pourtant juste le contraire qui est la vérité. Et c’est encore d’après la même théorie que les partisans de l’État supérieur et antérieur à la société supputent que plus un pays paye d’impôts, plus il est riche. Le pays, pour ces économistes fiscaux, ce ne sont pas les contribuables, ce sont les bénéficiaires des contributions.

La Suisse, moins qu’aucun autre pays, paraît exposée au retour de ces avanies féodales. Mais la vérité veut être étudiée pour elle-même, et il est bien que ceux qui vivent en république sachent ce qu’ils auraient à gagner ou à perdre s’ils cessaient d’être républicains.

Pour se procurer de l’argent, en sus de l’allocation normale, on voit donc le pouvoir, ses ministres, ses agents, à tous les degrés de l’échelle, fidèles au principe de la rémunération honorifique, de l’extorsion féodale, employer tous les subterfuges, tous les prétextes. Tantôt on exagère les traitements, tantôt on les cumule. Le ministre d’un grand empire, tel que la France, ne serait pas dignement rémunéré s’il était mis au même taux que celui d’un petit État comme la Belgique. Majesté et parcimonie ne vont point ensemble. La gloire d’un État doit être en raison de sa grandeur ; les appointements des hauts fonctionnaires, de même que la liste civile du prince, en raison par conséquent, non pas du service, mais de la population. Tandis que les ministres du roi Léopold reçoivent 20,000 fr. de traitement, ceux de l’empereur des Français en auront 100,000. Que dirait-on d’un cordonnier de Valenciennes qui prétendrait se faire payer 20 fr. une paire d’escarpins, attendu qu’il fait partie de la grande nation, tandis que le même article est offert à 6 fr. par le cordonnier de Quiévrain ? Mais la politique, comme autrefois la religion, a le privilége de changer le rapport des choses. Et cela semble si naturel que personne n’y trouve à redire. On trouve tout simple, en France, que le budget, qui en bonne économie publique et d’après les principes de 89 devrait rester proportionnel à la population, croisse, au contraire, en progression plus rapide que la population.

Du reste, il y a mille manières de faire bénéficier les services de l’État ; bien entendu que ce n’est pas pour la nation qu’il bénéficie. Depuis le caporal d’ordinaire qui se faisait un boni sur la soupe du soldat, sauf à partager ensuite avec le capitaine, jusqu’à l’intendant de la liste civile (voir les pamphlets de Timon) confondant les droits de la couronne avec ceux du Domaine, le budget du prince avec celui de l’État, on peut dire que tout pillait et grappillait jadis dans un gouvernement aussi vaste que celui de la France ; en autres termes, que les dépenses de l’État, je ne parle que des services vraiment utiles, coûtent 25 et 30 p. % de plus qu’elles ne devraient. Seulement, il faut ajouter que cela se fait en pleine et parfaite sécurité de conscience. — Les mêmes abus, les mêmes énormités se voient en Angleterre et partout : le soleil de l’économie politique ne luit pas pour le monde gouvernemental.

La démocratie, je parle d’une démocratie qui a conscience et respect d’elle-même, suit nécessairement des principes opposés. Non-seulement elle fait la chasse aux gros traitements, aux cumuls, aux sinécures, aux pots-de-vin et à toute espèce de perception abusive, reste de l’ancien droit divin monarchique et féodal ; elle professe cette théorie qui coupe court à tous les sophismes, savoir : que les services publics, de quelque nature qu’ils soient, doivent être établis pour le pays à prix de revient. Il implique contradiction qu’un peuple bénéficie sur lui-même, s’impose des taxes afin de se créer des revenus, à plus forte raison pour en gratifier des inutilités et des figurants.

C’est d’après ce principe que tout péage, tout impôt sur les voies de circulation doit être réprouvé dès qu’il a pour but, comme cela a lieu en France, en Angleterre, etc., pour les canaux et chemins de fer, de reproduire, avec le capital dépensé, un bénéfice. — Cette question des voies de transport, si mal comprise par le législateur français de 1842, et sur laquelle reposent tant d’oisivetés, mérite que nous nous arrêtions un instant.

La viabilité d’un pays est un chapitre essentiel du compte de ses frais généraux : à ce titre l’exploitation est à tout le monde, c’est-à-dire à l’État, par conséquent en particulier à personne. La dépense une fois faite, l’usage des voies doit être livré à la nation gratuitement. S’il fallait faire payer l’usage des routes, des chemins vicinaux, d’après les règles du commerce individuel et en vue de couvrir les frais d’entretien, l’intérêt et l’amortissement des capitaux engagés, ce serait jeter sur la circulation un embargo bien autrement ruineux pour le pays que la perception, sous forme d’impôt, des sommes nécessaires à cette nature de dépenses. On a cru pouvoir s’écarter de ce principe en ce qui concerne les canaux et les chemins de fer ; et déjà les suites funestes de cette erreur prennent les proportions d’une crise. En ce qui concerne les canaux, d’abord il n’a jamais été possible d’appliquer les tarifs prévus par les traités de 1821 et 1822 ; d’autre part, les porteurs d’actions réclamant les remboursements et bénéfices promis, le gouvernement a dû racheter les voies navigables indiscrètement aliénées. Quant aux chemins de fer dont l’exploitation par des compagnies financières soulève des plaintes bien autrement graves, leur reprise par l’État est une question résolue pour tous les esprits pratiques.

En résumé, les rapports de l’État vis-à-vis des contribuables sont des rapports d’échange ; cet échange a cela de particulier qu’au lieu de se faire par l’État avec bénéfice, ce qui est la pensée monarchique, féodale et bancocratique, il doit être réglé à prix de revient, en opposition à la règle vulgaire du produit net. L’impossibilité de maintenir des péages sur les ponts, les routes, les canaux, et bientôt les chemins de fer, le démontre. Or, il en est de même des autres services de l’État, où le bénéfice se déguise sous mille formes diverses, les unes autorisées par la coutume et la tradition, les autres réprouvées par la loi. Mais ce n’est pas tout.


Les services de l’État doivent être reproductifs d’utilité : 3e principe.


Il ne suffit pas, pour avoir une pleine intelligence de l’impôt, considéré seulement dans sa nature, de l’avoir ramené à sa véritable notion, qui est celle d’un échange ; il ne suffit pas d’avoir reconnu qu’en conséquence de cette notion, combinée avec celle de l’État, les services publics doivent être livrés aux contribuables, par les agents du pouvoir, à prix de revient : il faut que ces services répondent à des besoins réels, que l’intérêt public les réclame ; en termes techniques, qu’ils soient reproductifs d’utilité.

Tout pouvoir tend à se distinguer de la nation qu’il représente, comme s’il formait un parti extérieur et supérieur au pays même. Constitué, soit en aristocratie, soit en dynastie, il regarde comme indispensables à son autorité une foule de dépenses qui sont loin d’avoir pour la nation la même utilité. Il lui faut une police, une milice, des créatures, tout un monde à lui, capable de le défendre au besoin contre l’insurgence populaire. Puis il a ses vues de politique ambitieuse, qui sont loin d’être conformes au bien de la nation, mais auxquelles il s’efforce d’intéresser la nation par la vanité, par de folles espérances, sinon par le positivisme des profits. Pour entretenir ces armées de fonctionnaires et de soldats, pour solder toutes ces entreprises, il faut au pouvoir de l’argent, beaucoup d’argent : l’expérience prouve que, chez toutes les nations, les demandes d’argent dépassant chaque année les allocations, celles-ci les recettes, il y a augmentation incessante de l’impôt, formation d’une dette que l’institution de l’amortissement ne sert elle-même qu’à accroître, finalement progrès du déficit.

Il s’agit donc, pour contenir le fisc, de reconnaître quand et comment, à quelle condition, une dépense d’État peut être dite reproductive d’utilité. C’est à quoi satisfait la règle suivante, laquelle est sans exception : Tout produit ou service doit, à peine de se liquider en perte, répondre à un besoin tel, que celui qui éprouve le besoin consente à donner du produit un prix égal au moins à la dépense que ce produit coûte. Hors de là, le service ou produit offert, dépassant les besoins de la consommation, la demande du marché, tombe dans l’avilissement : ce qui signifie, quant au gouvernement, que la dépense qu’il s’est permise a été inopportune, prématurée, exorbitante, partant ruineuse. En deux mots, la loi de l’offre et de la demande est obligatoire pour l’État comme pour les particuliers. C’est d’après cette loi, plutôt sentie que nettement conçue, qu’il est admis en principe, par la presque totalité des nations de l’Europe, que toute dépense d’État doit être votée par le pays ou par ses représentants. Le pouvoir, dépensier de sa nature, offre toujours plus qu’on ne lui demande et autre chose que ce qu’on lui demande. On lui a donné des contrôleurs, qui sont des députés de la nation, juges naturels des besoins du pays et de l’utilité des dépenses du gouvernement. Ici se découvre la transformation d’un principe d’économie en principe politique : principe radical, destructif de tout arbitraire, et qui aurait bientôt fait disparaître la majeure partie des abus en matière d’impôt, s’il était appliqué avec la vigueur qui sied à un peuple économe et libre.

Une conséquence de ce principe est d’assigner aux dépenses d’État leur véritable rang dans le système des consommations et des reproductions sociales. Suivant les uns, les dépenses d’État sont pour une société civilisée des dépenses de premier ordre, qui priment tous les besoins particuliers et doivent passer avant toutes les autres consommations. Adam Smith, au contraire, et une foule d’économistes à sa suite, qualifient en général les dépenses d’État d’improductives, et, par suite, les fonctionnaires publics d’improductifs. Adam Smith convenait cependant, autant qu’homme du monde, de l’utilité et même de la nécessité de cette espèce d’agents dans la collectivité sociale. Il semble qu’il ait voulu dire que leur production était négative, ce qui n’est pas la même chose que nulle. En sorte que, par improductifs, il aurait entendu désigner des travailleurs qui produisent, pour ainsi dire, sans produire. Que penser de tout cela ?

Pour moi, tout bien considéré, je ne puis m’empêcher de regarder comme un reste de droit divin la prétention d’ériger les fonctions politiques au-dessus des fonctions industrielles. Assimilant donc les frais généraux de l’établissement politique à ceux de toute entreprise de commerce et d’industrie, je dis, d’une part, que tout service utile, venant en aide à la production, doit être par cela même considéré comme reproductif ; que néanmoins les services dont nous parlons, n’étant reproductifs que d’une manière indirecte et à titre seulement d’auxiliaires, ne peuvent être mis sur la même ligne que les services directs ; que cela est si vrai que dans les écritures les frais généraux sont passés par profits et pertes, et qu’en conséquence il n’est pas vrai de dire que les frais ou dépenses d’État soient les plus importants et doivent être considérés comme les plus sacrés d’un pays : ce sont dépenses de second ordre, sur lesquelles il y a lieu pour la députation nationale de se montrer sévère (C).


Préjugés populaires sur les dépenses d’État.


On a dit que la première chose que faisaient les Français, lorsqu’ils se rassemblaient quelque part hors de leur pays, était de bâtir une église ; la seconde, d’élever un théâtre ; la troisième, d’ouvrir des cafés. Cette observation, peu bienveillante, indiquerait que, selon le génie français et en dépit des définitions économiques, les dépenses d’État sont positivement les premières de toutes, tant par leur importance que par la supériorité du besoin auquel elles répondent.

Qui ne voit que les Français dont il est ici question ne sont pas des hommes qui débutent dans la civilisation, mais des civilisés dont le cerveau a reçu l’empreinte du régime d’État et de tous les raffinements de l’existence, et qui, perdant de vue le point de départ, se mettent à reconstruire l’édifice social par les combles ? Ainsi raisonne partout la multitude, toujours plus pressée de suivre son idéal et de servir ses voluptés que d’assurer sa subsistance. Des églises, des théâtres, des palais, des cafés, des maisons de plaisir, du luxe et des magnificences, d’abord ; on songera ensuite, si l’on y songe, aux routes, à l’éclairage, aux voies de communication, à la salubrité. En tout cela, il n’est que trop vrai que la multitude marche d’accord avec son gouvernement. Oh ! quand il s’agira de payer, ce sera autre chose ! Le peuple accusera le fisc, se plaindra de l’inégalité de l’impôt, demandera des lois somptuaires, des taxes sur les riches, sur les domestiques, les chevaux et les chiens ; il fera, au sortir du spectacle, une émeute contre le gouvernement. En 1830, à Bruxelles, ce fut à la représentation de Masaniello, le pêcheur napolitain, chassant du marché les percepteurs, que commença la révolution qui sépara la Belgique de la Hollande. En France, il n’y a guère que la bourgeoisie qui s’avise de critiquer les dépenses du pouvoir. Le bourgeois, homme d’affaires, sait que la dépense a pour contre-partie la recette, ce qui veut dire l’impôt. Mais le peuple n’y songe pas ; et ce n’est pas sans un certain sentiment d’orgueil qu’il entend dire que le budget atteindra sous peu le chiffre de deux milliards.

« L’impôt, dit Michel Chevalier, prend aux contribuables des sommes dont la majeure partie, si on les lui eût laissées, fût devenue du capital. L’impôt consume ainsi la substance de l’amélioration populaire. Lors donc qu’on se propose sérieusement d’améliorer le sort des pauvres, on modère l’impôt et on l’emploie utilement ; on le consacre, autant que possible, à ce qui doit favoriser la production de la richesse, et sur ces divers points on est inflexible. »

Le peuple, dans son ignorance, est fort éloigné de ces maximes. On ne lui fera point entendre que le principe de son bien-être, à lui qui vit au jour la journée et qui n’a jamais de reste, est dans l’épargne de ceux à qui il reste chaque jour quelque chose : au contraire, le peuple demande que le fisc s’abatte sur cette épargne et l’en fasse profiter. C’est son système, c’est toute sa philosophie de l’impôt. Aussi, l’impôt sur le capital, sur l’épargne, l’impôt sur les successions, l’impôt progressif, de même que l’impôt sur les riches, ont-ils au plus haut degré la faveur populaire.

En étendant l’observation de Michel Chevalier aux grandes compagnies créées par l’État au détriment du domaine public, et qui exploitent les services publics comme des fermes, on pourrait dire :

« Si la nation avait à payer chaque année cinq cents millions de moins à ces compagnies, ce serait une économie dont s’augmenterait d’autant le bien-être général, ou une capitalisation qui servirait à la production de nouvelles richesses. » Ici encore les idées de la démocratie sont complétement fourvoyées. Sans doute elle n’aime point les grandes compagnies, dont elle ne partage pas les dividendes. Mais demandez-lui ce qu’il conviendrait de faire des chemins de fer : elle vous répondra, non qu’on doive réduire les tarifs au prix d’exploitation et d’entretien, mais qu’il faut livrer les voies ferrées à l’État, qui palpera le revenu.

Encore un mot sur les préjugés populaires en matière d’impôt, et je clos ce paragraphe.

Le peuple qui, depuis un siècle, sur la foi du Contrat social, a pris l’habitude de se croire souverain, et qui parfois savoure en esprit les délices de la souveraineté, le peuple raisonne de l’impôt à la façon de Louis XIV. Il croit qu’un souverain fait aller les affaires en dépensant beaucoup. Qu’importe, se dit-il, la grosseur du budget ? L’argent dépensé n’est pas perdu : il circule, après avoir servi à payer le rentier, le fonctionnaire, le soldat, et les entrepreneurs chargés des travaux ; puis il revient à l’État par la voie de l’impôt, et les choses n’en vont que mieux.

Les économistes, c’est une justice à leur rendre, ont souvent réfuté ce sophisme : mais ce qu’il y a de fâcheux, c’est que leurs arguments, ou ne parviennent point aux masses, ou ne sont pas compris d’elles. Il ne manque même pas de gens d’affaires des plus habiles à qui il est impossible de faire sur ce point entendre raison. Voici, ce me semble, comment il conviendrait de leur présenter la chose.

Sans doute, le numéraire versé à l’État, et dépensé par lui, ne périt point : du trésor, il passe dans la main des employés, des fournisseurs, des rentiers, de tous ceux dont l’État emprunte les capitaux et les services ; de là il redescend dans la nation, par les achats de subsistances, vêtements, etc., etc., dont les salariés et les rentiers de l’État ont besoin pour leur consommation. Puis, après s’être éparpillé, ce numéraire se rassemble de nouveau, et revient l’année suivante dans les caisses du fisc, après avoir donné lieu à un immense mouvement commercial. En cela Louis XIV et les partisans de gros budgets ont raison, et vous, bonnes gens, vous ne vous trompez pas non plus.

Mais remarquez ceci : je prends un article du budget, l’armée. L’armée, en France, est de cinq à six cent mille hommes, pour lesquels l’État dépense, bon an, mal an, 500 millions que le pays est obligé de fournir. Ces 500,000 hommes, ou ne font rien, ou ne servent qu’à remporter des victoires dont la gloire est tout le profit, à faire des conquêtes plus onéreuses qu’utiles. Naturellement, si ces 500,000 hommes n’avaient pas été engagés au service, ils auraient également consommé une somme de 500 millions : seulement, au lieu de recevoir leur paye du fisc, ils auraient dû la gagner par le travail, ce qui signifie que, contre les 500 millions écus qui leur ont été comptés, ils auraient donné 500 millions de produits. L’État les tenant à rien faire, ou les occupant improductivement, comme dit Adam Smith, il y a eu de ce côté manque à gagner de 500 millions pour le pays, qui se trouve par conséquent en déficit, du fait de l’armée et de l’impôt, de pareille somme. On peut faire le même raisonnement sur la plus grande partie du budget, et dire que tout ce qui sert à payer soldats, agents de police, sinécuristes, rentiers, etc., toutes gens qui mangent ferme et ne font œuvre d’utilité, constitue pour le pays une consommation improductive.

Supposons, pour rendre la chose encore plus sensible, que l’État, à force de s’étendre, finisse par englober l’économie nationale tout entière ; que, comme on en a vu des exemples, non content de ses attributions politiques, judiciaires, diplomatiques, etc., il s’arrogeât encore les fonctions agricoles-industrielles. Supposons qu’en conséquence le chef de l’État, maître du travail et des travailleurs, arbitre souverain de l’emploi du temps, alléguant, comme toujours, le péril des circonstances et la raison de salut public, jugeât à propos de transformer, pendant un an, la France entière en un champ de manœuvres, de suspendre la culture des terres, le travail des fabriques et manufactures, et, dans l’intervalle des exercices, de festoyer son peuple de soldats. À cette fin, il requerrait, à titre d’impôt tant ordinaire qu’extraordinaire, les quatre milliards de numéraire qui circulent en France, plus une valeur égale en produits de toute espèce ; puis il emprunterait, sur le capital national, une pareille somme à l’étranger, moyennant quoi il pourrait subvenir aux besoins de ses armées, de ses gardes nationaux mobiles et sédentaires, de leurs enfants et de leurs femmes, pendant cette mémorable année sabbatique.

Il est évident que les douze milliards ainsi dépensés n’auraient pas été perdus, en ce sens que le numéraire n’aurait pas été matériellement anéanti, ni les marchandises et les substances alimentaires jetées au fumier. Loin de là, l’argent aurait circulé comme jamais : les marchands de vins et de comestibles auraient fait de brillantes affaires ; la masse n’aurait pas jeûné, peut-être même, grâce à ce régime de rationnement militaire, le paupérisme eût-il paru moins intense, et le nombre des crimes et délits qu’occasionnent la cupidité, la spéculation agioteuse, la misère et la paresse, aurait été presque nul. Seulement il y aurait eu manque à gagner, pour la nation, d’une douzaine de milliards, montant de la consommation annuelle, et l’on s’en apercevrait l’année suivante, quand l’État devrait rembourser les prêteurs ou payer les intérêts.

Concluons donc que si les milliards jetés à la gueule du fisc ne sont pas littéralement détruits, ils constituent trop souvent, par l’improductivité de ceux qui les mangent, un déficit réel.


Résumons ce premier paragraphe.

Considéré dans sa nature, l’impôt n’est ni un tribut, ni une redevance, ni un loyer, ni un honoraire, ni une assurance : toutes ces définitions nous reportent au système du droit divin ou féodal.

L’impôt est la quote-part à payer par chaque citoyen pour la dépense des services publics.

De cette définition, la seule qu’autorise le droit moderne, nous avons déduit successivement ces trois principes :

1o Que l’impôt est un échange ;

2o Que cet échange a cela de particulier qu’il exclut pour l’État toute idée de bénéfice et doit être effectué par lui à prix de revient ;

3o Que l’objet pour lequel la contribution est demandée doit être d’une utilité positive, conformément à la loi de l’offre et de la demande, et réduit par conséquent au strict nécessaire.

De ce dernier principe se déduisent ensuite, comme corollaires, les deux propositions suivantes :

a) Que les dépenses d’État, n’étant que les frais généraux de la société, sont d’ordre essentiellement secondaire, et doivent marcher après les dépenses d’ordre économique ;

b) Que le système qui consiste à lever de forts impôts et à multiplier les fonctions gouvernementales, en vue d’entretenir la circulation et de rétablir l’égalité entre les fortunes, est absurde.


§ 2. — ASSIETTE DE L’IMPÔT.


Jusqu’à présent nous n’avons pas rencontré dans nos recherches de difficultés graves. La discussion a marché d’un pas ferme : nos réponses ont été nettes, précises. Dire ce qu’avait été l’impôt dans les temps anciens, quel avait été le début de la société dans cette branche de l’administration des peuples, était une question d’histoire : nous n’avions qu’à citer les auteurs et dégager l’esprit des institutions. Dire ensuite ce que doit être l’impôt, ce qu’a voulu le faire la société moderne, n’était pas beaucoup plus difficile. Conduit par la justice et la mathématique, les deux sciences les plus rigoureuses dans leurs analyses, les plus certaines dans leurs déductions, inflexibles comme la nécessité même, nous ne pouvions nous égarer. Et la suite prouvera qu’en effet nous ne sommes pas sorti du droit chemin.


Difficulté que présentent, sous le droit moderne, les questions concernant l’établissement, l’assiette, la quotité et la perception de l’impôt.


Voici maintenant que la lumière qui nous avait éclairé nous abandonne : la science et la conscience, si parfaitement unies, si démonstratives, si décisives jusqu’à présent, ne nous disent plus rien.

Qu’est-ce que l’impôt en soi, et que doit-il être ? Cette question tout objective, en dehors de la liberté, de la personnalité, en un mot, de la subjectivité humaine, se posait devant nous comme une simple question de droit, un problème d’algèbre immédiatement résoluble par les voies ordinaires de la démonstration juridique et mathématique. Maintenant c’est l’arbitraire humain qui est en jeu et qui, échappant à toute règle, va faire trembler la raison.

Qui a le droit d’établir l’impôt ?

Sur qui, sur quoi doit-il être perçu ?

De quelle manière s’en fera le versement ?

Quelle en sera l’importance ?

Ces questions, qu’aucune subtilité ne saurait écarter, sont au nombre des plus ardues que présente l’économie sociale. Ce sont de ces questions que tout le monde pose, mais auxquelles on ne répond guère : on se contente d’en préjuger la solution.

Sous le régime du droit divin, la réponse n’offrait rien de difficile. L’homme était courbé devant l’omnipotence du souverain : celui-ci n’avait qu’à parler, il était obéi. On ne lui demandait pas compte de ses motifs : déterminé qu’il était par sa raison, par son équité, par son intérêt, par l’esprit de sa nation, par sa propre gloire, le souverain était censé sage dans ses décisions et infaillible.

Ainsi, à la première question : Qui a le droit d’établir l’impôt ? on répondait sans hésiter : Le souverain, c’est-à-dire le roi. Le marquis de Mirabeau s’étant avisé, dans sa Théorie de l’impôt, publiée à Paris en 1761, de prétendre, avec toutes sortes de ménagements, que le souverain n’a point le droit d’imposer ses sujets sans leur intervention et sans leur consentement, il lui fut très-bien répondu par un critique : « Vous prétendez que le concours de tous au pouvoir d’un seul est ce qui constitue la puissance. Ne pourrait-on vous demander si ce concours doit être volontaire ou général ? S’il est volontaire, il est libre ; par conséquent chacun a, dans le droit, la faculté de le refuser, et dès lors la souveraineté n’existe plus. Si ce même concours doit être général, autre inconvénient ; le refus d’un seul empêchera le concours d’être unanime, et conséquemment d’opérer l’effet qu’il devait produire. » (Doutes proposés à l’auteur de la Théorie de l’impôt, Paris, 1761, anonyme.)

Que si l’on prétend échapper au dilemme du critique au moyen de la loi de majorité, nous répliquerons pour lui que la loi de majorité n’est rien de plus qu’un expédient, lequel se réduit au droit de la force, et rentre par conséquent dans le système auquel on prétendait échapper, à savoir l’absolutisme. L’autorité est absolue, ou elle n’est pas : c’est en vain que l’école doctrinaire, soufflant le chaud et le froid, l’autorité et la liberté, prétend les sauver l’une et l’autre et l’une par l’autre. Les faits, plus forts que tous les sophismes, nous ramènent à la vérité malgré nous. Dès que nous affirmons le souverain, nous aboutissons au pouvoir absolu. Combien de fois, depuis la Révolution, la France n’en a-t-elle pas fait l’épreuve ! Le marquis de Mirabeau fut mis à la Bastille pour sa proposition constitutionnelle : sévérité inutile. Il n’avait rien à répliquer à l’argumentation de son critique ; il était battu.

La même dialectique, je parle toujours du droit divin, conduisait aux autres solutions. Sur qui doit peser l’impôt ? Réponse : sur le peuple. — Nous en avons vu, au premier chapitre, la raison. En principe, le souverain a le droit de taxer qui il lui plaît et comme il lui plaît, puisque tous les biens relèvent de lui. Ceux qu’il lui plaira d’exempter seront exemptés ; ceux à qui il demandera tribut payeront le tribut : telle est la théorie de la souveraineté. C’est celle de la grâce. En fait, le peuple, la classe travailleuse, productive, payait seule ; la noblesse en était quitte pour offrir son épée, prétexte à de nouvelles faveurs ; le clergé, dans les temps de détresse, offrait aussi quelque argent, qui bientôt lui rentrait en biens-fonds et propriétés. Les parlements, qui seuls essayèrent de faire opposition à l’arbitraire fiscal, jouissaient de toutes sortes d’immunités et n’eussent pas souffert qu’on y portât atteinte. D’ailleurs, en intervenant dans le gouvernement, ils sortaient de leurs attributions : le roi en avait raison par un lit de justice ; à la fin il les brisa. Le peuple producteur, roturier, vilain, restait seul à payer ; on le lui faisait voir.

Sur quoi l’impôt devait-il être perçu ? — Réponse : sur toute espèce de valeur, sur toute chose. C’est ainsi que, dès les temps les plus reculés, le fisc a multiplié ses suçoirs à l’infini. De bonne heure, les collecteurs d’impôt découvrirent cette vérité fiscale : que le moyen de tirer le plus d’argent possible d’une nation n’était pas d’imposer brutalement une grosse somme par cité, par famille ou individu, comme fait un conquérant qui a pris une ville d’assaut et qui se retire le lendemain. C’est de multiplier les contributions d’après les éléments de la richesse ; tant pour la terre, tant pour les maisons, tant pour les métiers, tant pour aller et venir, tant pour le mobilier, tant pour le vin, le blé, l’huile, etc., etc. Tout ce qui a de la valeur pour le particulier en a pour le prince ; par conséquent toute utilité est imposable.

De quelle manière et en quelle nature de valeur se fera le payement ? Ici le fisc se montra d’abord accommodant. Tout lui était bon, or, argent, grains, fourrage, bétail, hardes, provisions, corvées. Peu à peu cependant il donna la préférence au numéraire, ce qui fut pour le malheureux contribuable une incommodité, une source d’avanies de plus.

Quelle sera la quotité de l’impôt ? — Réponse : tout ce qui dépasse le nécessaire du travailleur : c’était le principe même de la servitude, le fondement du système théocratique et féodal. Nous verrons que tel est encore, dans nos sociétés modernes, le principe du prolétariat.

Toute cette économie était d’une logique, d’une régularité parfaites. Ce n’est pas par l’illogisme qu’est tombé le droit divin. Et la société moderne aurait fait un grand pas, si elle était parvenue à mettre dans son gouvernement la même clarté et la même fixité de principe que la société à laquelle elle succède.

Maintenant ce régime d’autocratie et de privilége a cessé : nous savons pourquoi, et personne ne le regrette. Mais il s’en faut de beaucoup que sur les ruines de l’absolutisme la Révolution ait rétabli l’ordre, je parle de l’ordre théorique, spéculatif, bien entendu, de cet ordre qui consiste avant tout dans la liaison des principes aux conséquences. À cet égard, il est permis de dire, sans calomnier notre époque, que nous sommes dans une anarchie épouvantable.

Ainsi, pour revenir à notre thèse, demandons-nous qui a le droit d’imposer des impôts ; comme on avait répondu jadis : C’est le roi, on répond aujourd’hui avec le marquis de Mirabeau : C’est la nation. Voilà qui est bien. Expliquez-nous seulement comment, le principe ayant été changé, la pratique est restée absolument et identiquement la même ; comment la nation soi-disant consentante fait sur elle-même ce que faisait l’absolutisme. Les gouvernements les plus constitutionnels, les plus parlementaires, créent des impôts haut la main, en inventent de nouveaux, empruntent par-dessus le marché, dépensent, accumulent les dettes, creusent le déficit, que c’est merveille. Paul-Louis Courier n’en revenait pas. Il dénonçait aux souverains absolus de l’Europe la machine représentative comme la plus sûre, la plus expéditive, pour soutirer la richesse d’une nation sans la faire crier. N’avait-elle pas consenti ? « Essayez-en, princes, disait-il, et vous ne voudrez plus autre chose. » — Aujourd’hui, soixante ans après la liquidation révolutionnaire, qui rendit l’administration du premier consul si facile en lui faisant la place nette, la France est dans une situation pire qu’en 1789. À l’ouverture des États généraux, la dette nationale était d’environ trois milliards ; depuis le commencement de ce siècle, et malgré la liquidation Ramel, elle a presque triplé. Il est visible que, depuis la mort de l’ancien régime, rois, empereurs, représentants du peuple, n’ont cessé de jouer à l’absolutisme ; il a suffi pour cela d’apprendre au peuple à dire comme Louis XIV : Le souverain, l’État, c’est moi !… Comment donc, allez-vous dire, comment faire avec le principe de la souveraineté du peuple, pour échapper à l’absolutisme ? Peut-on séparer la souveraineté de l’absolu ? La souveraineté du peuple et l’absolutisme ne seraient-ils point par hasard une seule et même chose ? Questions dangereuses sur lesquelles je conseille à tout publiciste ami de son repos de passer vite. Revenons à l’impôt.

Sur la seconde question : Sur qui doit peser l’impôt ? l’ancien régime avait répondu avec franchise : Sur la vile plèbe. — Sur tout le monde, répondit fièrement le nouveau régime ; — les pauvres exceptés, ajoutèrent même les philanthropes.

On ne pouvait mieux dire. Mais, étrange déception ! en répartissant l’impôt sur toutes les classes de citoyens, sur toutes les conditions, sur toutes les fortunes, sur toutes les industries, sans privilége ni pour le noble, ni pour le prêtre, ni pour les corporations, il s’est trouvé qu’on n’avait abouti qu’à une chose : ç’a été de déguiser le privilége et d’élargir le cercle des privilégiés. Quant à la plèbe, sa condition est restée la même. C’est toujours sur elle, et presque rien que sur elle, que, dans des pays comme la France, l’Angleterre, la Belgique, à plus forte raison en Russie, en Autriche et en Allemagne, l’impôt se trouve rejeté. Il n’est même pas possible, dans les conditions économiques de la société actuelle, qu’il en soit autrement.

L’absolutisme serait-il donc le vrai système de gouvernement, et la féodalité, le type le plus parfait de l’ordre social ? Aurions-nous été dupes d’un esprit de mensonge, quand nous avons acclamé et suivi la Révolution ?

Il est inutile de prolonger le parallèle. L’argent est plus que jamais le dieu des nations : c’est pourquoi l’impôt, sur quelque nature de bien, de propriété ou de consommation qu’il soit assis, est aujourd’hui exigible exclusivement en argent. Le gouffre fiscal est plus profond, plus avide qu’on ne l’avait vu aux beaux temps des monarchies et des aristocraties de droit divin ; c’est pourquoi la maxime : Faire rendre à l’impôt tout ce qu’il peut donner, est une maxime essentiellement moderne. Rigueur dans la perception, élévation des taxes au maximum de rendement, voilà la règle. Les gouvernements de droit démocratique ont tant de charme ! le droit divin leur a laissé tant à faire ! Hypocrites que nous sommes ! ne blasphémons-nous pas ce que nous avons cessé de comprendre, et qui n’était peut-être pas aussi terrible qu’il en avait l’air, l’absolutisme ?… C’est la question que ne peut s’empêcher de s’adresser à lui-même tout homme qui a réfléchi sur l’impôt dans les temps modernes.

En résultat, une révolution s’est opérée dans les esprits. Mais rien, presque rien n’est changé dans les choses, et l’on se prend à douter si cette amélioration, bien légère, que l’on croit remarquer dans la condition générale des peuples depuis la débâcle révolutionnaire du dernier siècle, n’est pas plutôt le fruit du progrès scientifique et industriel, que des nouvelles institutions politiques ?

Ici donc, les ressources ordinaires de l’économie politique et du droit ne suffisent plus. Pour pénétrer le mystère d’une situation sans précédents, le Livre de raison des États ne peut rien fournir. Il ne s’agit plus de comptes ni de comptabilité : la question est tout organique ; il faut entrer dans la psychologie des sociétés.


Rapport de l’État et de la Liberté, d’après le droit moderne.


Le droit moderne, en s’inaugurant à la place du droit ancien, a fait une chose nouvelle : il a mis en présence l’une de l’autre, sur la même ligne, deux puissances qui jusqu’alors avaient été dans un rapport de subordination. Ces deux puissances sont l’État et l’Individu, en autres termes le Gouvernement et la Liberté.

La Révolution, en effet, n’a pas supprimé cette puissance occulte, mystique, qu’on appelait le souverain, et que nous nommons plus volontiers l’État ; elle n’a pas réduit la société aux seuls individus, transigeant, contractant entre eux, et de leur libre transaction se faisant une loi commune, comme le donnait à entendre le Contrat social de J.-J. Rousseau.

Non, le Gouvernement, le Pouvoir, l’État, comme on voudra l’appeler, s’est retrouvé, sous les ruines de l’ancien régime, tout entier, parfaitement intact, et plus fort qu’auparavant. Ce qui est nouveau depuis la Révolution, c’est la Liberté, je veux dire la condition faite à la Liberté, son état civil et politique.

Notons du reste que l’État, tel que l’a conçu la Révolution, n’est pas chose purement abstraite, comme l’ont supposé quelques-uns, Rousseau entre autres, une sorte de fiction légale ; c’est une réalité aussi positive que la société elle-même, que l’individu même. L’État est la puissance de collectivité qui résulte, en toute agglomération d’hommes, de leurs rapports mutuels, de la solidarité de leurs intérêts, de leur communauté d’action, de l’entraînement de leurs opinions et de leurs passions. L’État n’existe pas sans les citoyens sans doute ; il ne leur est point antérieur ni supérieur ; mais il existe par cela même qu’ils existent, se distinguant de chacun et de tous par des facultés et des attributions spéciales. Et la liberté n’est pas non plus une puissance fictive, consistant en une simple faculté d’opter entre faire et ne pas faire : c’est une faculté positive, sut generis, qui est à l’individu, assemblage de passions et de facultés diverses, ce que l’État est à la collectivité des citoyens, la plus haute puissance de conception et de création de l’être (D).

Voilà pourquoi la raison d’État n’est pas la même chose que la raison individuelle ; pourquoi l’intérêt d’État n’est pas le même non plus que l’intérêt privé, celui-ci fût-il identique dans la majorité ou l’universalité des citoyens ; pourquoi les actes du gouvernement sont d’une autre nature que les actes du simple particulier. Les facultés, attributs, intérêts, diffèrent entre le citoyen et l’État comme l’individuel et le collectif diffèrent entre eux : nous en avons vu un bel exemple, quand nous avons posé ce principe que la loi d’échange n’est pas la même pour le particulier et pour l’État.

Sous le régime du droit divin, la raison d’État se confondant avec la raison dynastique, aristocratique ou cléricale, pouvait n’être pas toujours conforme à la justice ; c’est ce qui a fait proscrire, par le droit moderne, le principe abusif de la raison d’État. De même l’intérêt d’État, se confondant avec l’intérêt de dynastie ou de caste, n’était pas non plus conforme en tout à la Justice ; et c’est ce qui fait que toute société transformée par la Révolution tend au gouvernement républicain.

Sous le nouveau régime, au contraire, la raison d’État doit être en tout conforme à la Justice, l’expression vraie du droit, raison essentiellement générale et synthétique, distincte par conséquent de la raison du citoyen, toujours plus ou moins spécialiste et particulière (E). Pareillement, l’intérêt d’État s’est purgé de toute prétention aristocratique et dynastique ; l’intérêt d’État est avant tout un intérêt de droit élevé, ce qui implique que sa nature est autre que celle de l’intérêt individuel.

L’auteur du Contrat social a beau prétendre, et ceux qui le suivent ont beau répéter après lui, que le vrai souverain, c’est le citoyen ; que le prince, organe de l’État, n’est que le mandataire du citoyen ; conséquemment que l’État est la chose du citoyen : tout cela pouvait être bon à dire lorsqu’il s’agissait de revendiquer les droits de l’homme et du citoyen et d’inaugurer la liberté contre le despotisme. Actuellement la Révolution ne rencontre plus d’obstacle, au moins du côté de l’ancien régime : il s’agit de connaître au juste sa pensée et de la mettre à exécution. À ce point de vue le langage de Rousseau est devenu incorrect, je dirai même qu’il est faux et dangereux.


Détermination des fonctions, attributs et prérogatives de l’État,
d’après le droit moderne.


L’État, puissance de collectivité, ayant sa raison propre et spécifique, son intérêt éminent, ses fonctions hors ligne, l’État, comme tel, a des droits aussi, droits qu’il est impossible de méconnaître sans mettre aussitôt en péril le droit, la fortune et la liberté des citoyens eux-mêmes.

L’État est le protecteur de la liberté et de la propriété des citoyens, non-seulement de ceux qui sont nés, mais de ceux qui sont à naître. Sa tutelle embrasse le présent et l’avenir et s’étend sur les générations futures : l’État a donc des droits proportionnés à ses obligations ; sans cela de quoi lui servirait la prévoyance ?

L’État surveille l’exécution des lois ; il est le gardien de la foi publique et le garant de l’observation des contrats. Ces attributions impliquent dans l’État de nouveaux droits, aussi bien sur les personnes que sur les choses, et qu’on ne pourrait lui dénier sans le détruire, sans briser le lien social.

L’État est le justicier par excellence ; lui seul est chargé de l’exécution des jugements. De ce chef encore, l’État a des droits, sans lesquels sa propre garantie, sa justice, deviendrait nulle.

Tout cela, dira-t-on, existait autrefois dans l’État. Le principe donc et les corollaires, la théorie et l’application restant au fond les mêmes, rien n’a changé : la Révolution a été une œuvre inutile.

Il y a ceci de changé entre l’ancien et le nouveau régime, qu’autrefois l’État s’incarnait en un homme : « L’État c’est moi ; » tandis qu’aujourd’hui il trouve sa réalité en lui-même, comme puissance de collectivité ; — qu’autrefois, cet État fait homme, cet État-Roi était absolu, tandis que maintenant il est soumis à justice, soumis par conséquent au contrôle des citoyens ; — qu’autrefois la raison d’État était infectée par la raison aristocratique et princière, tandis qu’aujourd’hui, exposée à toutes les critiques, à toutes les protestations, elle n’a de force que par le Droit et la Vérité ; — qu’autrefois, l’intérêt de l’État se confondait avec l’intérêt des princes, ce qui faussait l’administration et faisait trébucher la justice, tandis qu’aujourd’hui une semblable confusion d’intérêts constitue le crime de concussion et de prévarication ; — qu’autrefois, enfin, le sujet ne paraissait qu’à genoux devant son souverain, comme on le voyait dans les États généraux, tandis que depuis la Révolution le citoyen traite avec l’État d’égal à égal, ce qui fait précisément que nous avons pu définir l’impôt un échange, et considérer l’État, dans l’administration des deniers publics, comme un simple échangiste.

L’État a conservé son pouvoir, sa force, qui seule le rend estimable, constitue son crédit, lui crée des attributions et prérogatives, mais il a perdu son autorité, il n’a plus que des Droits, garantis par les droits et les intérêts des citoyens eux-mêmes. Il est lui-même, si l’on peut ainsi dire, une espèce de citoyen ; il est une personne civile, comme le sont les familles, les sociétés de commerce, les corporations, les communes. De même qu’il n’est pas souverain, il n’est pas non plus serviteur, comme on l’a dit, ce qui serait le refaire despote : il est le premier entre ses pairs.

Ainsi la liberté, qui ne comptait pour rien dans l’État, subordonnée, absorbée qu’elle était par le bon plaisir du souverain, la liberté est devenue une puissance égale en dignité à l’État. Sa définition vis-à-vis de l’État est la même que vis-à-vis des citoyens : La Liberté, dans l’homme, est le pouvoir de créer, innover, réformer, modifier, en un mot de faire tout ce qui dépasse la puissance de la nature et celle de l’État, et qui ne porte pas préjudice aux droits d’autrui, que cet autrui soit un simple citoyen ou l’État. C’est d’après ce principe que l’État doit s’abstenir de tout ce qui ne requiert pas absolument son initiative, afin de laisser un champ plus vaste à la liberté individuelle.

L’ancienne société, établie sur l’absolutisme, tendait donc à la concentration et à l’immobilité.

La société nouvelle, établie sur le dualisme de la liberté et de l’État, tend à la décentralisation et au mouvement. L’idée de la perfectibilité humaine, ou du progrès, s’est révélée dans l’humanité en même temps que le nouveau droit.


Application des principes précédents à la théorie de l’impôt.
Critique du congrès de Lausanne.


Tirons maintenant, au point de vue de l’assiette de l’impôt et de sa répartition, les conséquences de ces principes.

a) De ce que l’État, puissance de collectivité, physique et morale, de la nation, a des fonctions, des attributions, des droits, il s’ensuit que le droit de l’État et son action s’étendent, selon les circonstances, sur toute personne et toute chose. De même que la pensée ne conçoit pas d’âme sans corps, d’esprit sans matière, de travail sans capital, de créancier sans débiteur ; de même l’État ne se conçoit pas non plus sans une organisation, sans domaine propre, sans une faculté de requérir, au besoin, les personnes, sans une part dans tous les biens. L’État, par exemple, réclame des citoyens le service militaire ; il les exproprie, moyennant indemnité, pour cause d’intérêt public ; il juge leurs différends et poursuit l’exécution de ses jugements ; en leur garantissant la propriété de leurs découvertes, il se réserve une part dans le bénéfice.

Le souverain de droit divin, antérieur et supérieur à la société, s’arrogeant l’omnipotence et la propriété universelle, les hommes étaient ses serviteurs, et leurs biens lui appartenaient tous. Tel n’est plus aujourd’hui le rapport de l’État avec le citoyen ; tel n’est pas son droit. Ce droit, je l’ai dit, résulte des rapports de groupement, de solidarité, de mutualité, qui donnent l’existence à l’État ; dans aucun cas ce droit ne s’étend plus loin que l’intérêt public et ne se distingue de lui.

b) De ce que, par l’introduction du nouveau droit, tout citoyen est devenu libre, participant à la législation et au gouvernement de son pays, maître absolu de son travail et de son produit, l’égal de tout autre citoyen et de l’État lui-même, il s’ensuit que, sous l’initiative de la Liberté, un vaste mouvement se développe dans le corps social. Par la liberté de l’industrie, tout homme a le droit de se livrer à toute espèce d’entreprise, sans être assujetti à aucun règlement corporatif, sans se voir entravé par aucun privilége ; — par la liberté du commerce, le marché prend une animation prodigieuse, la circulation devient sans bornes et s’exerce en tous sens ; — par la division du travail, tous les intérêts sont engrenés les uns dans les autres et les industries, sans perdre leur indépendance, deviennent solidaires ; — par la rapidité et la multiplicité des transactions, les valeurs de toute espèce, mobilières et immobilières, capitaux et produits, passent sans cesse de main en main, aujourd’hui au crédit de l’un, demain à celui de l’autre, sans qu’il soit possible de saisir un instant de fixité dans ce mouvement.

C’est sur ce tourbillon, qui sans cesse emporte les hommes et les choses, qu’il s’agit, pour l’État, d’exercer l’une de ses principales prérogatives, je veux dire l’assise et la répartition de l’impôt.

Les économistes, on l’a vu récemment au congrès de Lausanne, ne semblent pas se douter de cette immense transformation. Ils continuent de raisonner de l’impôt, comme si la société, comme si le monde économique, était au repos fixe. Ils oublient que, depuis la Révolution, l’immobilisme a disparu avec le droit divin et que l’humanité est poussée maintenant par deux forces rivales : la nécessité, dont les maximes se traduisent tantôt en loi d’État, tantôt en axiome de science ; et la liberté, qui dépasse tous les principes, toutes les théories, toutes les lois, tous les axiomes. On se dispute et l’on prend parti, qui pour l’impôt unique, qui pour l’impôt multiple ; celui-ci arrange tout avec l’impôt sur le capital, celui-là soutient que les choses iraient mieux avec l’impôt sur le revenu ; à bout d’arguments, mais ne consentant jamais à reconnaître leur erreur, ils transigent comme les médecins de la comédie : Passez-moi la rhubarbe, et je vous passerai le séné. De là cette étrange proposition dont n’a pu s’empêcher de sourire le Nouvelliste Vaudois, et par laquelle la docte assemblée a clos ses séances :


« Le congrès pense :

« 1° Qu’on peut ramener à un petit nombre d’impôts, et dans l’avenir à un impôt unique, les divers impôts que nos États modernes ont empruntés à la fiscalité des derniers siècles ;

« 2° Que cette transformation deviendra de plus en plus possible et praticable avec le progrès des libertés publiques, de l’indépendance des nations et de la civilisation en général ;

« 3° Que l’impôt, pour être juste, doit embrasser tous les éléments de la richesse et porter à la fois sur le capital et sur le revenu ;

« 4° Que le meilleur système d’impôt serait, en théorie, l’impôt sur le revenu, combiné avec un impôt sur le capital et sur les acquisitions.

« 5° Qu’en pratique, pour réaliser ce système, il importe, avant de l’établir, d’éclairer l’opinion publique par la discussion des principes de l’économie sociale. »

Peut-on plus franchement se moquer et de soi-même et des gens ? Autant de phrases, autant de contradictions ; autant de mots, autant d’énigmes.

Qu’est-ce que cet impôt unique, renvoyé d’abord, quant à l’application, aux calendes grecques, et qui, en théorie, devant embrasser tous les éléments de la richesse, se compose de trois impôts, un impôt sur le capital, un impôt sur le revenu, et un impôt sur les acquisitions à titre gratuit ?

Comment la liberté, qui a justement pour effet de diversifier à l’infini et de mobiliser les valeurs, de multiplier les transactions, de rendre le propriétaire réel presque insaisissable à l’impôt, aboutirait-elle à un impôt unique, c’est-à-dire à un impôt fixe ?

On parle de la fiscalité des derniers siècles et de celle des États modernes. Que s’est-il passé dans la politique des nations, et par suite dans l’économie de l’impôt, dans son principe et sa théorie, depuis la Révolution ?

On invoque, en faveur de l’impôt unique, à venir, l’indépendance des nations. Le congrès n’a pas voulu passer sans faire ses compliments à l’Italie, à la Hongrie, à la Pologne. C’est très-honnête de sa part. Mais qu’y a-t-il de commun entre le principe de l’indépendance nationale et le principe de l’unité de l’impôt ? Il semblerait au contraire que, pour des économistes partisans du libre échange, les nations, au point de vue de la circulation des valeurs, dussent être de moins en moins indépendantes, ce qui éloigne de plus en plus la possibilité d’un impôt unique.

Le cinquième paragraphe est le plus raisonnable. Messieurs les économistes du congrès conseillent, avant d’appliquer leur système, d’attendre que l’opinion publique soit suffisamment éclairée. Ainsi l’on fera et bien l’on fera. En attendant, peut-être messieurs les économistes finiront-ils par s’accorder sur les principes de l’économie sociale et de l’impôt.

Qui ne voit que cette manie unitaire, renouvelée de l’antique absolutisme, imitée de la centralisation impériale qu’on rencontre aujourd’hui partout, et qui implique, avec la domination de l’État sur les personnes et sur les choses, l’initiative du pouvoir dans tous les actes de la vie sociale ; qui ne voit, dis-je, que ce préjugé d’unification est tout ce qu’il y a de plus contraire à l’économie politique qui vit de liberté, d’indépendance, de concurrence, de mouvement, de spontanéité, de transformation incessante, et qui ne reconnaît d’autre loi, d’autre principe que l’équilibre, ce qui suppose toujours, en toute circonstance, deux forces, au moins, en opposition ?

Mais c’est ce que ne sauraient comprendre de soi-disant économistes, étrangers au travail et aux affaires, faisant de l’économie politique par désœuvrement, par esprit de secte, en dehors de toute pratique, parlant au nom d’une science dont ils ne connaissent ni le principe, ni l’esprit, et la construisant à l’instar de ces systèmes de philosophie qui reposent sur un principe unique et purement métaphysique.

On attribue à M. Thiers la définition suivante de l’Économie politique : C’est de la littérature ennuyeuse. L’illustre historien en parlait d’expérience : il s’y est embourbé plus d’une fois. En effet, l’Économie politique, qui n’attend que le concours de quelques hommes affranchis de tout respect humain comme de tout préjugé pour devenir une science positive, a été depuis vingt ans le refuge d’une foule de lettrés qui, ne se sentant pas le talent d’écrire l’histoire, le roman, de faire du drame ou de la critique, dégoûtés de la politique et de la philosophie, se sont mis à rédiger des prospectus de compagnies, des comptes rendus d’actionnaires, des mémoires de banqueroutiers, des réclames d’agioteurs, des descriptions de docks, de pénitenciers, de salles d’asile, etc. La Bourse, les chemins de fer, le libre échange, les brevets d’invention, les expositions de l’industrie, le paupérisme et l’impôt, l’agriculture et la pisciculture, tout ce qui touche au monde des intérêts, enfin, est devenu pour eux un genre : genre d’autant plus facile, en vérité, que, dans l’état des esprits, car je ne saurais dire des connaissances, l’Économie politique ne possède pas de principes, pas de définitions, pas de méthode ; qu’il n’y a rien de certain, et qu’on peut soutenir avec un égal avantage toutes les thèses.

La littérature économique va donc du côté où la pousse le vent. Depuis le rétablissement de l’empire, par exemple, la mode est à l’unité. L’impôt multiple embarrasse ; la contradiction des faits scandalise : on voudrait tout ramener à l’unité. L’unité, pour ces économistes de passage, est devenue un lit de Procuste. Un décret impérial, et que tout soit dit ! L’ordre existera dans l’impôt, et le premier pas aura été fait dans la science économique. La littérature ennuyeuse sera une littérature sérieuse.

Pour moi, qui reconnais volontiers à l’État des droits, mais qui lui refuse la souveraineté ; qui considère l’économie des sociétés comme établie sur un immense et universel dualisme ; qui, tenant compte à la fois de toutes les tendances, de toutes les initiatives, de tous les antagonismes, crois que l’homme d’État ne doit se proposer d’autre but que de faire régner entre ces forces, tantôt convergentes, tantôt divergentes, tantôt contraires, l’équilibre, la justice : voici d’après quels principes il me paraît convenable de procéder en matière d’assiette et de répartition de l’impôt.

Que les honorables juges du concours veuillent bien ne pas s’impatienter de ces longueurs. Dans les choses de la nature de celle qui nous occupe, les principes sont tout, et chacun peut juger ce que leur découverte coûte de peine. Mais, une fois trouvés, les principes s’appliquent d’eux-mêmes : il n’est pas besoin d’instituteur. Sous ce rapport, l’économie politique peut se comparer à l’arithmétique : la multiplication ou la division de deux nombres l’un par l’autre est l’affaire de quelques minutes : ce fut un long et pénible travail de trouver les règles de ces deux opérations.


Règles concernant l’assiette, la répartition et la perception de l’impôt.


1. Dans une association qui ne serait relative qu’aux personnes, l’impôt, étant exclusivement personnel, pourrait être unique ; dans une société qui embrasse à la fois les personnes et les choses, il devient forcément réel et partant multiple. De là, dans toute société qui s’impose une contribution, une double tendance : tendance à unifier l’impôt, si la contribution à payer par chacun est faible ; tendance à le diversifier, si la contribution est considérable.

Observation. — Par cette proposition première nous constatons deux faits que rien ne saurait détruire : l’un est que la société ne se compose pas seulement d’hommes, de volontés, d’intelligences, elle se compose aussi de choses ; l’autre, qui découle du premier, que le citoyen ne contribue pas seulement à la chose publique de sa pensée, de sa conscience et de son action, en un mot de sa personne, mais encore de sa propriété, laquelle peut exister sous mille formes.

2. L’impôt est payé par chacun à raison de son individualité et à raison de ses facultés. — De là cette conséquence que l’impôt peut prendre simultanément et tour à tour la forme d’une capitation ou prestation de service, ou bien d’une redevance sur les biens meubles, immeubles, capitaux et revenus.

3. L’impôt, dès qu’il dépasse la limite d’une prestation personnelle, est donc nécessairement multiple : il ne pourrait revenir à l’unité qu’au moyen de la monnaie, signe représentatif des valeurs, et d’une généralisation, c’est-à-dire d’une fiction fiscale, qui consisterait à comprendre toutes les valeurs sous une désignation commune, capital, travail ou revenu.

Observation. — Je reviendrai plus tard sur la théorie de l’impôt unique. Ce que je veux faire remarquer ici, c’est que par les mots capital, travail, rente ou revenu, on n’entend pas des choses positives, réelles, des choses qui existent, se laissent voir et palper ; ce sont termes généraux, inventés pour désigner certains rapports et certaines opérations, ce sont en un mot des abstractions. Or l’État, pas plus que le citoyen, ne vit d’abstractions ; il vit de réalités. Ses consommations consistent en blé, viande, fourrage, vin, huile, houille, linge et chaussure, fer et bronze, etc. D’où il résulte que, malgré la généralité de l’expression par laquelle on désignerait l’impôt : impôt sur le capital, impôt sur le revenu, etc., et nonobstant l’usage du numéraire sous l’espèce duquel l’impôt est payé d’abord à l’État pour servir ensuite à acheter à l’État les divers objets de sa consommation, l’impôt se perçoit finalement aujourd’hui, comme au temps de Moïse, sur les fruits de la terre, le croît des animaux, les produits du travail, etc. L’impôt est donc, quoi qu’on fasse, multiple dans sa matérialité ; c’est par une fiction de la langue et par un artifice d’échange qu’il peut reprendre une apparence unitaire, comme dans le cas où, par exemple, on le ferait consister en un prélèvement de tant p. % sur le capital ou sur le revenu. Jusqu’où cette fiction peut-elle aller dans la pratique ? C’est ce que nous examinerons en son lieu.

4. La préférence donnée au numéraire pour l’acquittement de l’impôt, combinée avec le mouvement des valeurs et la rapidité des transactions, rend très-difficile, pour ne pas dire impossible, à l’État, dans une multitude de cas, la découverte du vrai propriétaire et conséquemment du vrai contribuable. D’où il résulte, à priori, que le problème de l’égalité de l’impôt, qu’il soit unique ou multiple, paraît insoluble.

Observation. — C’est ici que se manifeste surtout l’action de la liberté dont nous avons dit que, depuis la Révolution, elle était devenue une puissance rivale de l’État. Aussi la pensée du socialisme a-t-elle été d’abord de restreindre cette liberté incommode, qui ne se laisse ni toiser, ni peser, ni saisir ; de réglementer toutes choses, ce qui veut dire de revenir, sous prétexte d’égalité, à l’absolutisme. Les producteurs et consommateurs, par la manière dont ils établissent leurs comptes de vente et de revient, se dérobent autant qu’il est en eux à la main du fisc, en rejetant les uns sur les autres leur cote contributive : quel scandale ! De là les plans de réglementation, de communauté, d’impôt unique, etc. Mais la liberté est invincible ; la comprimer, c’est préparer de nouvelles et plus formidables explosions. Il faut l’accepter telle que la nature nous la donne et remercier celle-ci de ce don magnifique. Toute la question est de nous arranger avec cette puissance sans laquelle nous ne pouvons vivre honorablement, et que nous ne saurions contraindre (F).

5. Dans le budget de l’État tous les services sont distingués les uns des autres, et le compte de leurs dépenses respectives établi séparément. Si donc, comme il a été démontré plus haut, l’impôt se résout en un échange, il semble que la distinction des dépenses doive correspondre à une distinction de recettes, ce qui fournirait un moyen naturel d’opérer, sans gêner la liberté, la perception d’une partie au moins de l’impôt, en même temps que d’assurer le contrôle du budget.

6. Certains services de l’État intéressent, ex aequo, l’universalité des citoyens, qui en jouissent pour ainsi dire à l’indivis ; certains autres ne sont demandés que par une fraction plus ou moins grande du peuple. Pour les premiers, l’impôt peut et doit consister en une contribution uniforme, établie par exemple sur la terre : pour les seconds, n’est-il pas juste, normal, que qui demande le service soit autant que possible celui qui en paye le prix ?

Observation. — Ces deux propositions sont le développement de la précédente, n° 4. Elles ont pour but de faire subir à l’impôt, au lieu des caprices de l’arbitraire, les évolutions de la liberté ; d’appliquer d’une manière plus rigoureuse dans la perception le principe de l’échange qui est celui d’une comptabilité exacte ; de rendre cette perception moins onéreuse, et finalement de rendre presque insensibles à la population les charges fiscales.

7. Tout impôt se prend sur le produit brut annuel du pays : il répugne qu’une nation, pour couvrir ses dépenses, entame son capital. Même en cas d’emprunt, c’est toujours sur les produits que sont prélevés l’amortissement et les intérêts. Au fond, tout impôt se réduit à ce que l’on appelle impôt de consommation.

Observation. — Cette proposition, de même que les quatre premières, est aphoristique. On l’a trop souvent perdue de vue, en traitant de l’impôt, de son assiette, de son unité, de sa multiplicité et surtout de sa quotité. Nous y reviendrons tout à l’heure.

Résumons d’abord ce deuxième paragraphe.

Dans la première partie de ce chapitre, nous nous sommes expliqué sur la nature de l’impôt, et nous avons dit, à vue des faits : L’impôt est un échange. Ce principe posé, nous en avons immédiatement déduit deux autres, concernant les conditions intrinsèques de cet échange, savoir le prix du service et son utilité. Ces principes sont : d’abord que l’État doit ses services à prix de revient ; en second lieu, que ses services doivent être reproductifs. Les notions élémentaires de l’économie politique et du droit nous ont suffi pour cela.

Dans le paragraphe qu’on vient de lire nous avions à résoudre des questions plus difficiles : Qui a droit d’établir l’impôt ? Sur qui et sur quoi cet impôt sera-t-il levé ? Comment perçu ? Quelle en sera l’importance ?

Ici, nous avons dû chercher de nouvelles lumières. Après avoir constaté la transformation qui s’est faite, au point de vue des principes, dans l’ordre politique ; après avoir montré que l’abolition du droit divin n’avait point aboli l’État, qu’au contraire l’État était sorti du cataclysme révolutionnaire plus puissant et mieux constitué, nous avons fait voir que l’État ne régnait plus seul, qu’une puissance rivale s’était levée en face de lui, à savoir la Liberté ; que dès lors, si l’État conserve par sa nature, par sa mission, d’irréfragables droits, il n’a cependant que des droits ; il a perdu son omnipotence, sa souveraineté absolue ; il est devenu une personne civile, semblable à l’un des citoyens auparavant ses sujets, ce qui veut dire, au point de vue de l’impôt, le producteur d’une utilité spéciale et conséquemment un échangiste.

Il ne s’agit donc plus de savoir qui a droit ou n’a pas droit de créer des impôts. Ce style suranné doit être banni du langage moderne.

L’État est un échangiste d’une espèce particulière, qui rend, moyennant salaire, les services qu’on lui demande ; qui par conséquent n’a pas droit de les imposer : voilà tout. Aux citoyens de s’entendre entre eux, dans leur prudence et sagesse, et selon les formes les plus amiables, sur l’espèce de service qu’ils veulent demander à l’État.

Quant à l’assiette de l’impôt et à sa répartition à propos desquelles nous avons vu se poser la question, depuis si longtemps controversée, de l’impôt unique ou multiple, la réponse, bien que compréhensive et synthétique au plus haut degré, n’a pas été moins précise et moins explicite.

Nous n’affirmons ni ne nions absolument l’unité de l’impôt ; nous n’affirmons ni ne nions davantage sa multiplicité, comme si l’une de ces hypothèses était vraie à l’exclusion de l’autre. Nous constatons au contraire qu’en raison du dualisme sur lequel sont établies les sociétés, État et individus, force publique et liberté, personnes et choses, il y a nécessairement double tendance, tendance à l’unité et tendance à la diversité ; que ces deux tendances se fortifient encore par la nature dualiste de l’être humain, composé de matière et d’esprit, de moi et de non-moi ; que prétendre étouffer l’une de ces tendances, ce serait mutiler l’homme et la société, et que tout ce que l’homme d’État doit faire ici, c’est, en restant fidèle autant que possible à l’unité qui est essentielle au pouvoir, de suivre la liberté dans ses évolutions.

Il en résulte que dans l’impôt il y aura des taxes universelles, telles que l’impôt personnel, l’impôt foncier, et des taxes spéciales, telles que l’impôt sur les boissons, les sels, les tabacs, les péages ; que la perception, se faisant le plus souvent en numéraire, sera uniforme ; en un mot que l’impôt, unique par son principe, par sa raison subjective et gouvernementale, sera multiple par son objectivité et sa matérialité.

Ce n’est point là un éclectisme plus ou moins arbitraire, tel que nous l’avons signalé dans les propositions formulées par le congrès ; c’est une synthèse, c’est-à-dire une conception philosophique régulièrement formée, expression de la nature des choses et de la société.


§ 3. — QUOTITÉ DE L’IMPÔT. — MAXIME FISCALE.


Combien une nation doit-elle payer, bon an, mal an, à son gouvernement ?

Nous avons vu que sous le droit divin cette question n’en était pas une, puisque la classe productive devant, en principe, aux privilégiés et à l’État tout ce qu’elle produisait, moins ce qui était strictement indispensable à sa subsistance, il n’y avait aucune limite à l’impôt. Le fisc prenait tout ce dont il pouvait s’emparer ; les taxes n’avaient au fond pas d’autre sens. La nation était sous la puissance, in manu, du prince, comme la ruche à laquelle le propriétaire ne laisse de miel que juste ce qui est nécessaire pour que les abeilles ne meurent pas de faim.

Depuis l’abolition du droit divin, cette tendance du fisc à l’absorption de la richesse nationale s’est peu modifiée ; la maxime déjà citée, qu’il faut faire rendre à l’impôt tout ce qu’il peut rendre, en témoigne. Voici ce que l’on entend par là.

L’expérience a appris aux agents fiscaux que l’impôt, par sa spécialité et sa quotité, agit sur la consommation, par suite sur la production et finalement sur l’emploi des capitaux et des terres, de la même manière que l’augmentation des prix. Si la contribution est très-faible, la demande des objets, terres, services ou produits, ne diminue pas ; alors l’impôt est pour l’État tout profit. Si la contribution devient plus forte, la demande diminuera : on boira moins de vin, on se retranchera sur la viande, le sucre, le tabac, le sel, on s’écrira moins souvent. Certaines terres qui ne produiraient pas, avec les frais d’exploitation, l’impôt qu’elles doivent, seront abandonnées. Toutefois il se pourra qu’au total le fisc, malgré ses pertes, rende davantage que si on l’avait diminué et qu’il eût été perçu sur une plus grande quantité de capitaux et de produits. Si l’augmentation, enfin, est excessive, la majorité des consommateurs renoncera à la consommation imposée ; alors le fisc sera en déficit. C’est donc parmi les fiscaux une question du plus grand intérêt que de déterminer le point juste auquel l’impôt donnera la plus grosse recette possible. Voilà ce que l’on entend par cet apophthegme mignon : Faire rendre à l’impôt tout ce qu’il peut rendre. Ici, comme l’on voit, l’intérêt du contribuable est compté à peu près pour rien ; le fisc seul est pris en considération. Reste d’habitude du droit divin, et l’une des plus insignes mystifications des gouvernements modernes.

Puisque le droit divin et le droit révolutionnaire sont antithétiques l’un à l’autre, inverses l’un de l’autre, le régime fiscal, dans les sociétés modernes, doit être l’opposé de ce qu’il était dans les sociétés anciennes ; c’est-à-dire que, comme le gouvernement exigeait de la nation, par l’impôt, tout ce qu’elle pouvait donner, les contribuables, dont le consentement est maintenant requis, doivent dorénavant faire la part de l’État la plus petite possible. Ainsi le veut la loi des oppositions historiques ; ainsi l’exige à son tour la loi économique, qui, en toute administration, régie, entreprise, prescrit de réduire les frais généraux au minimum. Il suit de là que, de même que l’on peut juger de la bonne tenue d’une maison de commerce et d’une entreprise industrielle par la modicité de ses frais généraux, de même on peut augurer favorablement de l’administration d’un État, de la capacité et de la sévérité de ses directeurs, de la liberté et de l’aisance des citoyens, par la médiocrité de l’impôt. Cette pierre de touche est infaillible.

Réduction illimitée de l’impôt, au rebours de l’ancienne et homicide maxime : Faire rendre à l’impôt tout ce qu’il peut rendre ; telle doit être, en ce qui concerne la quotité de l’impôt, la règle générale.

Mais pour atteindre ce but, il faut préciser davantage : c’est une assez pauvre garantie à exiger d’un mandataire que de lui imposer pour unique devoir qu’il doit agir au mieux des intérêts du mandant. Autant vaudrait presque lui donner un blanc seing. Est-il un seul gouvernement, un seul ministre, un Loménie de Brienne, un Calonne, un abbé Terray, qui ne se vante d’administrer le pays, de dépenser son argent et de lever les taxes au mieux des intérêts de la nation ? Pour rendre le précepte efficace, il faut imposer aux gouvernants certaines prescriptions dont ils ne puissent sous aucun prétexte s’écarter, et dont le résultat soit de produire l’économie demandée.

Voici quelle me semble pouvoir être cette discipline.


RÈGLES À SUIVRE CONCERNANT LA QUOTITÉ DE L’IMPÔT.


1re  règle : Fixation d’un maximum.


Puisque, d’après la septième proposition énoncée au paragraphe précédent, tout impôt se perçoit sur le produit brut du pays, la conséquence est que l’État doit agir pour la nation comme le père de famille pour sa famille, fixer à ses dépenses un chiffre qu’il ne dépasse jamais. En bonne économie domestique, le revenu étant donné, chaque nature de dépense se proportionne, pour ainsi dire, d’elle-même : tant pour la table, tant pour l’habitation, tant pour l’habillement, tant pour les maladies, les accidents, etc. Donc, a pari, tant pour l’impôt. Par exemple, une famille qui dépense pour frais de logement un sixième de son revenu est encore dans une condition passable ; si le loyer s’élève au cinquième du revenu, il est cher ; s’il atteint le quart ou le tiers, il est exorbitant. Il en est ainsi de l’impôt. Toute famille qui devrait payer, pour sa quote-part des frais d’État, un quart ou un tiers de son revenu, pourrait se dire pressurée ; mieux vaudrait, comme en certaines localités de l’Amérique, courir le risque de l’anarchie.

Quelle doit donc être, à peu près, dans le budget d’une famille, la proportion normale des frais d’État ? Aucun renseignement n’a été recueilli sur cet objet, et la raison en est simple : c’est qu’il n’y a pas de gouvernement qui de lui-même consente à se réduire à la portion congrue. D’un côté, la quotité de l’impôt, entre les différents États, varie à l’infini ; d’autre part, la composition des dépenses, la nature des services, n’est pas la même : il est impossible de tirer de leur comparaison aucune détermination scientifique. Or, comme en toute réforme il faut commencer par une première hypothèse ou donnée provisoire, je proposerais, à l’exemple du Pentateuque et de la loi ecclésiastique, dont la trace s’aperçoit encore dans plusieurs de nos impôts, d’adopter pour maximum le dixième, ou la dîme, selon le vieux style. Il est bien entendu que ce maximum pourra et devra ultérieurement être réduit : mais il faut partir d’un point. Parmi les États de l’Europe, les uns perçoivent plus, les autres moins. En France, on peut calculer que les frais d’État, auxquels nous joindrons ceux des départements et des communes, sont le sixième au moins du produit de la nation ; que, par conséquent, l’acquittement de l’impôt entre, en moyenne, pour un sixième dans les dépenses de la famille. D’où il est aisé de conclure qu’en France le gouvernement, quelque bien qu’il s’efforce de procurer, loin d’ajouter par ses services au bien-être du pays, est une cause positive d’appauvrissement. Non-seulement la loi de l’offre et de la demande est violée, et le service coûte plus qu’il ne vaut ; il y a de plus disproportion entre le budget des familles et celui de l’État.


2e règle : Définition exacte et décentralisation des services publics.


Après avoir assigné un maximum infranchissable à l’impôt, et tracé autour du gouvernement un cercle de Popilius, le point le plus important à régler sera de définir la nature, l’importance et l’utilité des services que la société attend de son gouvernement, c’est-à-dire tant de l’action centrale que de l’initiative des provinces, départements, districts, cercles et communes. Or, c’est de quoi se soucient en général fort peu les théoriciens et les praticiens de l’impôt. Les fonctions publiques sont établies par la tradition, la routine, le hasard ; ceux qui en sont revêtus, qui manient les fonds de l’État, tendent à étendre sans cesse leurs attributions. Non-seulement on exagère les travaux, les services, on multiplie le personnel, on élargit les cadres ; mais on empiète sur le domaine de l’industrie privée : par-dessus tout, on s’efforce de ramener toute espèce d’action publique à une direction centrale, unitaire. La fonctionomanie s’emparant des citoyens, la nation devient peu à peu complice de son gouvernement : si bien qu’à la fin, au lieu de contribuables, au lieu de citoyens, on n’a plus que des colons partiaires et des salariés de l’État.

L’expérience démontre que les frais généraux et le gaspillage des deniers publics croissent en raison de la centralisation politique et administrative.

Les chiffres suivants sont empruntés à l’Annuaire international du crédit public, publié pour 1860 par J.-S. Horn, Paris, Guillaumin. Ils portent sur les derniers budgets.



D’après ce tableau, les différents États, par rapport à la recette annuelle qu’ils tirent de chaque habitant et à la dépense qu’ils s’imposent par chaque habitant, se classeraient dans l’ordre suivant :


1. RECETTES ANNUELLES PAR TÊTE.


1. Grande-Bretagne. 60 03
2. Bade. 56 83
3. Pays-Bas. 54 75
4. France. 50 42
5. Hanovre. 39 12
6. Suède et Norvége. 34 70
7. Belgique. 32 27
8. Espagne. 31 06
9. Prusse. 27 35
10. Danemark. 21 66
11. Saxe-Royale. 20 37
12. Bavière. 20 19
13. Italie. 19 92
14. Grèce. 18 65
15. Wurtemberg. 18 50
16. Portugal. 18 42
17. Russie. 18 36
18. Brésil. 18 03
19. Autriche. 17 28
20. Turquie. 13 98
21. États-Unis. 12 27
22. Suisse. 7 36


2. DÉPENSES ANNUELLES PAR TÊTE.


1. Grande-Bretagne. 59 82
2. Bade. 52 25
3. France. 50 41
4. Pays-Bas. 46 56
5. Hanovre. 38 70
6. Suède et Norvége. 33 62
7. Espagne. 31 62
8. Belgique. 30 00
9. Prusse. 27 35
10. Danemark. 20 62
11. Saxe-Royale. 20 37
12. Bavière. 20 20
13. Italie. 19 92
14. Autriche. 19 65
15. Grèce. 18 59
16. Wurtemberg. 18 50
17. Russie. 18 36
18. États-Unis. 16 70
19. Portugal. 16 62
20. Brésil. 15 42
21. Turquie. 13 98
22. Suisse. 6 89


Ces tableaux, à première vue, ne semblent pas conclure péremptoirement d’une manière conforme à nos prémisses. Mais il faut tenir compte des observations suivantes, empruntées au même auteur :

« A peu de perturbations près, les États se classent sous les deux chefs dans le même ordre, et c’est assez naturel, puisqu’il faut forcément amener les recettes à couvrir les dépenses, et que, d’autre part, les États ne manquent jamais de trouver l’emploi d’un excédant éventuel de recettes. Il y a cependant, entre le chiffre proportionnel des recettes et celui des dépenses, quelques différences dont on ne saurait méconnaître la signification. En voyant, par exemple, que dans la Grande-Bretagne et dans les Pays-Bas les dépenses restent au-dessous des recettes annuelles par tête, tandis que c’est tout à fait le contraire en Autriche, on devinera aussitôt qu’on a devant soi, d’une part, des États dont les finances sont bien réglées, d’autre part, un État qui ne parvient jamais à établir l’équilibre dans ses finances.

« Il va de soi que les chiffres des tableaux qui précèdent ne peuvent pas prétendre à une valeur absolue, c’est-à-dire qu’ils ne prétendent pas fournir la mesure rigoureuse des ressources que chaque État peut tirer de ses contribuables, ou des charges qu’il leur impose.

« Il y a deux circonstances surtout dont il faut tenir compte ; d’abord que les charges s’accroissent ou diminuent selon que l’État s’occupe plus ou moins des affaires et des intérêts qui ne sont pas strictement de son domaine, qui devraient être laissées soit à l’industrie privée, soit aux administrations communales et départementales. C’est en partie de l’abstention absolue de l’État de tout ce qui n’est pas de l’intérêt strictement général, que la Russie et l’Amérique du Nord sont redevables des proportions si modestes de leur budget. D’autre part, il ne faut pas perdre de vue non plus la faculté contributive de la population, qui diffère si énormément d’un pays à l’autre, selon le degré d’aisance générale et du développement économique. Personne ne doutera, par exemple, que les habitants de la Grande-Bretagne ne supportent plus facilement une contribution annuelle de 60 francs que l’habitant russe ne paye la sienne, quoiqu’elle soit à peine du tiers de la contribution anglaise (G).

« Il faut enfin ne pas oublier de quel poids, dans maints États, les fautes et les charges du passé pèsent sur la génération présente. Si la Grande-Bretagne et les Pays-Bas figurent en tête de notre tableau, quoique l’administration y soit organisée sur un pied assez modeste et sache s’abstenir de toute intervention coûteuse dans les affaires qui ne réclament pas son concours d’une manière absolue, c’est la dette léguée par les générations précédentes qui augmente si fortement les charges budgétaires dans l’un et l’autre État. La part que la dette et la guerre, les deux vers rongeurs des ressources publiques, prennent dans chaque État, ressortira mieux d’après le tableau suivant :



En classant les États, 1° d’après la part de la dette dans l’ensemble des dépenses ; 2° d’après la part de l’armée, on obtient les deux tableaux suivants :


1. DETTE.


1. Pays-Bas. 48 10
2. Grande-Bretagne. 44 11
3. Espagne. 34 41
4. Autriche. 34 04
5. Bavière. 30 10
6. Belgique. 27 67

7. Saxe-Royale. 27 28
8. Turquie. 26 55
9. Portugal. 26 36
10. Danemark. 25 45
11. Italie. 24 51
12. Russie. 21 19
13. Wurtemberg. 18 80
14. Suède et Norvège. 18 22
15. Brésil. 17 90
16. France. 17 86
17. États-Unis. 13 29
18. Hanovre. 11 19
19. Prusse. 11 18
20. Bade. 10 35
21. Grèce. 6 10
22. Suisse. 2 35


2. ARMÉE.


1. Suède et Norvège. 36 60
2. États-Unis. 34 81
3. Turquie. 34 75
4. Autriche. 34 06
5. Espagne. 28 50
6. Italie. 27 45
7. Grèce. 25 82
8. Russie. 25 45
9. Prusse. 24 79
10. Portugal. 24 43
11. Bavière. 23 70
12. Belgique. 23 22
13. Saxe-Royale. 22 00
14. Wurtemberg. 19 72
15. Grande-Bretagne. 19 38
16. France. 18 51
17. Danemark. 16 84
18. Bade. 15 19
19. Pays-Bas. 14 85
20. Hanovre. 13 49
21. Brésil. 18 80
22. Suisse. 10 00


En ce qui concerne les intérêts de la dette et de la dépense de l’armée en France, l’auteur que je cite me paraît être resté au-dessous de la vérité. D’abord, pour ce qui regarde la dette, nous trouvons, dans la séance du Corps législatif du 11 juillet 1860, les chiffres suivants donnés par M. Larrabure, député favorable au gouvernement :


Rentes portées au budget 452,814,195
Dotations 42,969,154
Dette viagère 71,684,790
------------------
_______________Ensemble. 567,468,139

Somme qui, au taux de 4 1/2 pour 100, représente un capital de 12,610,403,008 fr. 88 c, dont la nation, en vertu de son système gouvernemental et fiscal, est condamnée à servir à perpétuité l’intérêt. Je dis à perpétuité, aussi bien pour la dette viagère et les dotations que pour le reste ; car, si les individus qui font l’objet de ces dernières allocations passent, ils sont immédiatement remplacés par d’autres : en sorte que le principe dynastique, aristocratique, militaire et bancocratique fonctionnant comme un capital irremboursable, la rente à payer ne s’éteint jamais.

Peut-être dira-t-on que, l’amortissement fonctionnant selon la pensée de son institution, la dette consolidée du moins diminuera. Il n’en est rien ; les déficit allant plus vite que l’amortissement, la dette consolidée ne cesse de s’accroître, ce que démontre l’existence d’une dette flottante qui, d’après la situation actuelle et les prévisions de M. Larrabure, monterait, pour 1863, à un total d’au moins 1,300 millions, dont l’intérêt à 4 1/2 pour 100 donne 58,500,000 francs à ajouter au chiffre précédent.

Quant à l’armée, M. Horn a eu le tort d’en distraire le budget de la marine, qui, en 1855, était prévu à 125 millions de francs, et qui certes n’a pas diminué depuis cette époque. Qu’est-ce donc que la marine de l’État, sinon la guerre sur l’Océan, au lieu de la guerre sur le continent ? À ces 125 millions il faudrait ajouter encore les recettes de la caisse de dotation de l’armée qui, d’après M. Charles de Hock (Administration financière de la France, p. 419), se sont élevées, pour l’année 1856 seulement, à plus de 70 millions de francs.

En résultat, au lieu de 316 millions que pose M. Horn pour intérêt de la dette et 340 millions pour la dépense de l’armée, ensemble 656 millions, c’est 918 qu’il faut lire, savoir : 453 millions, nombre rond, pour les rentes, 465 millions pour l’armée de terre et la marine, et non compris les dotations, la dette viagère, la dette flottante et la caisse de l’armée : ce qui met la France, à très-peu près, de pair avec l’Angleterre, en supposant que les chiffres pour cette dernière soient exacts.

Quoi qu’il en soit de la valeur de ces observations que je crois hors de conteste, adoptant les données de M. Horn, et combinant les deux tableaux qui précèdent, nous obtenons le résumé ci-après, que je recommande à l’attention du lecteur.


3. DETTE ET ARMÉE RÉUNIES.


En rétablissant, à l’article France, au lieu de 656 millions, nombre rond donné par M. Horn, les 918 millions auxquels un calcul plus judicieux nous a fait tout à l'heure parvenir, nous trouvons que, sur un budget de 1,824,957,778 fr. (H), la dette et l’armée réunies figurent dans le rapport très-approché de 50 p. 0/0. Ce qui revient à dire que, sur 50 fr. 44 c. que chaque tête de Français, homme ou femme, enfant ou adulte, doit payer à l’État, la moitié, soit 25 fr., appartient à la guerre, hélas ! et aux dettes. On ne saurait trop le répéter : les idées ont changé depuis 1789, mais les faits ? Quelle différence sérieuse existe-t-il entre l’administration du roi absolu, qui régnait et gouvernait, et celle du peuple souverain, qui règne et ne gouverne pas ?

Et si nous comptions, ainsi que le requiert une théorie exacte de l’impôt, les dotations, la dette viagère, les recettes de la caisse de l’armée, le redoublement de fonctionnaires et l’augmentation de traitements qu’exigent la centralisation et la haute police, plus le manque à gagner de 600, 000 hommes, tant soldats que marins, ce serait plus d’un demi-milliard à ajouter au sacrifice que le pays fait à son gouvernement, un total de 46 fr. par tête et par an pour se faire garder, policer et représenter !

La grande moyenne, ajoute M. Horn, est ainsi de 27,20 p. 0/0 pour la dette et 25,70 pour la guerre : c’est-à-dire que plus de la moitié des sommes demandées annuellement aux contribuables de tous les pays s’en va en dépenses improductives. Mais cette moyenne est de beaucoup dépassée par la moitié au moins des États qui figurent dans notre liste. Il convient en outre de remarquer, 1° au sujet des dépenses militaires, que nous avons compté uniquement les dépenses ordinaires, c’est-à-dire les charges que l’entretien de l’armée impose au pays en temps de paix ; 2° au sujet de la dette, que la rente annuelle n’en constitue pas toute la charge ; qu’il y a des dépenses accessoires (administrations, amortissements, rentes viagères, etc.,) qui l’accroissent parfois d’un tiers, ou même des deux tiers et plus. En France, par exemple, la dette publique a occasionné, en 1857, la dernière année dont le compte budgétaire soit définitivement établi, une dépense de 516,678,213 fr., quoique la somme payée aux rentiers de l’État n’ait alors été que de 299,099,242 francs. En généralisant ce calcul, on trouverait pour la dette et la guerre une moyenne de 65 à 70 p. % qu’elles absorbent sur les ressources de l’État (I).


3e  règle : Abstention d’emprunt.


On vient de voir les résultats de cette funeste habitude. L’Angleterre, dont le crédit vaut assurément celui de la France, y a sagement renoncé. Inquiétée dans sa sécurité par le développement militaire de son voisin d’outre-Manche, elle aime mieux charger son budget, d’un seul coup, d’une dépense de 300 millions de francs, pour l’augmentation de sa marine et la défense de ses côtes, que de recourir à des emprunts nationaux, qui ne sont toujours que des emprunts faits à un petit nombre de capitalistes, et dont les intérêts doivent être payés par la nation.


4e  règle : Cessation de l’état de guerre.


Ce sujet serait vaste, et je n’ai garde de le vouloir traiter ici. Je me borne à deux observations : l’une que si depuis douze ans les gouvernements de l’Europe ont fait la guerre, ils l’ont bien voulu ; l’autre que si les nations avaient été appelées à voter l’impôt, elles n’auraient rien accordé pour la guerre, et que les gouvernements eussent été forcés de se tenir en paix.

La guerre de Crimée a coûté aux Russes, aux Turcs, aux Français, aux Anglais, aux Piémontais, aux Autrichiens, aux Allemands, aux puissances neutres comme aux belligérantes, peut-être sept milliards de francs et 500,000 hommes. Quel avantage les peuples ont-ils retiré de cette laborieuse entreprise ? Quels risques aurait courus la sécurité des nations si les contribuables des différents États avaient obstinément refusé à leurs princes de l’argent et des soldats ? Non, il n’est plus vrai, au siècle où nous sommes, que la guerre ait rien de fatal, rien de civilisateur ni dans ses causes ni dans ses prétextes, et qu’elle ne puisse être conjurée : la stérilité des victoires prouve l’inanité de cette politique de combats. Mais ce n’est pas le compte des conducteurs d’armées, toujours impatients de remuer des soldats, parce qu’en remuant des soldats, disait l’aigre Barnave au trop confiant Mirabeau, ils remuent des millions, et qu’ils ont encore plus à cœur de réprimer l’insurgence des citoyens que de repousser l’invasion de l’ennemi. En ce qui concerne les rapports internationaux, le développement historique nous a fait aboutir à l’équilibre universel, à la paix, de même qu’en ce qui touche la politique intérieure des États, le même développement historique nous a fait aboutir à la liberté et à l’égalité. Mais les gouvernements sont par nature stationnaires, immobilistes, opposés au développement historique ; ils ne s’accommodent ni de la liberté ni de l’équilibre : c’est pour cela qu’il leur faut des armées et qu’ils font des dettes, c’est pour cela que les deux tiers des subsides qu’ils nous imposent servent à payer leur politique malheureuse.


5e  règle : Suppression des dotations, listes civiles,
retraites, pensions, de toute dépense ayant un caractère de faste
et de privilège. — Observation sur l’instruction publique
en France et aux États-Unis.


Dans les monarchies, tant constitutionnelles qu’absolutistes, cette règle semble destinée à rester à tout jamais lettre close : elle ne peut être comprise, et encore ! que par des républicains.

Que l’État assure à ses fonctionnaires une existence égale, en moyenne, à celle des producteurs, ce n’est que justice. Mais aller au delà, c’est dépasser la limite du droit, qui considère l’impôt comme un échange ; c’est payer les services plus qu’ils ne valent, provoquer dans la population l’amour des emplois, et créer dans le personnel gouvernemental un intérêt contraire à celui de la nation. « Qu’est-ce qui revient à l’Angleterre, demandait J.-B. Say, d’une pension annuelle de 13,000 liv. st. (325,000 fr.) au duc de Wellington qui, indépendamment d’une fortune considérable, jouit encore de plusieurs gros traitements ? — C’est, dit-on, pour encourager les généraux à défendre leur pays. Comme si l’on n’avait pas à toutes les époques, depuis Aristide jusqu’à Marceau, trouvé des hommes de talent et de cœur pour défendre leur pays ! » Le chapitre des dotations, en France, comprenant la liste civile de l’empereur et de sa famille, est de 43 millions, deux fois et demie autant que le budget de la Confédération helvétique.

Il y aurait à faire, à l’imitation des anciennes lois romaines, De majestate, un discours : De la majesté, dans ses rapports avec l’économie publique, la vertu civique et la simplicité domestique.

Quant aux pensions de retraite, il faut poser en principe qu’en matière de fonctions publiques comme en toute autre profession l’homme, consommant pendant toute sa vie, doit, hors le cas d’invalidité reconnue, le travail toute sa vie. L’impôt est un échange, ne perdons pas ce principe de vue. Comment concevoir d’après cela que des individus, à quarante-cinq ans, sous prétexte qu’ils ont accompli leurs vingt-cinq années de service, demandent leur retraite, et, deux fois improductifs, tombent à la charge du budget pendant vingt-cinq et trente autres années ? Reste de l’antique gaspillage et du droit divin, que toute démocratie inspirée des vrais principes de la Révolution doit abolir.

Quand on compare ce que coûtent, dans un État comme la France, les fonctions parasites avec les allocations faites à l’instruction publique et aux travaux publics, on arrive à des résultats navrants. Ces deux branches de service figurent au budget de la France de 1860 pour moins de 150 millions, le douzième à peu près du budget. Dans le canton de Vaud, au contraire, sur une dépense (1859) totale de 3,025,731 fr., nous trouvons,


Pour l’instruction publique 282,159 fr.
Pour les travaux publics 1,149,635 fr.
------------------
______________Ensemble. 1,431,795 fr.


près de la moitié des dépenses annuelles.

On lit à ce sujet, dans une revue parisienne, la critique suivante que je ne puis m’empêcher de rapporter ici pour l’édification du lecteur.

L’auteur entreprend de prouver que le peuple français est le mieux vêtu, le mieux nourri, le mieux policé, le plus doux, le plus instruit, le plus éclairé, le plus juste, le plus sage et le plus heureux des peuples. Voici comment il établit sa thèse :

« D’abord, nous sommes le plus puissant de tous les peuples, puisque nous avons 500,000 soldats sous les armes, et 300,000 fonctionnaires de toute espèce ; le plus riche, puisque nous avons un milliard huit cent vingt-cinq millions pour payer les uns et les autres ; le plus juste, puisque, avec tant de moyens de couper la gorge à nos voisins, nous vivons habituellement en paix avec tout le monde ; et le plus savant, puisque nous avons moins d’écoles que l’Angleterre, l’Allemagne et les États-Unis, marque assurée que nous avons moins à apprendre que ces gens-là, puisque nous étudions moins.

L’ignorance des États-Unis, en particulier, passe toute croyance. Dans le seul État du Massachusetts, les ténèbres où la nature a plongé cette malheureuse race sont si profondes que le législateur a jugé nécessaire d’imposer aux villes une taxe de 873,382 dollars (quatre millions cinq cent mille francs) pour le seul entretien des écoles publiques. Notez que les écoles libres ne prennent aucune part à ce budget, ni les académies qui sont soutenues en grande partie par les legs de simples particuliers, et qu’en douze ans (de 1838 à 1850) on a dépensé 2,200,000 dollars (onze millions de francs) pour construire des écoles nouvelles. Faut-il que ces ignorants aient honte de leur ignorance et sentent la nécessité d’en sortir !

« Voulez-vous savoir maintenant à quelles sommes s’élèvent toutes les autres dépenses du Massachusetts, y compris la milice, l’administration, le gouvernement, la perception des impôts et l’intérêt « de la dette publique ? A 500,000 dollars (deux millions cinq cent mille francs). Ce n’est pas moi qui le dis, c’est le recensement de 1850.

« La population du Massachusetts est d’un million d’hommes.

« L’État en France dépense pour l’instruction publique une somme à peu près égale (je regrette de ne pouvoir dire le chiffre exact), c’est-à-dire trente-six fois moindre, puisque la population de la France est trente-six fois plus considérable que celle du Massachusetts. Il faut que nous soyons savants dès le ventre de nos mères, à en juger par le peu de goût que nous avons pour les écoles publiques.

« Mais, dira quelqu’un, cette disproportion est un fait sans exemple. Il faut que le Massachusetts tout entier soit peuplé de maîtres d’école. Attendez, monsieur ; voulez-vous un autre exemple, le Connecticut ? Dans celui-ci, la dette publique est de 90,000 dollars ; les dépenses du gouvernement sont de 115,000 dollars, et l’État a consacré un fonds de 276,602 dollars (dix millions cinq cent mille francs) à l’entretien des écoles ; c’est-à-dire que la dépense des écoles coûte aussi cher à l’État que toutes les autres réunies.

« Vous vous défiez du Connectitut ? Entrons, si « vous voulez, en Pensylvanie. Quel est le plus beau « monument, ou, ce qui revient au même, le plus coûteux de Philadelphie ? C’est une école d’orphelins, Girard-College, qui a coûté dix millions de francs. Pour cette école rien n’a paru trop beau, ni le marbre, ni les colonnades. C’est un legs particulier !… »


6e règle : Publicité et contrôle.


Puisque, selon le droit moderne, l’impôt est un contrat d’échange entre l’État stipulant au nom de la collectivité sociale, d’une part, et chacun des citoyens, le moins que puisse faire le gouvernement est d’appeler sur ses actes la plus grande publicité, et de laisser sur les divers impôts, sur leur quotité, leur utilité, etc., l’enquête ouverte en permanence. Sans publicité, les représentants chargés de voter le budget ne rencontrent que ténèbres, piéges, embûches de la part des intéressés au maintien du désordre. C’est la publicité qui a mûri les grandes réformes après 89 ; c’est le silence qui a permis les concussions des Teste, des Eynatten et autres. La liberté de la presse est la seule garantie de la fidélité des gouvernants, et il est permis de croire, d’après les faits qui parviennent à la connaissance du public, que dans les États qui la proscrivent les vrais motifs de l’animadversion du pouvoir contre la presse viennent beaucoup moins de son respect pour des traditions surannées, que du désir de mettre à l’abri des calomnies la vertu des fonctionnaires (J).


Résumons ce paragraphe.

Sous l’empire du droit moderne, le principe à suivre en ce qui concerne la quotité de l’impôt est que l’impôt, représentant les frais généraux de la nation, doit tendre indéfiniment à se réduire, et, comparé à la richesse sociale et au bien-être des citoyens, devenir toujours moindre.

C’est le contraire de ce qui avait lieu sous l’ancien régime, et de ce qui se pratique encore dans la plupart des États, notamment dans les grandes monarchies.

Pour atteindre ce but, nous posons un certain nombre de règles :

1° Fixation d’un maximum du budget ;

2° Définition et décentralisation des services publics ;

3° Abstention d’emprunts ;

4° Cessation de l’état de guerre ;

5° Suppression des dotations, listes civiles, retraites et pensions ;

6° Publicité et contrôle (K).

De ces six règles, la plus importante, celle qui implique, pour ainsi dire, toutes les autres, est la seconde, celle qui regarde la décentralisation.

Avec la décentralisation, vous tuez dans son germe le principe absolutiste ; vous supprimez le faste, les sinécures, le favoritisme, le militarisme ; vous avez le contrôle, la publicité, l’économie. La comparaison que nous avons faite des budgets des États républicains, constitutionnels et absolutistes nous l’a démontré. A mesure que l’État se rapproche de la forme monarchique, théocratique et féodale, les dépenses s’exagèrent, et l’impôt s’écarte de sa proportion naturelle ; à mesure, au contraire, que l’État s’éloigne de cette forme, les dépenses diminuent, prennent un caractère d’utilité exclusive, et l’impôt rentre dans sa proportion normale.

Ce qui confirme la justesse de cette observation, c’est que, dans les États centralisés, les dépenses communales sont de toutes les mieux entendues et celles qui soulèvent le moins de protestations de la part des contribuables. Elles passent à peu près toutes en travaux publics, d’une utilité générale constatée par chaque censitaire. C’est merveille de voir ce que l’initiative communale a fait en France, en matière de viabilité, ponts et chemins vicinaux, depuis quarante ans. L’indemnité au maître d’école, la tenue des registres de l’état civil, la solde au garde champêtre, constituent, avec les travaux, les charges locales de la commune.

Dans les grands centres, la police de sûreté, le service de salubrité, l’éclairage, la distribution des eaux, le creusement et l’entretien des égouts, dépenses inconnues aux bourgs et hameaux, aggravent déjà d’autant les frais généraux des habitants. Puis l’arbitraire et la fantaisie s’en mêlent, sous prétexte de rectifications de rues et d’alignements, de monuments et de palais, d’œuvres d’art, de fêtes monarchiques, de cadeaux aux princes ou aux grands fonctionnaires (L).

Le budget municipal d’une ville comme Paris, s’élevant à 77,649,081 fr. (1859) pour une population de 1,174,346 habitants (avant l’annexion des banlieues), représente une capitation de 66 fr. par individu, soit 264 fr. pour une famille de quatre personnes. Joignez à cette somme l’impôt de l’État, qui est par tête de 50 fr. 41 c., il en résulte que l’avantage d’habiter la capitale coûte en moyenne, par chaque famille de quatre personnes, 465 fr. 64 c. Et les Parisiens se plaignent que la vie soit chère ! Croit-on que dans des conditions pareilles l’ouvrier, avec un salaire de 4 à 5 francs, puisse nourrir une femme et deux ou trois enfants ?… Dans les communes de 1,000 habitants, les frais généraux ne dépassent pas 3 ou 4 fr. par tête, en y comprenant les corvées et prestations en nature. S’il est vrai que les frais généraux d’un établissement diminuent en raison de son importance, la contribution communale devrait être à Paris, par chaque famille, la moitié ou le quart de ce qu’elle est dans la plus petite commune de France : c’est juste le contraire qui a lieu.

Les budgets cantonaux, départementaux ou provinciaux, dont la quotité et l’emploi se règlent déjà loin des yeux des contribuables, sous l’influence des préfets, laissent une place beaucoup plus large aux influences, aux priviléges, aux faveurs, aux inutilités et futilités. La répartition des travaux, même les plus utiles, aux mains d’un pouvoir qui cherche avant tout l’obéissance, devient un moyen de pressuration et d’asservissement : malheur aux localités indociles !

Quant au budget général d’un vaste empire, tel que la Russie, la France, l’Autriche, l’Angleterre, c’est presque à désespérer de le ramener aux lois de la justice commutative et aux règles de la comptabilité. L’armée destinée à la défense des frontières devient un moyen de provocation pour les États voisins, et un objet de parade pour les dignitaires du gouvernement et les badauds des grandes villes. Les pensions, les encouragements à la presse vénale, à l’art flagorneur ; la construction de monuments d’orgueil, hors de proportion avec les besoins et les ressources des capitales ; les fêtes, les réceptions, les traitements parasites, l’organisation d’une bureaucratie tracassière, méticuleuse, hargneuse, qui laisse passer des concussions et des brigandages comme ceux qu’ont révélés en Russie et en Autriche les guerres de Crimée et d’Italie ; les subventions aux grandes compagnies financières et industrielles ; les dépenses abusives, fantastiques, arbitraires, absorbent la plus grande part des revenus publics, sans préjudice des emprunts et d’une dette flottante par lesquels, non content de dévorer le présent, on escompte l’avenir.

Les précédents tableaux ont jeté quelque jour sur la question ; un volume ne l’épuiserait pas.




CHAPITRE III


DE LA RÉPARTITION DE L’IMPOT.
APPLICATION DES PRINCIPES ET DES RÈGLES
EXPOSÉS AU CHAPITRE PRÉCÉDENT.


Difficulté du problème de la répartition de l’impôt dans une société qui veut être à la fois juste et libre.


Si les nations pouvaient être traitées par leurs gouvernements comme des communautés, la question de la répartition de l’impôt n’existerait pas. L’État ferait connaître chaque année, à l’époque de la session du parlement, la nature et l’importance de ses besoins pour l’année suivante ; il dirait qu’il lui faut tant de vivres, de drap, de toile, de cuir, pour nourrir et entretenir son armée ; tant de bois, de fer, de cuivre, de chanvre, etc., pour ses constructions, ses réparations, ses arsenaux ; tant d’argent pour payer ses fonctionnaires et faire des achats à l’étranger. La communauté vérifierait le compte, puis elle ferait la fourniture, prenant les objets demandés là où elle les trouverait, l’argent à la caisse commune, sans s’inquiéter des individus et des familles qui, vivant en commun, payant l’impôt en masse, n’auraient pas à s’en occuper autrement.

En deux mots, dans une société communiste, on commencerait par faire la part de l’État ; les communiers se partageraient le reste.

Mais ce n’est point avec cette simplicité que le problème se présente dans les sociétés modernes. Depuis surtout que la Révolution française a mis fin à l’âge théocratique, absolutiste et féodal, et suscité en face de l’État cette puissance nouvelle que nous avons appelée la Liberté, les peuples s’écartent de plus en plus de ce régime communautaire préconisé jadis par les anciens réformateurs, Minos, Lycurgue, Pythagore, Platon et les fondateurs d’ordres religieux. En même temps qu’il s’affranchissait de toute autorité divine l’homme s’est affranchi de toute autorité humaine, il a dit : Je veux être libre, et je serai libre.

Noble et heureuse révolution ! La liberté, il est vrai, est chose ardue, périlleuse, et qui coûte cher, aussi bien que la science et la vertu. L’esclavage, au contraire, l’inertie, de même que l’ignorance, la misère et le péché, ne demande aucun effort. Mais combattre, c’est vivre ; la liberté, jointe au savoir et à la justice, est le tout de l’homme. Et qu’était-ce, après tout, que ce communisme des anciens sages, sinon la théocratie elle-même, le droit divin ? Pas n’était besoin d’abjurer l’Église et ses oints, si le lendemain on devait se reconstituer dans l’indivision et la servitude. Il fallait simplement revenir à Grégoire VII et à Charlemagne.

Les nations, depuis 89, ayant opté pour un système d’État dans lequel le pouvoir est balancé par la liberté individuelle, la question de la répartition de l’impôt est devenue l’une des plus difficiles de l’économie politique. Il s’agit, en effet, de faire contribuer les citoyens, non-seulement par tête, la capitation ne pouvant être seule employée que dans le cas d’une excessive réduction de l’impôt, mais chacun selon ses facultés, ainsi que nous l’avons précédemment fait voir.

C’est ici que nous entrons dans les grandes difficultés de la matière.


§ 1er. — DE L’ÉGALITÉ ET DE LA PROPORTIONNALITÉ DE L’IMPÔT.


Comment la contribution personnelle se change en une contribution réelle.


De la définition de l’impôt, qu’il est un échange entre les citoyens et l’État, il résulte que tout individu est présumé recevoir, directement ou indirectement, sa part des services de l’État, et conséquemment qu’il doit supporter sa part des dépenses. Rien pour rien, c’est la loi économique.

A l’origine des sociétés, cette loi s’exécute dans sa rigueur : l’impôt se confond avec la force de collectivité. Le service de l’État, s’il est permis d’appliquer ce mot d’État à une horde de sauvages, consistant presque exclusivement en service militaire, chaque citoyen paye de sa personne : il y a égalité.

« Les tribus sauvages, dit M. Hippolyte Passy, tant qu’elles sont en paix avec leurs voisins, n’imposent à leurs membres aucune sorte de charge ou de contribution. Mais, à l’approche de l’ennemi, elles exigent que tous aillent en armes à sa rencontre ; et c’est en sacrifices de temps, de fatigue et de sang qu’elles les forcent à acquitter envers l’État une dette que nul d’entre eux n’oserait méconnaître. L’impôt, à cet âge de la civilisation, c’est l’obligation de combattre et, au besoin, de mourir pour le salut de la communauté. »

La capitation, les corvées ou prestations en nature, sont fondées sur le même principe. On peut trouver plus commode de les remplacer, à volonté, par un équivalent en argent ; en elles-mêmes elles n’ont rien d’injuste.

« Tant que les sociétés demeurèrent pauvres et ignorantes, continue M. Passy, l’impôt ne consista qu’en services personnels. En temps de guerre, les populations se levaient en masse et servaient à leurs propres frais sous les drapeaux de leurs chefs ; en temps de paix, elles s’unissaient pour bâtir des temples et des citadelles, pour ouvrir des routes et construire des édifices publics. Elles cultivaient de leurs mains les champs réservés aux prêtres, aux magistrats, aux dépositaires de la puissance publique. Des corvées suffisaient à tous les besoins de l’État. »

Les revenus domaniaux se ramènent encore à la même catégorie. Ce qu’on appelle propriété ou domaine de l’État est la propriété commune des citoyens, la portion non aliénée ou non appropriée du territoire. Le revenu de ce domaine, si le gouvernement ne le réclamait pour l’acquittement de ses dépenses, reviendrait de droit aux habitants, qui se le partageraient ou par portions égales, ou en raison de leurs besoins respectifs, c’est-à-dire toujours selon une règle d’équité, comme il arrive des affouages ou de la vaine pâture. En sorte que ce que l’État retire de ses propriétés équivaut, ici à une taxe personnelle ou de capitation, là à une taxe proportionnelle ou mobilière : ce qui ne sort pas, comme on le verra tout à l’heure, du principe de la justice.

On objectera peut-être que, comme il ne serait pas juste, dans un partage des revenus domaniaux, de faire la part des pauvres égale seulement à celle des riches, attendu que, toute propriété individuelle relevant en principe de la propriété commune, les fortunes sous ce rapport devraient être égales, de même, il ne serait pas juste non plus, en cas d’application des revenus domaniaux aux dépenses publiques, de n’en rien retenir pour les nécessiteux, puisque autrement ce serait leur imposer une capitation plus considérable qu’aux riches.

L’objection est fondée, en ce sens qu’elle prévient la difficulté que j’allais soulever moi-même, celle de l’inégalité des fortunes. Mais cette objection arrive trop tôt : l’inégalité des conditions n’est pas le fait de l’impôt, ni même du partage qui a été fait, entre les membres de la cité, du territoire commun ; elle vient du développement de la civilisation et du jeu des forces économiques. Sans doute le moment viendra où le fisc devra avoir égard à l’inégalité des conditions et des fortunes, où même il sera tenu, comme en Angleterre, de mettre au rang de ses charges les plus considérables le soulagement des pauvres : mais nous n’en sommes point là. Faisant l’historique de l’impôt, et partant de la société primitive ou sauvagerie, après avoir posé en principe l’obligation pour chacun de payer l’impôt, et conséquemment l’égalité de cet impôt, nous citons, en exemple, d’abord la prestation du service militaire, puis la corvée, ensuite la capitation, enfin l’abandon au fisc de la quote-part de chaque citoyen au revenu domanial.

Nous supposons donc que jusqu’à ce moment aucun changement notable n’est arrivé dans la condition économique des citoyens, c’est-à-dire que, nonobstant la distinction des grades et l’inégalité des héritages, les familles jouissent toutes d’une indépendance et d’un bien-être équivalents ; et nous disons que, dans ce cas, si l’État jouissait d’un revenu suffisant pour acquitter ses charges, personne n’ayant rien à retirer du domaine public, mais personne n’ayant rien non plus à payer, il n’y aurait à cela aucune injustice. Chacun conservant entiers sa liberté et ses moyens d’action, l’État donnant en quelque sorte ses services gratuitement, il n’y aurait pas plus lieu de rechercher si lesdits services profitent plus à l’un qu’à l’autre, si par conséquent il ne serait pas juste d’exiger des plus riches, en faveur des moins avantagés, le remboursement d’une différence, qu’il n’y a lieu aujourd’hui, dans une cité comme Paris, d’imposer cinq francs de contribution à l’homme de trente ans et soixante centimes seulement à l’enfant de six mois, sous prétexte que le premier, consommant dix mètres cubes d’air là où le second n’en consomme qu’un, est une cause dix fois plus énergique de destruction pour l’atmosphère de la capitale.

Mais, ainsi que nous venons de le faire pressentir, les choses sont loin de se passer d’une façon aussi simple.


Comment la contribution aux charges de l’État s’exerçant en raison de la personne et en raison des facultés, l’impôt, égal à l’origine, devient proportionnel.


D’une part, les revenus du domaine, quel qu’il soit, sont loin de faire face aux dépenses de l’État ; il y a même à cela une sorte de contradiction. C’est une loi de la civilisation, en même temps que de l’économie sociale, qu’en fait de biens territoriaux tout ce qui peut être approprié soit approprié ; c’en est une autre que l’État se mêle le moins possible d’exploitation agricole et d’industrie. Admettant que l’État ait conservé, en dehors des propriétés particulières, de vastes domaines, qu’en fera-t-il si les citoyens, possessionnés, occupés sur leurs propres héritages, n’ont pas besoin, pour vivre, de travailler au chantier national ? En dehors de la collectivité des citoyens l’État n’a pas de travailleurs par lesquels il puisse exploiter ses domaines. Imposera-t-il alors aux citoyens, en guise de contribution, un nombre de journées de travail ? Ce serait rétablir la corvée féodale, et, au point de vue du fisc, tourner dans un cercle vicieux. Le plus simple sera donc pour l’État de laisser les citoyens à leurs propres travaux et de les faire purement et simplement contribuer par la voie de l’impôt, mêmement de leur céder ou vendre une partie de ses terres. C’est ce qui a lieu aux États-Unis, où le gouvernement, plus riche de territoire que ne fut jamais un État, emplit son trésor, partie du produit des terres qu’il aliène, partie des contributions des citoyens.

Parmi les propriétés qu’un État ne doit jamais aliéner figurent au premier rang les voies de circulation, chemins de fer, routes, canaux ; les mines, les eaux et forêts. Or, sans compter que l’État, d’après les principes que nous avons posés, est tenu de livrer à la nation ses produits et services à prix de revient, transport à prix de revient, minerai à prix de revient, bois, etc., à prix de revient, ce qui lui laisse zéro de bénéfice, il doit encore, pour mettre en valeur lesdites propriétés, s’adresser à des compagnies fermières, sa spécialité ne lui permettant de s’occuper ni de culture, ni d’extraction, ni de bûcheronnage, pas plus que de chasse ou de pêche.

Si riche que soit l’État, enfin, si considérable que soient ses domaines, comme il lui est interdit, de par sa nature et son mandat, soit d’exploiter par lui-même, soit de livrer ses produits à bénéfice, il ne peut se passer d’impôts.

D’un autre côté les fortunes, dans le développement de la société, ne restent pas égales ; il se produit des riches et des pauvres. Bien que l’inégalité des fortunes ait sa cause principale dans le jeu de cette inviolable puissance que nous avons reconnue comme l’égale de l’État, la Liberté, on ne saurait méconnaître que le hasard, les accidents de force majeure, y entrent aussi pour une forte part.

Dans ces conditions, il est clair que les services de l’État, profitant inégalement aux citoyens selon le degré de leurs fortunes respectives, et sans qu’il y ait absolument de leur faute, si l’impôt était payé par égales parts, d’après le système égalitaire de la capitation, il arriverait que les indigents recevraient moins que les riches pour une même quote-part de contribution.

Par exemple, l’un des services de l’État est d’entretenir les routes, ports et marchés. Celui qui exploite de vastes domaines, ou qui fait un grand commerce, prend une plus forte partie du service public que le simple salarié. Or, il n’est pas loisible à chacun d’exploiter de vastes domaines et de faire un grand commerce, pas plus que, du temps de Laïs, il n’était permis à tout le monde d’aller à Corinthe : il est donc juste que le plus avantagé paye davantage. En d’autres termes, l’impôt, d’après notre définition, à laquelle il faut toujours revenir, étant un échange entre les citoyens et l’État, la redevance par chacun doit être égale à sa participation.

De là l’idée que l’impôt, devant être payé par chacun, 1o en raison de sa personne, 2o en raison de ses facultés, doit être proportionnel à sa fortune : idée conforme au principe de l’échange, aux règles d’une comptabilité sévère, en un mot, aux lois de la justice.

La proportionnalité de l'impôt, telle est la formule d’après laquelle doit se répartir l’impôt, double de sa nature, c’est-à-dire à la fois personnel et réel.

« L’impôt doit être proportionnel, dit M. Passy, a c’est-à-dire réparti de façon à n’exiger de chaque contribuable qu’une quote-part proportionnée au chiffre total de son revenu particulier. Cette règle est de beaucoup la plus importante. Ce qu’elle prescrit, c’est l’obéissance aux principes les plus élémentaires de l’équité. L’impôt réclame au profit de l’État une portion donnée des richesses réparties entre tous ; il ne doit prendre à chacun que dans la mesure du lot qu’il a eu en partage, et toutes les fois qu’il n’opère pas ainsi, il ménage les uns aux dépens des autres et compense des immunités par des spoliations.

« Et ce n’est pas seulement au point de vue de la justice purement distributive que la proportionnalité est nécessaire, c’est dans un intérêt économique de l’ordre le plus élevé. C’est une des conditions du progrès social que l’absence de tout obstacle au cours naturel des richesses. L’impôt, chaque fois qu’il pèse inégalement sur les diverses parties de la population, qu’il prend aux unes et aux autres moins qu’elles ne doivent, à raison de la part qui leur revient dans le revenu général, dérange l’équilibre qui devrait exister entre leurs forces et leurs situations relatives, et par là met obstacle à des développements qui ne peuvent plus s’accomplir avec l’ensemble et la régularité désirables. Le mal est grand surtout quand c’est sur les classes nécessiteuses que tombe le principal poids de l’impôt. Ces classes ne s’élèvent, même dans l’ordre intellectuel et moral, qu’à mesure que leur condition matérielle s’améliore, et on ne saurait les priver d’aucune des portions du fruit de leur labeur, qu’elles ont droit a de conserver, sans appesantir sur elles le joug de l’indigence dont elles ont peine à se défendre. »

« L’impôt, dit L’Adresse aux Français de 1789, est une dette commune des citoyens, une espèce de dédommagement, et le prix des avantages que la société leur procure.— L’échelle des fortunes est la seule base équitable de toute imposition. »

« En fait de contribution, dit Adam Smith, il y a plusieurs principes importants dont il ne faut pas s’écarter. Tous les sujets d’un État doivent contribuer au soutien du gouvernement dans la proportion la plus juste possible avec leurs facultés respectives, c’est-à-dire la plus exactement mesurée sur le revenu dont chacun jouit sous la protection du gouvernement. La dépense de l’État est aux citoyens ce que sont les frais d’administration aux copropriétaires d’un grand bien, qui sont tous obligés d’y contribuer à raison de l’intérêt respectif qu’ils ont à la chose. C’est en se conformant à cette maxime, ou en la violant, qu’on introduit ce que j’appelle l’égalité ou l’inégalité de l’impôt. »

Nous admettrons donc le principe de la proportionnalité de l’impôt comme conforme, en théorie, à la loi économique de l’échange et aux données de la justice, sauf cependant les observations que nous aurons à présenter tant en ce qui concerne l’application de cette règle de proportionnalité aux différentes espèces d’impôt, qu’au sujet de l’hypothèse d’un impôt progressif.


§ 2. — APPLICATION DE LA LOI DE PROPORTIONNALITÉ. — CRITIQUE DES FORMES LES PLUS USITÉES DE L’IMPÔT.


Si la fortune des citoyens se composait d’éléments homogènes, si les terres étaient toutes de qualité égale, si les maisons, les capitaux, l’industrie, le commerce, donnaient un chiffre proportionnel de revenu, peut-être serait-il possible, malgré l’extrême diversité des propriétés et l’excessive mobilité des fortunes, d’asseoir l’impôt d’une façon équitable et de manière à ne pas soulever tant et de si arrières réclamations. Malheureusement, il en est de la proportionnalité en matière d’impôt comme de tant d’autres choses : malgré les efforts les plus consciencieux des praticiens, des savants, des législateurs eux-mêmes, c’est une espèce de mythe irréalisable, insaisissable.

Quoi qu’il en soit, nous devons nous rendre compte des tentatives faites pour proportionner l’impôt. Nous viendrons ensuite aux projets, plus ou moins excentriques des novateurs, et, après avoir démêlé le vice radical de toutes les combinaisons proposées, nous essayerons de produire à notre tour des conclusions.

Pour arriver à la péréquation des charges budgétaires, idéal d’un bon régime de contributions, comme on avait remarqué que les valeurs imposables diffèrent entre elles de nature, autant au moins que les fortunes des particuliers varient en quantité, on eut d’abord recours à un ensemble d’impôts variés et combinés de manière, pensait-on, à se rapprocher le plus possible de la proportionnalité :

1. Impôt en nature : prestations, corvées, service militaire, coupes de bois domaniaux, etc. ;

2. Impôt foncier, proportionné à l’étendue superficiaire et à la qualité de l’immeuble ;

3. Impôt personnel et mobilier, proportionné à la grandeur de l’appartement ;

4. Impôt somptuaire, proportionné à la figure que le contribuable fait dans le monde ;

5. Impôt des portes et fenêtres, proportionné au nombre des ouvertures de l’habitation ;

6. Impôt des patentes et des licences, proportionné au chiffre présumé des affaires ;

7. Impôt sur les successions, donations et transmissions, proportionné à la valeur des choses transmises ;

8. Impôt de l’enregistrement et du timbre, proportionné à l’importance des mutations et transactions ;

9. Impôt sur les consommations, proportionné à la quantité et à la valeur des choses consommées.

Nous n’irons pas plus loin.

A la seule inspection de cette liste, on reste convaincu que le système de l’impôt, tel qu’il résulte de l’énumération qu’on vient de lire et qui se retrouve à peu près la même partout, est une œuvre de tâtonnement, par conséquent, et en dépit de la meilleure volonté du monde, une œuvre d’iniquité.


Critique sur l’impôt en nature.


Le système des corvées et prestations en nature s’est conservé, de même que le service militaire, dans la plupart des pays civilisés. C’est au moyen des corvées et des prestations principalement que la France a créé, nivelé, rectifié, amélioré, entretenu cinq à six cent mille kilomètres de chemins vicinaux depuis un demi-siècle. La grandeur d’un pareil résultat ne permet pas de condamner légèrement le régime qui l’a produit.

L’impôt en nature, ou prestation, rentre dans la condition normale de l’impôt, en ce sens que, consistant soit en main-d’œuvre, soit en produits du sol et de l’industrie du contribuable, il est pris sur le produit collectif ; en ce sens encore que, réparti par famille, en raison approximative du nombre des personnes qui la composent et de l’importance de son exploitation, il tend à la proportionnalité.

Mais cet impôt rencontre un inconvénient essentiel dans ce fait inéluctable, que l’espèce de prestation ou corvée que l’État peut requérir du citoyen à titre d’impôt, se réduit communément à des travaux grossiers, charrois, terrassements et autres analogues, travaux qui ne conviennent pas indifféremment à toute espèce de travailleurs. On ne s’improvise pas plus conducteur, fossoyeur que cordonnier ou homme de lettres. Dans les pays essentiellement agricoles, les imposables, habitués aux rudes travaux des champs, peuvent fournir, en charroi et main-d’œuvre, leur contingent. Mais aujourd’hui que l’industrie a pénétré un peu partout, il n’est pas possible d’attendre d’un ouvrier de manufacture, d’un fileur, d’un horloger, un produit valable. Comme il n’y a point d’autre élément de taxation que le nombre des journées à fournir, les charges, égales en principe, deviendraient fort inégales quant aux résultats : ce serait une déperdition de forces nuisible au corvéable et sans grand profit pour la communauté. L’ouvrier de fabrique, direz-vous, pourra se libérer en payant, en argent, l’équivalent de la prestation demandée. Sans doute, mais alors vous renoncez, pour une partie de la population, à exiger l’impôt ; vous compromettez votre économie fiscale, en supprimant pour les uns un mode de contribution que vous conservez pour les autres, ce qui introduit une inégalité réelle, l’acquittement d’une dette quelconque, et par conséquent de l’impôt, étant par tout pays moins onéreux au débiteur, s’il le fait en produits de son industrie ou louage d’ouvrage, que s’il est obligé de s’acquitter en numéraire.

Aussi le régime des prestations en nature, malgré ses glorieux précédents, nous semble-t-il repoussé par le mouvement économique et destiné à disparaître. Là où la population agricole ne forme plus que deux tiers ou moitié de la population totale, où les chemins vicinaux deviennent, comme les grandes routes, par la fréquence des relations, instruments d’utilité universelle, et non pas simplement locale, il est bien difficile de conserver la prestation et la corvée. Ce serait ramener le pays au servage, ce qui sort complétement du droit moderne et de l’hypothèse.

« Le système des corvées, dit M. Hippolyte Passy, se modifia sous l’influence des progrès successifs de l’industrie et de la richesse : l’impôt s’étendit graduellement des personnes aux choses ; des dîmes furent prélevées sur les troupeaux, les récoltes, sur la plupart des fruits du travail, et ce fut au moyen des ressources réalisées en nature que s’effectua le solde d’une partie notable des dépenses collectives. »

L’impôt en nature a donc formé, avec les prestations et les corvées, une branche importante du revenu public dans l’antiquité et pendant l’ère féodale. C’est le pendant du troc ou de l’échange en nature, alors que les populations, n’ayant pas encore acquis l’usage de la monnaie, échangeaient les produits de leur sol les uns contre les autres, ainsi qu’on le voit dans la Bible et dans Homère. À mesure que le commerce se perfectionne, l’impôt en prend le signe et l’allure ; et le moment vient où le seigneur féodal et le fisc, ne sachant que faire des corvées de leurs serfs, leur offrent la liberté à la condition d’être payés en espèces. Or l’humanité est comme le chariot d’Ézéchiel, qui avance toujours et ne rétrograde jamais.

Par suite de la transformation insensible de l’économie publique et de la séparation des industries, l’impôt en nature n’est plus possible que sur un petit nombre de produits extractifs, houilles, minerais, bois, et sur les services des grandes exploitations de transports. Hors de là, on peut le considérer comme tombé en désuétude, et, je le répète, ce serait faire reculer la civilisation que d’y revenir.

En ce qui concerne le service militaire, la critique est depuis longtemps épuisée, et je n’aurais qu’à y souscrire si, sur ce point comme sur tous les autres, il n’était de mon devoir de témoigner par mes déclarations de ma fidélité aux principes.

Commençons par séparer la question de guerre de la question de l’impôt.

Je crois donc qu’il est des circonstances où une nation est dans la nécessité de défendre contre une autre, par les voies de la force, sa liberté, son indépendance, ses institutions, son territoire, son honneur, et que, si elle ne le fait, elle se rend coupable de suicide, de mort morale. Une nation qui reculerait devant l’ennemi serait incapable de former un État ; son indignité ne tarderait pas à porter ses fruits. Ce n’est pas moi qui, par une fausse philanthropie, par une charité ou dévotion imbécile, prêcherais en pareil cas l’abstention, et qui mériterais le reproche que lord Palmerston adressa un jour, en plein parlement, à M. Bright le quaker : Oh ! lui dit-il, je le sais parfaitement, l’ennemi serait au pied de la Tour de Londres, que vous protesteriez encore contre la pensée de nous défendre (M).

Mais, le cas de guerre admis, le danger de la patrie déclaré, à qui appartient la défense ? À l’État, au prince, à celui qui commande les armées de terre et de mer, répondent à l’unisson les praticiens de l’école monarchique. — À la nation elle-même, répliquerai-je, au pays en masse, représenté non-seulement par son gouvernement, mais par ses communes, ses corporations, ses familles, ses industries, en un mot, par tous ses citoyens, sans distinction d’âge ni de sexe, en un mot, par toutes ses forces. En cas de guerre, l’État n’est plus que la première machine de défense et d’attaque ; il disparaît dans la nation, devenue un camp, une armée. Tout le monde sert, même les enfants et les femmes ; il n’y a d’exception momentanément que pour les malades. C’est ainsi que la France de 92 comprit la défense et qu’elle triompha de la première coalition.

Ici la nouvelle théorie de l’impôt se montre avec sa haute moralité et tous ses avantages. L’impôt, avons-nous dit, est un échange ; l’État, en tant que chargé d’exécuter pour le compte de la nation certains services, un échangiste. Or, il est des choses qui par nature excluent l’idée d’un marché, l’idée de vente et d’achat : de ce nombre est la guerre. Que penserait-on d’un homme qui, insulté grièvement, provoqué en duel, proposerait de se battre par le ministère d’un remplaçant, comme on plaide par procuration ? Il en est ainsi pour une nation dans le cas de guerre. C’est à elle de se défendre en personne, ce qui implique, au moins en principe, par l’universalité de ses citoyens.

Les théoriciens de l’école monarchique ne l’entendent pas ainsi… À ce mot, école monarchique, je suis arrêté par mon libraire, qui m’avertit d’être sur mes gardes, et, quand je combats un système, une école tout au plus, de ne pas exciter, ou paraître exciter au mépris et à la haine du gouvernement. À cette observation du prudent bibliopole, je réponds : Que l’équivoque ici n’est pas possible ; que la critique d’un système n’implique point la haine à une dynastie ni à un gouvernement ; que lorsque je parle d’école monarchique, à propos de recrutement militaire, je parle d’une chose qui remonte plus haut que l’Empire, plus haut même que Jésus-Christ ; que cette école n’est point essentielle au gouvernement impérial, puisque, si elle fut suivie par les Césars, elle ne le fut pas par Charlemagne ; qu’à plus forte raison n’est-elle point essentielle à la dynastie des Bonaparte, établie sur le suffrage universel, marchant, de son aveu, au rétablissement des libertés et des garanties constitutionnelles, et qui pourrait fort bien, un jour ou l’autre, arborant l’olivier pacifique à la place du laurier belliqueux, abandonnant son système de recrutement et d’armée permanente, se poser comme l’incarnation et l’organe d’un régime d’égalité fiscale et de paix. C’est à cela que la poussent bon nombre de ses conseillers ; c’est l’espérance qu’elle-même, à plusieurs reprises, a fait naître. En quoi, je le demande, combattant une routine retenue du vieux droit divin monarchique et de la politique de Machiavel, serais-je coupable d’attaque envers la dynastie et le gouvernement ?

Je dis donc que, selon les théoriciens de l’école monarchique (voir les constitutions de 1814, 1830, et celle même de 1848), ce n’est plus la nation armée qui se défend elle-même, c’est le prince, avec ses généraux et ses soldats, qui est chargé de la défense nationale, sans que ni bourgeois, ni ouvriers, ni paysans, ni citadins, doivent s’en mêler. La seule chose qui regarde le pays est d’acquitter les contributions voulues, en argent et en hommes. Du sang et de l’or, voilà tout ce que l’État demande aux citoyens pour faire la guerre, pendant laquelle ils n’auront tous qu’à rester chez eux, vaquant à leurs affaires et se tenant tranquilles. Ici il est manifeste que le service militaire, œuvre de pur dévouement selon l’école que j’appellerai de 89, change de nature ; qu’il prend le caractère d’un impôt, c’est-à-dire, selon moi, d’un échange, en un mot d’une opération mercantile entre l’État et la nation ; ce qui, d’une part, introduit dans un service que l’on devrait considérer comme sacré toutes les inégalités de l’impôt, et, d’un autre côté, fait de la guerre une profession spéciale, un métier, chose inadmissible. Or, je répète que telle ne fut jamais l’organisation guerrière sous aucun fondateur d’État, notamment sous Charlemagne ; telle elle ne fut point en 92, telle elle n’était pas encore sous le Consulat ; et que si les exigences du premier Empire modifièrent sous ce rapport la pensée de 89, peu s’en fallut, lors des invasions de 1814 et 1815, que l’Empereur n’abandonnât son système. La Restauration, par des raisons de commodo et incommodo que je n’ai point à discuter ici, conserva l’impôt du sang ; celle de 1830 le maintint à son tour ; la République de 1848, enfin, ne songea nullement à l’abroger, loin de là. D’abord elle n’abolit pas la loi du 21 mars 1832 sur le recrutement ; puis elle reconnut formellement, art. 102 de la constitution, la faculté à tout citoyen de s’exonérer du service militaire, en même temps qu’elle interdit, art. 104, à l’armée les discussions politiques.

Le service militaire ainsi détourné de sa véritable notion, les conséquences les plus subversives devaient en sortir en foule. La première et la plus désastreuse est la conscription. Tout a été dit à cet égard : la conscription pèse surtout sur le peuple, tandis que les classes aisées s’exonèrent à prix d’argent, si mieux n’aiment leurs fils, après une année ou deux d’études spéciales, entrer, comme on dit, dans le régiment des officiers. Et ce qui prouve une fois de plus combien le mode de recrutement est indépendant de l’idée dynastique et de la forme du gouvernement, c’est que la conscription existe dans la libre Belgique, tout comme en Russie et en France, tandis qu’elle est repoussée en Prusse et en Angleterre.

Combinée ensuite avec la faculté de remplacement, la conscription a atteint en France, au point de vue de l’égalité et de la quotité de l’impôt, le dernier degré d’anomalie et d’exorbitance. D’abord, le gouvernement, sous la pression des circonstances, je veux le croire, a porté la conscription à des chiffres inouïs,

Mais que dis-je ? Cet impôt du sang, qui pèse d’une manière si dure sur les masses, qui détruit à la longue les nationalités en épuisant et dépravant les races, est peut-être encore le moins impopulaire de tous. Partout le peuple a la guerre en estime presque autant que le culte : l’idée du combat lui donne la fièvre, la conquête lui sourit. Comme l’amoureux du Cantique des cantiques et comme Napoléon Ier, il ne trouve rien de si beau qu’une armée à la parade. La perte des hommes, les fleuves de sang, les charges contributives qu’entraîne la guerre, le touchent peu. Il faut aux masses de grandes émotions, de grands spectacles, de grandes pensées et de grandes choses : elles ne connaissent rien de comparable à la guerre. Tous les ans il y a en France cent mille papas et autant de mamans qui pleurent leurs fils enrôlés par la loi du sort : mais que sont les larmes de ces cent mille familles devant l’ébahissement de trente-six millions d’hommes ? Ce n’est pas tout de créer la paix, de ménager le sang et la richesse d’une nation ; il faut occuper la pensée de la multitude : or, à moins qu’on ne trouve le secret de la rendre tout entière savante et philosophe, à moins que l’ouvrier ne devienne maître, le fermier propriétaire et le prolétaire bourgeois, il n’y a rien qui ravisse et soutienne la pensée des masses comme la guerre. Que la démocratie se le dise donc : elle seule est capable, en transformant par l’éducation et la raison l’âme populaire, d’exonérer le peuple de la conscription et de l’affranchir de la caserne, pire que le carnage.


Critique de l’impôt foncier.


L’impôt foncier a pour base et pour garantie d’égalité de répartition l’opération du cadastre. Or, voici quel jugement porte sur le cadastre M. d’Audiffret, dans son remarquable ouvrage intitulé : Système foncier de la France.

« Tout en reconnaissant l’utilité des résultats géométriques obtenus sur l’étendue, la contenance et la configuration du sol des propriétés, nous pensons que l’administration doit abandonner la route tortueuse et sans issue où elle s’est égarée depuis trente-deux ans, et sortir de ce labyrinthe cadrastal, où elle a mal dépensé son travail et 130 millions de centimes additionnels, auxquels s’ajouteront, encore pour l’avenir un sacrifice perpétuel de cinq à six millions par année. Il faut enfin qu’elle entre dans la voie régulière et facile que nous venons de tracer pour atteindre plus promptement le but vers lequel sont dirigés tous les vœux des propriétaires et qu’elle s’était assigné à elle-même dans son rapport imprimé du 15 mars 1830, la fixité de l’impôt foncier. »

Retenons ce mot, fixité de l’impôt foncier. M. d’Audiffret regarde cette fixité comme une condition de bonne répartition ; nous aurons à nous en expliquer tout à l’heure.

« Des terres de même nature, de même produit, et qui se touchent, » dit un autre écrivain, M. Poussielgue, « sont évaluées à 60 fr. de revenu imposable dans le département de la Somme, et à 45 fr. dans le Pas-de-Calais. Dans le Loiret, des revenus de 5,000 fr. par baux authentiques ont été évalués 600 fr. par le cadastre, en grande culture ; et des revenus de 600 fr. en petite culture, ont été évaluées 500 fr. Enfin, les faiseurs de cadastre ne sont pas d’accord sur ce qu’il faut entendre par revenu imposable. »

« L’inégalité dans la répartition des impôts direct est flagrante et connue de tout le monde, » dit encore M. Lemire. « Chacun sait en effet que tels départements ne payent que 5 à 10 pour 100 du revenu réel, quand d’autres payent de 20 à 30 pour 100. La même inégalité règne dans chaque département, où les arrondissements, les communes et les citoyens entre eux ne sont pas imposés dans une proportion égale, eu égard aux revenus réels. »

On dira peut-être que ce défaut de proportionnalité est la faute des agents du cadastre. On se tromperait, et c’est ce qui constitue le grief contre l’impôt foncier. C’est ce qu’il ne nous sera pas difficile de faire comprendre en revenant aux principes.

En fait, avons-nous dit, l’impôt se lève sur le produit brut du pays. La véritable manière de le lever serait donc, connaissant le produit brut de l’année écoulée et la part de chaque contribuable dans ce produit, de taxer chacun au prorata de son revenu. La taxation ainsi faite, prise sur le revenu de l’année écoulée, représenterait la contribution à payer pour l’année suivante.

Or, c’est là une opération déclarée impossible. On ne sait pas, on ne peut pas savoir, même par approximation, quel est le revenu brut d’un pays ; bien moins encore quelle est, dans ce revenu brut, la part de chaque citoyen. L’estimation du revenu brut d’un pays ne peut s’évaluer qu’entre des limites maxima et minima suffisantes pour établir certains raisonnements généraux, mais qu’il serait absurde de prendre pour règles en matière d’impôt. Cette impuissance tient à diverses causes, dont la principale est la mobilité même des valeurs, la transformation incessante des produits, l’embarras où l’on est de déterminer l’espèce de travaux et de services qui entrent dans la composition du revenu brut.

Cette variabilité et cette indétermination qui forment le caractère des phénomènes économiques se retrouvent dans la terre, dont la qualité n’est pas la même partout, ni la fécondité égale d’une année à l’autre, qui de plus, par des influences qu’il n’est pas toujours possible d’apprécier, augmente ou diminue de qualité avec le temps. Lors donc que le fisc, pour arriver à une répartition proportionnelle de l’impôt, s’attachant d’abord à la propriété foncière, assigne une contribution de x par hectare ou par cent francs de revenu net ou brut présumé, non-seulement il fait une opération de pure probabilité, mais il pèche contre le principe fondamental de l’impôt, savoir que le service de l’État étant une fraction du produit annuel du pays, ses dépenses devant être acquittées par une autre fraction de ce même produit, l’impôt, exigible d’avance, doit être perçu sur le produit de l’année précédente, non sur le produit de l’année courante.

En autres termes, c’est sur les fruits du sol et proportionnellement aux frais qu’ils ont coûtés que l’impôt doit être perçu. Or, par une anomalie étrange, on le demande à la terre, tantôt proportionnellement à sa superficie, tantôt proportionnellement à un revenu hypothétique, dont la réalité, comme la présomption, varie à l’infini !… Qu’on juge, si l’on peut, de l’embarras des cadastreurs. C’est ce que dit M. Lemire :

« Cette inégalité entre les contribuables provient de ce que les agents du Trésor n’ont point une règle fixe et uniforme pour opérer ; qu’ils n’ont point les moyens de reconnaître le revenu réel de chaque propriété, et qu’ils déterminent ces revenus arbitrairement et par approximation. Il est à notre connaissance que, dans un même arrondissement, certaine propriété ne paye que 5 pour 100 de son revenu réel, tandis que d’autres payent 8, 10, 15, jusqu’à 25 et 30 pour 100 de ce même revenu. Ce n’est certes pas là de la péréquation de l’impôt. »

Or, le cadastre est la seule base possible d’une contribution foncière : de pareilles anomalies suffisent à condamner ce genre d’impôt comme violant la loi de proportionnalité.

M. Passy, grand partisan d’ailleurs de cette nature de taxes, y signale d’autres inconvénients.

« Une remarque essentielle, en ce qui concerne l’impôt territorial, dit-il, c’est qu’il finit par ne plus être constitué à titre onéreux pour ceux qui l’acquittent. Cet effet résulte des transmissions dont la terre est l’objet. Sur chaque fraction du sol pèse, par l’effet de l’impôt, une rente réservée à l’État. Acheteurs et vendeurs le savent : ils tiennent compte du fait dans leurs transactions, et les prix auxquels ils traitent entre eux se règlent uniquement en vue de la portion de revenu qui, l’impôt payé, demeure nette, c’est-à-dire affranchie de toute charge. Aussi le temps arrive-t-il où nul n’a plus le droit de se plaindre d’une redevance antérieure à son entrée en possession, et dont l’existence, connue de lui, a atténué proportionnellement le montant des sacrifices qu’il a eu à faire pour acquérir. »

L’auteur conclut à la nécessité de ne pas toucher aux taxes : les aggraver, ce serait entamer le revenu du propriétaire, ou, pour mieux dire, substituer le domaine de l’État à la propriété, ce qui nous ramène au droit féodal ; les diminuer, ce serait leur faire cadeau d’une rente. Ces considérations nous paraissent on ne peut plus justes ; mais il n’en est pas moins vrai de dire que cette immunité du propriétaire, cette franchise fiscale, constatée par M. Passy, est encore plus grave devant la justice que l’inégalité de répartition signalée par MM. Lemire et Poussielgue. En effet, toute propriété, quel qu’en soit l’impôt, étant, comme l’explique M. Passy, censée grevée d’une servitude, et ne se payant qu’après défalcation du montant de la rente retenue par l’État, il en résulte que les propriétaires, ne payant pas plus les uns que les autres, puisque en fait ils ne payent rien, sont égaux entre eux devant l’impôt, tandis que, devant les autres contribuables, ils jouissent du privilége féodal par excellence, qui est l’exonération de toute charge fiscale.

Une autre objection contre la contribution foncière est qu’elle ne tient nul compte de l’hypothèque. — Je cite M. de Girardin :

« Un propriétaire apparent doit 100,000 francs sur une propriété qui, au jour de l’expropriation forcée, suffira à peine à le libérer envers ses créanciers hypothécaires : en réalité donc il ne possède rien. Le percepteur ne s’en montrera que plus empressé à poursuivre le payement des douzièmes exigibles.

« À côté de ce propriétaire obéré demeure un propriétaire aisé. Non-seulement celui-ci ne doit rien, mais il a autant d’argent qu’il en faut pour faire à sa terre toutes les avances qu’elle réclame, augmenter son cheptel, irriguer ses prairies, réparer ses bâtiments, adopter les instruments aratoires les plus parfaits, s’approvisionner en temps opportun, acheter quand les prix baissent, vendre quand les prix s’élèvent, etc. Si les deux propriétés voisines ont reçu la même évaluation cadastrale, les deux propriétaires, sans distinction entre le propriétaire fictif et le propriétaire réel, payeront l’un et l’autre le même impôt. Est-ce de la justice ? est-ce de l’égalité ? »

L’impôt foncier est certainement un de ceux qui font crier le moins, soit que l’avantage de la propriété en console, soit, comme le dit M. Passy, qu’il devienne à la longue, pour le propriétaire, absolument comme s’il n’existait pas. Cependant, nous voyons qu’en prenant pour criterium de l’équité de l’impôt le principe de la proportionnalité, la contribution foncière se présente comme arbitraire et tout à fait incompatible avec la justice. Elle ne peut avoir d’autre base de répartition qu’un cadastre coûteux, onéreux, et souverainement erroné en matière d’estimation contributive. Le taux de la contribution, capitalisé dans les transmissions continuelles, se déduit dans le prix de vente et rend l’acquéreur libre de toute charge. Enfin, le créancier hypothécaire, propriétaire réel, laisse toute la charge au propriétaire nominal, sans que le fisc y puisse remédier. Que d’inconvénients ! Et ce n’est pas tout. À ces inconvénients particuliers à la terre, il faut joindre ceux qui sont communs à toutes les espèces d’impôts : nous en traiterons plus bas, paragraphe 3 de ce chapitre.


Critique de l’impôt personnel et mobilier.


L’impôt personnel est un retour à la capitation ; il porte essentiellement le cachet du servage ; c’est la redevance due par le vassal au suzerain, de qui il tient la permission de naître, de vivre, de travailler, de se marier. C’était tout à la fois une source de revenu et une institution politique, justifiée dans le moyen âge et dans l’antiquité par l’organisation hiérarchique de la société : aussi la plèbe seule était soumise à la taille. Il suffirait déjà de son origine pour faire condamner cette espèce de contribution.

L’impôt, avons-nous observé, est dû par chacun en raison tout à la fois de sa personne et de ses facultés. Ces deux motifs sont inséparables l’un de l’autre ; c’est leur étroitesse qui a rendu possible la règle de proportionnalité. Supposer qu’un citoyen ne doive la contribution qu’à raison de sa personne, qu’il n’y ait de taxable en lui, chez lui, que sa tête, c’est supposer que cet homme est dénué de tout avoir, un indigent pur, incapable même de rendre le moindre service corporel, de fournir une prestation, auquel cas il répugne que le fisc lui demande rien. Ce serait plutôt à lui que l’État devrait payer quelque chose. Par respect pour la raison et la dignité publiques, il faudrait faire disparaître du langage officiel ce mot impôt personnel : le mobilier suffit (N).

L’impôt mobilier, proportionnel à la valeur locative, est soumis en France au principe de la progressivité ; il varie de 3 à 10 pour 100. Rien de plus arbitraire qu’une pareille taxation. Elle ne distingue pas et ne saurait distinguer entre le loyer d’habitation et le loyer d’exploitation. Tel manufacturier ou marchand dont l’industrie et le négoce exigent de vastes bâtiments, paye autant et plus que le rentier pour son hôtel. Le bijoutier dans une seule chambre peut faire plus d’affaires que le filateur avec des ateliers d’un hectare. Le notaire, l’avoué, l’agent de change, le banquier, ne maniant pas des valeurs encombrantes, sont privilégiés par rapport au maître de forges, au marchand de nouveautés, à qui il faut de vastes emplacements.

« Je n’ai pas vu sans surprise, dit Camus à l’Assemblée nationale en 1790, le comité confondre dans une même disposition la contribution sur les capitaux et l’industrie. Je ne sais pas comment on a pu confondre l’homme qui, commençant son travail avant le jour et le prolongeant fort avant dans la nuit, fournit à peine à ses besoins, avec l’agioteur, qui n’a d’autre peine que de recevoir l’escompte et l’intérêt de son argent. Je dois défendre l’industrie, parce qu’elle donne la vie à tout. On ne peut pas imposer les conceptions de l’homme ; il faut donc séparer le revenu industriel et le revenu mobilier. Le comité a dit : Plus on a de loyer, plus on a de revenu. Et moi je dis tout le contraire : L’industriel qui a le plus de loyer est souvent celui qui a le moins de revenu imposable. Ceux qui ont un état pour gagner leur vie prennent un loyer dans un des plus beaux quartiers, parce qu’ils sont obligés de se loger là où le client les trouvera plus à proximité. Voilà les hommes sur lesquels l’impôt frapperait, et voilà ceux qu’il devrait épargner. »

De l’aveu des partisans de la contribution mobilière, la valeur locative n’est qu’une probabilité de revenu. Un harpagon peut se loger dans une habitation qui échappe à la taxe, tandis que le médecin et l’agent d’affaires sont tenus, pour leur clientèle, de se donner un luxe d’appartements, souvent hors de proportion avec leurs profits.

Ajoutons qu’avec ce système de présomptions, le fisc prouve de plus en plus son impuissance et sa déraison.

L’impôt est l’expression d’un échange entre le citoyen et l’État ; c’est le prix d’un service demandé par le premier, offert par le second. Ce prix doit être payé, comme le service fourni, en nature de service ou produit : de là, dans les temps primitifs, la prestation personnelle ou corvée, le service de guerre, de là l’impôt en nature. La civilisation marche ; plus d’une fois, depuis l’époque de barbarie, les sociétés se sont transformées. L’impôt suit une marche parallèle, en percevant l’impôt en numéraire au lieu de le percevoir, comme s’il s’agissait d’un troc, en nature. Et voici que, quand il s’agit d’opérer la répartition des taxes, tantôt on prend pour base la propriété foncière, estimant que telle quantité de terrain, située sous tel degré de latitude, doit donner approximativement tant de revenu ! Voici que, après avoir cadastré le champ héréditaire, on cadastre l’habitation, et l’on dit à l’un : Toi, tu payeras 3 fr. par 25 mètres carrés ; toi, 5 fr. ; toi, 10 fr. ; comme si le produit s’élevait en proportion arithmétique d’après la superficie des chambres, puis en proportion géométrique selon l’industriel qui l’habite ! Cet étrange essai de l’impôt progressif ne doit pas être perdu de vue. Nous aurons occasion d’en étudier le principe, et de porter à ce sujet un jugement définitif.


Critique de l’impôt somptuaire.


Avant d’aller plus loin, je crois devoir avertir le lecteur de ne pas se méprendre sur la pensée qui dirige ma critique. Je tiens toute espèce d’impôt pour mauvais en soi, injustifiable au point de vue de la justice et de l’économie politique, et en contradiction permanente avec les principes qui, selon le droit moderne, sont censés régir la matière. Cela ne veut pas dire que je veuille bouleverser le régime financier des États, changer les habitudes des nations, faire la leçon à d’honorables administrateurs qui, chacun en ce qui lui compète, en savent certainement plus que moi ; pousser les populations, enfin, à révolutionner chez elles, de fond en comble et sans autre examen, l’impôt, l’administration et l’État. Ma prétention est plus modeste : c’est, d’abord, de mettre à néant toute utopie ambitieuse ; puis de montrer comment, à l’aide des moyens existants, si illogiques que l’analyse les fasse paraître, on peut arriver à des conclusions rationnelles, qui satisfassent la conscience publique et les intérêts. Pour cela, deux choses étaient indispensables : la première de poser les vrais principes ; la seconde de montrer qu’aucune hypothèse d’impôt spécial n’y satisfait.

L’impôt sur le luxe n’est qu’une annexe de la contribution mobilière, une aggravation de taxe pour certaines valeurs qu’on serait fort en peine de dénommer et de classer. Où finit le nécessaire ? Où commence le superflu ? A quel signe reconnaît-on le luxe ? On peut défier les faiseurs de catégories d’établir une classification, je ne dirai pas satisfaisante, mais conforme au sens commun. Prendra-t-on pour base la valeur locative ? c’est retomber dans les mécomptes signalés au paragraphe précédent ; — le nombre des domestiques ? ce ne sont pas tous des parasites ; — celui des chevaux et voitures ? le médecin, l’entrepreneur, l’homme d’affaires, tous gens de labeur, en peuvent user pour leurs courses plus que le rentier à 50,000 fr. de revenu, sans arriver à plus que de joindre les deux bouts.

L’idée de l’impôt de luxe est sortie des bas-fonds de la médiocrité envieuse et impuissante : ceux de ses adeptes qu’un coup du sort a portés à la fortune sont les premiers à se vautrer dans l’orgie, à donner le scandale de toutes les extravagances que provoquent l’opulence et l’oisiveté. Le fisc l’a accueilli, d’abord comme une de ces satisfactions illusoires que la politique accorde à la vile multitude ; puis, parce que le fisc, étant toujours besoigneux d’argent, est toujours prêt à se servir des moyens qu’on lui indique de s’en procurer.

Il m’arrive assez souvent de citer les autres : qu’on me permette de me citer moi-même. J’écrivais, il y a quinze ans :

« Vous voulez frapper les objets de luxe ; c’est prendre la civilisation à rebours. Je soutiens que les objets de luxe doivent être francs. Quels sont, en langage économique, les produits de luxe ? Ceux dont la proportion dans la richesse est la plus faible, ceux qui viennent les derniers dans la série industrielle, et dont la création suppose la préexistence des autres. À ce point de vue, tous les produits du travail humain ont été et sont encore quelque part, puis tour à tour ont cessé ou cesseront d’être des objets de luxe. Il est encore en France des cantons, des départements, où le pain de blé est un luxe. À Paris même le gros du peuple vit de pain bis… Luxe, en un mot, est synonyme de progrès : c’est, à chaque instant de la vie sociale, l’expression du maximum de bien-être réalisé par le travail, et auquel il est du droit comme de la destinée de tous de parvenir. Or, de même que l’impôt respecte, pendant un laps de temps, la maison nouvellement bâtie et le champ nouvellement défriché, de même il doit accueillir en franchise les produits nouveaux et les objets précieux, ceux-ci parce que leur rareté doit être incessamment combattue, ceux-là parce que toute invention mérite encouragement. Quoi donc ! voudriez-vous établir, sous prétexte de luxe, de nouvelles catégories de citoyens, et prenez-vous au sérieux la ville d’Idoménée et la prosopopée de Fabricius ? »

Jamais, de leur propre mouvement, les patriciens fiscaux n’eussent imaginé l’impôt de luxe, parce qu’ils visent avant tout aux grosses recettes. La population de Paris a consommé, en 1857, 1,162,036 hectolitres de vins en cercles, et 13,123 hectolitres seulement de vins en bouteilles. Le rapport du luxe au nécessaire, à Paris, en fait de boissons, est de un et un dixième à cent. Les droits sur les vins ordinaires, les cidres, la petite bière, rapportent à l’octroi 35 à 40 millions ; une taxe différentielle ad valorem sur les vins fins ne produirait pas 20,000 fr., à peine les frais d’estimation, de contrôle et de répression de fraude. Aussi les promoteurs du système, à défaut de l’utilité fiscale, invoquent-ils les bonnes mœurs. Eh bien, puisque le sujet nous y porte, parlons morale. Je continue ma citation :

« On dit, et c’est un lieu commun rebattu par les Sénèques de tous les siècles, que le luxe corrompt les mœurs. Cela signifie que l’un des stimulants les plus énergiques de la civilisation est l’idéal, dont la réalisation est précisément ce qu’on appelle vulgairement, et misanthropiquement, luxe. Les Grâces, les Muses, Vénus, étaient représentées nues, selon les anciens : où a-t-on vu qu’elles fussent indigentes ? C’est le goût de l’art et du luxe, deux choses, je le répète, qu’il est à peu près impossible aujourd’hui de ne pas confondre, qui dans tous les cas ne vont guère l’une sans l’autre, c’est cette recherche du luxe qui entretient le mouvement social et révèle aux classes inférieures leur dignité. Le luxe, en effet, est déjà plus qu’un droit dans notre société ; c’est un besoin, et celui-là seul est vraiment misérable qui ne se donne jamais un peu de luxe. Et c’est quand l’effort universel tend à populariser de plus en plus les choses de luxe que vous voulez restreindre la jouissance du peuple aux objets qu’il vous plaît de qualifier objets de nécessité ! C’est lorsque, par la communauté du luxe, les rangs se rapprochent et se confondent, que vous creusez plus profondément la ligne de démarcation et que vous rehaussez vos gradins ! L’ouvrier sue, et se pressure, pour acheter une parure à sa fiancée, un collier à sa petite fille, une montre à son fils ; et vous lui interdisez ce bonheur, à moins toutefois qu’il ne consente à payer votre impôt, c’est-à-dire votre amende.

« Mais avez-vous réfléchi que taxer les objets de luxe, c’est interdire les arts de luxe ? Trouvez-vous que les ouvriers en soie, dont le salaire en moyenne n’atteint pas 2 fr., les modistes, dont la journée est de 50 centimes, les bijoutiers, orfèvres, horlogers, avec leurs interminables chômages, trouvez-vous qu’ils gagnent trop ? Êtes-vous sûr que l’impôt de luxe ne retombera pas sur l’ouvrier de luxe, comme l’impôt des boissons, après avoir découragé le consommateur de boissons, rejaillit sur le producteur ? Soyez donc d’accord avec vous-mêmes et logiques jusqu’au bout : au lieu de ces expositions de l’industrie et des arts, supprimez la peinture, la gravure, la statuaire, la musique, la céramique, les manufactures de pianos et d’instruments ; car tout cela est du luxe au plus haut degré… Que savez-vous même si, en faisant la cherté sur les objets de luxe, en ramenant le peuple au dénûment de l’esclave, vous ne le dégoûterez pas du travail, et, par une conséquence évidente, si vous ne produirez pas indirectement la hausse sur les objets nécessaires ? La belle spéculation en vérité ! On restituera au travailleur trois francs d’impôt sur sa subsistance et on lui en prendra trente sur ses plaisirs !… Il gagnera 75 centimes sur le cuir de ses bottes, et pour mener sa famille quatre fois par an à la campagne, il payera dix francs de plus pour les voitures ! Un petit bourgeois dépense 1,000 fr. par an pour la femme de ménage, la ravaudeuse, la lingère, la blanchisseuse, les commissionnaires ; et si, par une économie mieux entendue et qui accommode toutes parties, il prend une domestique, le fisc, dans l’intérêt des mœurs, flétrira cette pensée d’épargne !… » (Système des contradictions économiques.)

En résumé, l’impôt somptuaire, insignifiant comme ressource fiscale, ne peut se légitimer que comme mesure de police : l’impôt des chiens, aisé à motiver par des considérations de décence et d’hygiène, vaut à peine comme rendement ses frais de perception. L’impôt somptuaire est anti-esthétique ; il proscrirait l’art au profit de l’imagerie, les chefs-d’œuvre des maîtres pour les cantiques de mission et les Noëls de La Monnoye. L’impôt sur le luxe, enfin, renouvelé des anciennes lois somptuaires, lois essentiellement aristocratiques, qui assignaient à chaque classe de la société son costume et ses étoffes, révolte notre sentiment démocratique et égalitaire : ce serait la consécration officielle de l’inégalité des conditions et des fortunes. La république de 1848 en a fait un malheureux essai, quand elle a augmenté de dix francs le prix des ports d’armes, et taxé les huîtres à l’octroi de Paris. Quelques milliers de riches n’en ont perdu ni une bouchée ni une partie de chasse ; le peuple s’abstient de gibier et de marée, il sait à présent qu’il est certaines choses qui ne sont pas pour lui.


Critique de l’impôt des portes et fenêtres.


Quel rapport peut-il exister entre le revenu du citoyen et le nombre des ouvertures de son habitation ? Aucun, sans contredit. Mais là est le moindre inconvénient de cette taxe homicide.

« En 1835, » dit M. Blanqui dans son Mémoire sur la situation des populations rurales de la France, « 346,401 maisons dans les campagnes n’avaient qu’une seule ouverture ; 1,817,328 en avaient deux. Trois millions de logements dans les villages, où ne saurait manquer l’espace forcément restreint dans les villes, sont privés d’air et de lumière pour échapper à la taxe des portes et fenêtres. C’est là pourtant que vivent, d’une vie trop souvent commune avec les bestiaux qui les nourrissent, plusieurs millions d’hommes, ceux-là dont les modestes cotes foncières composent la plus sûre partie du revenu national. »

Il n’est pas une province de l’ancienne France où l’on ne vous fasse ce conte : Certain seigneur s’était fait construire un château si magnifique que l’on y comptait 999 fenêtres. — Pourquoi pas mille ? demandez-vous surpris. — Parce que si le château avait eu une fenêtre de plus, il en aurait eu autant que le château du roi, qui alors s’en serait emparé.

Voilà l’esprit féodal, ne se bornant pas à taxer le sujet, mais lui mesurant l’air et le soleil. Le serf habitera une chaumière, dans laquelle il n’y aura de jour que par la porte ; l’affranchi corvéable aura le droit d’avoir une fenêtre ; le non corvéable en aura deux ; le chapelain en aura quatre ; le comte en prendra ce qu’il voudra, mais il ne passera pas 999, sinon son château appartiendra au roi. Aujourd’hui tout citoyen est seigneur, en ce sens qu’il peut pratiquer dans son habitation autant d’ouvertures que bon lui semble, mille même, et plus, si cela lui plaît, pourvu qu’il paye. Sur les fenêtres, comme sur tout le reste, les distinctions honorifiques ont été remplacées par des taxes. Je ne ferai pas d’autre commentaire.


Critique de l’impôt des patentes.


Encore un impôt d’origine féodale.

Les maîtrises et jurandes, organisées en monopoles et corporations, étaient soumises à des taxes, 1° parce que, selon l’ancienne constitution, le droit de travailler était un droit régalien ; 2° parce que toute jouissance d’un privilége implique comme compensation une indemnité envers la communauté. On comprendrait l’application de la patente aux professions qu’à tort ou à raison certains gouvernements ont cru devoir restreindre, telles que les imprimeries et les offices ministériels, en France. Mais, avec la liberté du travail, la patente est une contribution anomale, préventive, anti-économique, frappant l’exercice du métier, non le capital engagé ou le produit, contraire à la raison de l’impôt et incapable de se plier à-la loi de proportionnalité.

En vain a-t-on essayé de ramener au droit proportionnel cette espèce de contribution. On a classé d’abord, d’une façon fort arbitraire, les métiers d’après la quantité apparente des capitaux qu’ils emploient et les revenus probables qu’ils peuvent donner ; puis on a établi une échelle mobile d’après la population des localités où s’exercent les industries ; enfin on a fait entrer comme troisième élément de taxation la valeur locative.

Ces divers degrés d’appréciation prouvent la bonne foi du législateur et son désir de se rapprocher autant que possible du principe de proportionnalité. Mais entre l’industriel qui fait ses affaires et celui qui marche à la faillite, le fisc ne fait et ne peut faire aucune distinction. L’impôt des patentes retombe ainsi dans le système de la capitation, réprouvé par l’économie et par la justice (O).


Critique de l’impôt sur les donations et successions.


Le peuple en général, — je parle du peuple pauvre, bien entendu, — est favorable à cette sorte de contribution. Il accepterait volontiers que l’État s’emparât de toute succession devant aller à des collatéraux ; beaucoup même s’arrangeraient de la suppression complète de toute espèce de succession, directe et collatérale. C’est là une attaque formelle à la famille, à l’organisation intime de la société. Presque partout le fisc, toujours avide, s’est rendu complice de cette tendance mauvaise en frappant au passage les transmissions de propriété ; il a fait ici comme pour l’impôt somptuaire, donnant, au profit de sa caisse, une chimère de consolation aux déshérités, et reprenant aux héritiers une part des biens qui leur sont dévolus par la loi, et dont la mission de l’État est de leur assurer la possession.

Les impôts que nous venons de passer en revue, personnel, mobilier, foncier, des portes et fenêtres, des patentes, l’impôt sur les articles de luxe, les prestations en nature, tout cela, malgré les énormes écarts qu’il est facile d’y relever, pouvait être considéré comme une hypothèse de solution plus ou moins rationnelle, et, dans tous les cas, inoffensive au point de vue social. Que l’État se montrât plus ou moins judicieux dans la répartition, les inégalités de l’impôt ne faisaient de mal qu’à la bourse des particuliers. En multipliant l’erreur par la variété des contributions on pouvait même espérer que les inégalités se compenseraient.

Avec l’impôt sur les successions l’État sort de ses attributions fiscales ; il se fait réformateur des mœurs, ce qui est bien autrement grave que de s’immiscer dans l’industrie ; il s’introduit dans la famille ; dans une certaine mesure il la nie. Il défait ce qui est au-dessus de lui, antérieur à lui, ce sans quoi il n’existerait pas, et qu’il est tenu de protéger par-dessus toute chose. Il pose un principe, enfin, qu’il a suffi aux novateurs les moins intelligents de l’époque de saisir, pour pousser, en trois pas, la société au bord de l’abîme.

Celui qui écrit ces lignes appartient lui-même à la classe de ceux qu’il appelait tout à l’heure les déshérités. Depuis plus de vingt ans, par pitié, par sympathie, par intérêt personnel, si l’on veut, mais surtout, osons le dire, par esprit de justice, il n’a cessé de défendre leur cause, et de dénoncer avec la plus âpre véhémence les iniquités sociales. Autant que d’autres il a réfléchi et sur la propriété, et sur la famille, et sur les successions ; aussi bien que les autres il en a reconnu, dans l’état actuel des choses, les anomalies et les abus. Eh bien, plus il a apporté d’attention à cette étude, plus il est resté convaincu que le principe de transmission héréditaire, donné d’abord par la nature ou l’instinct paternel, est en même temps une des meilleures lois de l’économie, de l’administration et de la police des sociétés ; que ce n’est pas de ce côté que nous autres gens de labeur, qui vivons au jour la journée et n’avons pas d’héritage à recueillir ou à laisser, devons chercher des réformes ; qu’il nous importe à tous, au contraire, aux exhérédés comme aux possessionnés de la civilisation, de rendre de plus en plus inviolable le principe familial et héréditaire. C’est cette conviction que, sans sortir du sujet qui nous occupe, il voudrait faire partager à ses lecteurs. Certes, il s’en faut que l’auteur de ce mémoire partage l’opinion des satisfaits, qui s’imaginent que tout est au mieux dans ce meilleur des mondes ; il pense au contraire que si, depuis son origine, l’humanité a fait d’heureux progrès, il lui en reste de bien plus grands encore à accomplir ; à plus d’un titre, il a mérité d’être classé au premier rang de l’armée révolutionnaire. Mais, plus il s’est prononcé dans le sens du mouvement, plus il attache d’importance à en maintenir la vraie direction. Une sagesse supérieure a posé le rail sur lequel roule le genre humain ; ce rail, nous le briserions si nous portions atteinte à la loi de transmission patrimoniale.

La destinée de l’humanité, tout le monde nous paraît d’accord aujourd’hui sur ce point, est de réaliser progressivement dans la famille, dans la cité et dans l’individu la liberté, le savoir, la justice, de faire régner, dans chacun des groupes dont se compose la nation, et d’assurer à chaque personne la richesse, l’ordre et la paix.

La liberté, le savoir, le droit, la philosophie, le bien-être, ont pour corollaire l’égalité. Oui, et il faut le proclamer bien haut à cette heure de doute et d’aberration ; oui, dis-je, en dépit des apparences contraires, la société marche, par le droit, par la science, par la production, à l’égalité des conditions et des fortunes.

Or, il y a pour les conditions humaines deux manières d’opérer leur nivellement. La première et la plus anciennement essayée, celle à laquelle le découragement des révolutions a ramené de temps à autre les célébrités de l’utopie, est la communauté. Ce système est condamné par la nature, qui, en nous donnant l’amour, le mariage, la paternité, en fondant la famille sur les sentiments les plus élevés et en même temps les plus délicats du cœur humain, nous a rendus réfractaires à la vie commune. Il est condamné par la liberté qui exige pour chacun de nous, comme condition de dignité et de félicité, la plus grande indépendance et la plus complète initiative ; condamné par la raison qui, en cherchant hypothétiquement la loi d’un régime communiste, ne peut pas s’empêcher de poser sans cesse l’individu en face du groupe, de la même manière que nous posons la liberté en face de l’État ; d’accorder des droits à cet individu, et en conséquence de lui prescrire des obligations, de le rendre responsable, de lui ouvrir un compte, ce qui est le déclarer indépendant et introduire dans la communauté un principe qui tôt ou tard doit la dissoudre. La communauté enfin est condamnée par l’économie politique et par l’histoire : par la première, qui nous montre le travail et le génie au plus haut degré d’intensité chez les individus libres, au plus bas chez les esclaves, les serfs, les cénobites, les salariés, les communiers, en un mot chez tous ceux qui relèvent d’une autorité ou qui vivent dans l’indivision ; — par la seconde, qui nous fait voir de la façon la plus éclatante que les nations les plus puissantes, celles qui ont laissé la plus profonde empreinte dans la civilisation, sont celles où la liberté individuelle a été la plus énergique, la propriété et la famille constituées avec le plus de force.

L’autre principe d’égalisation, — il n’y en a pas un troisième, — est la justice. C’est ce principe que la Révolution française a proclamé contradictoirement au droit féodal, quand elle a dit que tous les citoyens étaient égaux devant la loi.

De l’égalité devant la loi à l’égalité des conditions et des fortunes, il n’y a que la distance du principe à l’universalité de son application. Or, parmi les moyens d’application, nous devons compter la péréquation de l’impôt.

Jetons les yeux sur le chemin que nous avons parcouru.

Sous le régime du droit divin, il n’y a pas plus de 72 ans de cela, le peuple jouissait, si nous pouvons ainsi parler, du privilége de payer l’impôt. Le noble et le prêtre en étaient exempts. La Révolution a établi en principe que tout le monde, le roi comme les autres, l’Église elle-même, Dieu en la personne de ses vicaires, seraient soumis à l’impôt. Sans doute l’application laisse à désirer : du moins le protocole, comme disent les diplomates, est ouvert, et chacun peut proposer son amendement. Le concours ouvert par le conseil d’État du canton de Vaud en est la preuve. Et tel a été l’effet de la déclaration de 89, que personne parmi les privilégiés ne songe plus à protester contre l’obligation de l’impôt. Jadis l’impôt était une extorsion commise sur le malheureux, au bénéfice et par le bon plaisir du seigneur, roi, noble ou prêtre ; le serf s’y dérobait de son mieux et il avait raison. Maintenant l’impôt est l’expression d’un échange, le prix du service de l’État, service qu’il ne s’agit pour personne de supprimer, mais seulement de déterminer et de payer son juste prix. Régler la dépense de l’État, égaliser l’impôt qui doit la couvrir, tel est aujourd’hui notre idéal. J’ai fait voir, il est vrai, et cela avec une franchise qui, je l’espère, ne me sera pas reprochée, combien peu on avait réussi dans cette égalisation. Ni la capitation, ni les prestations, ni l’impôt foncier, ni l’impôt mobilier, ni celui des portes et fenêtres, ni les patentes, aucun de ces impôts, soit seul, soit combiné avec les autres, ne satisfait au principe voulu de l’égalité. On a proposé l’impôt de luxe, et nous l’avons trouvé pire que les autres, rétrograde. Serons-nous plus heureux avec l’impôt sur les successions ?

Remarquons d’abord une chose : l’impôt sur les successions a pour but avoué non-seulement de procurer au fisc, par un procédé renouvelé de la mainmorte, une partie de cet argent dont il a tant besoin et dont le prélèvement est toujours pénible au peuple, mais encore de pousser au nivellement des fortunes, en taxant, à la mort de chaque propriétaire, d’une quotité plus ou moins forte les héritiers. L’impôt serait ici à deux fins : ce serait un moyen tout à la fois d’acquitter les charges de l’État et d’égaliser les propriétés.

Examinons-le sous l’un et l’autre aspect.

Considéré comme élément fiscal, l’impôt sur les successions est d’une souveraine injustice ; il viole ouvertement le principe d’égalité ou de proportionnalité que nous avons reconnu comme la loi moderne de l’impôt. Qu’est-ce qu’une succession, au point de vue de l’État ? Un fait tout personnel, le remplacement d’un exploitant par un autre, rien de plus, rien de moins. Pas un centime n’est ajouté au capital social par la mort du défunt et l’avénement du successeur ; pas un grain de blé, pas une goutte de vin, d’huile ou de lait, pas un atome de viande ne sera ajouté à la production. Au contraire, il se pourrait, si le défunt n’était pas un invalide ou un parasite, que la production fût diminuée. Or, avons-nous dit, l’impôt doit se payer tout à la fois en raison de la personne et en raison des facultés. Eh bien, tout ce que nous avons à faire, c’est de taxer l’héritier au lieu et place du défunt, à dater du jour du décès, et de manière qu’il n’y ait pas de double emploi. L’impôt sur les successions n’est en effet pas autre chose qu’un double emploi constituant une extorsion du fisc, un vrai larcin. Sous les Césars, le citoyen romain qui désirait laisser sa fortune à son fils ne manquait jamais, afin de rendre à ce cher héritier l’empereur favorable, d’inscrire celui-ci, pour une portion, dans son testament. Cela pouvait s’appeler le rachat de l’héritage. Une tyrannie hideuse, sacrilége, telle est l’origine de l’impôt sur les successions.

Comment ! voilà une famille de paysans de condition moyenne, — quand on parle de l’impôt, c’est sur les moyennes que l’on doit raisonner, — famille composée du père, de la mère et de quatre enfants âgés de douze à dix-huit ans. Le père meurt : qu’est-ce que gagne à cela la famille ? En récoltera-t-elle un épi de plus ? Sans doute vous comptez que la consommation de la famille étant allégée de l’entretien et de la nourriture d’un homme, les survivants profitent de la différence. Mais le travail de cet homme, qui le remplacera ? Et si ce travail n’est pas remplacé, n’est-il pas à craindre que l’exploitation n’en souffre, et par conséquent que la famille, et la société tout entière, au lieu de gagner au décès d’un de ses membres, ne s’en trouve plus pauvre ? Que de fois le fisc, si le fisc pouvait être juste, au lieu d’exiger un centième denier, devrait le payer ! C’est pourtant au milieu de cette désolation, dans cette détresse bien souvent, que le fisc se présente et somme les héritiers de payer leur bienvenue. Vous voilà propriétaires, dit-il, vous me devez tant !

Toute succession se liquide par un déficit, provenant à la fois et de la disparition du chef, lorsque le travail de ce chef est indispensable à la gestion de la propriété, et de la prélibation fiscale, comme si, par le fait de la transmission, il y avait service rendu par l’État ou création de richesse.

Dans nos pays de droit moderne, où règne le principe de l’égalité des partages, où par conséquent la propriété tend incessamment à se diviser, le cas que je viens de décrire est le plus fréquent. Pour atteindre quelques richards, des héritiers déjà nantis, dont le nouvel appoint, en présence de tant de misères, semble une insulte du sort, on jugule la moitié des populations.

Passons à l’autre face de la question. — Le principe héréditaire, nous dit-on, est une loi purement conventionnelle, émanée de l’omnipotence de l’État, que l’État par conséquent a le droit de changer, s’il lui plaît. La taxe qu’il impose aux héritiers n’est qu’une indemnité de ce droit, indemnité d’autant plus légitime qu’elle est conforme au principe d’égalité, dont vous reconnaissez vous-même la justice.

La nature théocratique de l’impôt sur les successions se révèle ici dans tout son jour. Sous le régime de la féodalité et du droit divin, le véritable héritier n’est pas le fils ou le plus proche parent du mort, c’est le suzerain, ou, comme nous disons aujourd’hui, l’État. Puissance des mots ! Contre le rétablissement de la mainmorte au profit de l’Église ou d’un chapelain la démocratie se soulèverait en masse ; l’État héritier n’a rien qui l’effraye.

Mais qu’est-ce que l’État ? L’État est la puissance de collectivité des citoyens représentée par des fonctionnaires élus et jouissant de certains droits et attributions parmi lesquels figure en première ligne la production de certaines utilités générales, et conséquemment le droit de s’en couvrir au moyen de l’impôt.

L’État, au point de vue des services qu’il rend et des impôts qu’il perçoit, est pour le citoyen un échangiste : ce n’est pas un suzerain. La constitution de la famille ne relève pas de lui ; elle lui est antérieure et supérieure. La propriété n’en relève pas davantage : elle a son principe dans l’individualité de notre moi, sa condition dans le travail, sa garantie dans la propriété équivalente du prochain. L’hérédité n’est point une loi de l’État, une institution de législateur : comme la famille et la propriété, elle a sa source dans les profondeurs de notre nature. Enfin, ce qui achève la démonstration et ruine de fond en comble l’hypothèse de l’intervention de l’État, c’est que l’État est inhabile à posséder, dans le sens du moins que nous l’entendons de l’individu ; inhabile à faire valoir, inhabile par conséquent à hériter. L’État n’est ni agriculteur, ni éleveur, ni vigneron, ni maraîcher, ni industriel, ni armateur, ni commerçant : il n’exerce aucune des fonctions que nous avons reconnues comme étant l’apanage propre des citoyens. L’État a ses fonctions de police, d’administration générale, de juridiction, qui lui interdisent toute immixtion dans les fonctions, professions et propriétés dévolues aux particuliers. Là surtout est le caractère du droit moderne, en vertu duquel a surgi, en face de l’antique État absolutiste, une puissance nouvelle, la Liberté.

Supposons pour un moment que l’État devenant héritier, comme on prétend lui en réserver au moins en principe la prérogative, entre en possession : comme ses attributions lui défendent de se livrer à aucune entreprise industrielle ou commerciale, il ne recevra l’héritage que pour le remettre à un nouvel exploitant, à un homme de son choix, à qui il donnera l’investiture et imposera des conditions. Quel sera cet élu ? Quelles seront les conditions du nouveau bail ?… Il suffit de poser ces questions pour réfuter la doctrine de ceux qui, brisant le lien de famille à chaque décès, transportent l’héritage du défunt, des enfants à l’État.

Or, telle n’est point la constitution donnée par la nature à l’humanité. Les générations ne sont pas isolées les unes des autres comme les arbres d’une promenade ; elles sont enchaînées par un lien animique, qui rend leurs membres solidaires et pour ainsi dire les identifie. L’œuvre sociale, toujours en chantier, jamais achevée, ne souffre ni lacune, ni temps d’arrêt. La succession, comme la génération, s’opère en un clin d’œil : on voit naître l’enfant, on reconnaît l’héritier ; au fond, génération et succession sont un mystère. Le mort saisit le vif, dit la raison des siècles : cette formule succincte renferme une loi morale qu’aucune fonction du contrat social, pas plus que du droit divin, ne saurait détruire. L’individu meurt, l’ouvrier est éternel : Uno avulso, non deficit alter.

Dans l’ordre économique de même que dans l’ordre politique et moral, nous tenons notre institution de nos pères ; nous ne naissons pas, comme Adam, sur un sol vierge, inexploré. Nous avons un passé, un capital de travaux et d’idées, matière première de notre existence et de notre perfectionnement, que notre devoir est d’augmenter, d’améliorer et d’étendre, que nous ne pourrions renier sous peine de sacrilége et d’impuissance.

Cette loi de succession ou pour mieux dire de continuité, qu’il est impossible de méconnaître dans la nation, dans la tribu, dans l’État, a son principe dans la famille. Le fils succède au père, non-seulement dans son avoir, mais dans ses fonctions, dans sa tâche, par conséquent dans son droit : c’est ce qu’exprimait la loi égyptienne, obligeant les enfants à exercer la même profession que leurs pères. Il ne peut plus être question aujourd’hui de ressusciter ce régime de castes ; mais nous avons là une image naïve de cette loi, véritablement de nature, que nous appelons hérédité. Longtemps avant que les chefs de famille eussent, par un pacte volontaire, fondé l’État, l’ordre de succession était établi sur la génération elle-même. La suppression de l’héritage au profit de l’État, ce serait le communisme gouvernemental, la pire des tyrannies, une sorte de panthéisme où les individus seraient régentés, nourris, entretenus, exploités par une volonté impersonnelle, pour la gloire d’une idée abstraite, mais où il n’y aurait pas plus de société que de familles, pas plus de familles que de personnes.

— Mais, nous dit-on, c’est moins à l’héritage qu’on en veut qu’à l’inégalité. Vous avouez vous-même que l’égalité, l’équivalence ou l’équilibre des conditions et des fortunes est une des lois de l’humanité ; qu’elle est la conséquence, le corollaire de l’égalité devant la loi, proclamée par la révolution ; qu’il y a tendance de l’économie sociale au nivellement. Pourquoi donc l’État ne favoriserait-il pas, par tous les moyens en son pouvoir, cette tendance ; conséquemment, pourquoi n’userait-il pas de l’impôt ?

À cette instance, nous avons à répondre deux choses :

D’abord, que l’impôt sur les successions ne remplit aucunement son objet, puisque, s’il ne s’agissait que de nivellement, il faudrait commencer par exempter de l’impôt toutes les fortunes moyennes, à plus forte raison toutes celles au-dessous de la moyenne, ce qui comprend l’immense majorité des successions. Il faudrait ensuite établir une taxe progressive sur les successions dont l’importance dépasse la moyenne, de manière à les ramener en peu d’années au niveau ; puis, au lieu de verser le produit de cette taxe, qui ne serait autre chose qu’une fraction de la propriété ou une hypothèque prise sur cette propriété, il faudrait en doter immédiatement les citoyens sans fortune qui, par leur amour du travail, leur intelligence et leur bonne conduite, offriraient des garanties de bonne exploitation. Hors de là, l’impôt sur les successions n’est qu’une surtaxe, une iniquité, une satisfaction à l’envie, une proie nouvelle jetée au fisc, une fiche de consolation à la misère. L’État, d’après ce nouveau système, serait le redresseur des torts de la fortune ; disons mieux, il se chargerait de ramener l’équilibre entre le succès de l’un et le malheur de l’autre, entre l’intelligence et la sottise, entre le travail et la fainéantise. Il permettrait à tout citoyen, durant sa vie, d’accumuler et d’acquérir ; puis, à la mort, il saisirait la succession au passage et dirait aux enfants : Halte-là ! vous n’avez droit qu’à votre légitime ! Dans ces conditions, l’impôt sur les successions ne serait plus un impôt, puisqu’il ne serait pas général, puisqu’il n’aurait pas pour but de rembourser un service ; ce serait un mode de nivellement par l’État. Une semblable réglementation est-elle acceptable ?

Ceci nous fournit notre seconde réponse. Qui ne voit que l’inégalité des fortunes a sa cause, non dans l’hérédité, qui ne fait que transmettre la fortune, telle quelle, du père aux enfants ; mais dans le jeu des forces économiques, dans l’initiative du propriétaire, dans l’activité et l’intelligence des uns, dans la maladresse ou l’inconduite des autres, enfin, dans une multitude d’influences, sur lesquelles l’État, par lui-même, à plus forte raison le fisc, n’ont pas de prise, et dont on ne saurait rendre ni la famille, ni l’hérédité, ni la propriété elle-même responsables.

Or, c’est à ces influences diverses, c’est à ces forces mal équilibrées, qu’il faut nous adresser pour ramener l’harmonie et l’égalité. À cette grande œuvre, la puissance publique peut et doit concourir sans doute, mais sous l’initiative des citoyens, par l’action des mœurs, non par celle du fisc, dont le ministère devient ici illogique et immoral.


Critique de l’impôt sur les mutations à titre onéreux et du timbre.


Toute transmission d’immeuble, à titre gratuit ou onéreux, est soumise à un droit de mutation au profit du fisc ; l’administration de l’enregistrement est chargée de la perception de cette espèce de taxe.

On peut dire de l’impôt sur les ventes d’immeubles la même chose que de l’impôt foncier : c’est un droit connu, supputé d’avance, et dont l’acheteur tient compte dans le prix qu’il veut offrir de la propriété. La quotité de la contribution, ajoutée au prix de vente, se déduit de la valeur intrinsèque de l’immeuble, qui se trouve ainsi déprécié d’autant.

Le droit d’enregistrement sur les emprunts hypothécaires et les baux a le grave inconvénient d’obérer l’emprunteur et le locataire, et d’ajouter aux embarras d’une position déjà fort gênée.

Quant à l’enregistrement des valeurs mobilières, il ne peut être obligatoire que dans le texte de la loi : il est toujours facile aux contractants de s’y soustraire. Or, tout impôt qui dépend du bon plaisir du contribuable est immoral : c’est une prime offerte à la rouerie, à la mauvaise foi, une inégalité de charges entre les citoyens, une taxe sur l’homme consciencieux, une immunité au fripon.

En dehors du côté fiscal l’enregistrement a son importance comme service public : c’est un instrument de statistique destiné à fournir sur le mouvement des capitaux et des propriétés des renseignements indispensables à toute société policée. Aux particuliers, à la justice, il offre l’avantage de donner date certaine aux contrats et actes sous seing privé.

Quant au timbre, ce n’est qu’un embargo sur les transactions ou sur la publicité, un impôt répressif, dont la quotité en argent est le moindre inconvénient.


Critique de l’impôt de consommation. — Octroi, douane.


Les hommes d’État ne connaissent qu’un avantage à cette espèce de contribution : c’est que la perception en est facile. Pour tout le reste, ils l’abandonnent. Les économistes ont donc beau jeu ; aussi sont-ils unanimes dans leurs malédictions.

« Plus les produits dont l’impôt accroît le prix sont indispensables à la satisfaction des besoins de l’homme, dit M. Passy, et moins l’impôt qui les frappe se proportionne aux facultés de ceux qui le payent, plus il prend aux familles pauvres des faibles revenus dont elles jouissent… Prenons, par exemple, l’impôt du sel ; c’est une capitation, ou pis qu’une capitation. Rien de plus simple à démontrer. Le sel est une de ces choses dont personne ne peut se passer, et dont chacun use en quantité pareille. Qu’en résulte-t-il ? C’est que chacun paye la même somme à l’État à l’occasion du sel dont il a besoin… Il y a plus ; partout ce sont les pauvres que la nature même de leur alimentation force à acheter le plus de sel ; et parmi les pauvres ce sont les nécessiteux, ceux qui ont à leur charge le plus grand nombre d’enfants, qui en consomment davantage. Ainsi l’impôt, de classe à classe, et dans chaque classe de personne à personne, pèse en raison inverse des facultés ou des revenus. Une taxe personnelle, qui rapporterait autant à l’État, nuirait moins aux intérêts des masses et serait moins contraire aux règles de la justice et de la proportionnalité.

« Parmi les impôts qualifiés d’indirects, les seuls qui puissent rapporter amplement sont ceux qui s’adressent aux produits de première et universelle nécessité ; et voilà pourquoi les substances alimentaires ont été taxées avec une aussi regrettable préférence. Ainsi a été rendue plus chère la vie des classes ouvrières, et sur elle est retombé le principal poids du fardeau. »

Les taxes de consommation poussent aux sophistications.

« Autrefois, » dit M. Gannal, « les arts et l’industrie consommaient annuellement plus de la moitié de la récolte des vins ; la confection du vinaigre, de l’acide acétique, des carbonates et acétates de plomb et de cuivre, celle des alcools destinés aux arts, étaient les principales sources de cette consommation. Aujourd’hui cette voie d’écoulement a totalement disparu. Grâce aux progrès de la chimie, avec de l’alcool de fécule on fait le vinaigre ; avec le vinaigre de bois (acide pyro-acétique) on fait tous les acétates, et cela donne sur ces produits une diminution de plus de 70 p. 100. Le vinaigre de table lui-même ne se fabrique plus avec le vin. Je connais à Paris une fabrique qui fait en fraude, à 10 centimes le litre, plus de la moitié du vinaigre qui s’y consomme. Aussi tous les établissements qui, à Orléans, à Blois, s’occupaient de ce genre de produit, sont-ils fermés depuis plusieurs années. »

Les taxes de consommation arrêtent la production et restreignent le marché.

« Presque partout, » dit J.-B. Say, « le bas peuple est obligé de se passer d’une foule de produits qui conviennent à une nation civilisée, par la nécessité où il est de se procurer d’autres produits plus utiles à son existence. En pareil cas, non-seulement le nombre des consommateurs diminue, mais chaque consommateur réduit sa consommation. Si la marchandise ne renchérit pas, l’impôt est payé par les producteurs ; si, sans que la marchandise hausse, la qualité en est altérée, l’impôt en est supporté, du moins en partie, par le consommateur : car une qualité inférieure qui se vend aussi cher équivaut à une qualité égale qui se vend plus cher. Tout renchérissement d’un produit diminue nécessairement le nombre de ceux qui sont portés à se le procurer, ou du moins la consommation qu’ils en font. »

Ici l’on ne saurait s’empêcher de faire une réflexion.

Parmi les expédients gouvernementaux, il n’en est pas peut-être de plus absurde que celui qui, obérant les nationaux de contributions sur les denrées, s’en va chercher, dans des traités de commerce et des réductions de tarifs douaniers, quoi ? un allégement au paupérisme ? Non, pas même un allégement au paupérisme, mais un débouché aux produits du pays. Ainsi, tandis que le gouvernement français maintient à l’intérieur les seize impôts sur le vin, que les octrois aggravent encore la consommation des boissons de 10 à 30 centimes le litre, il sollicite de l’Angleterre une réduction de taxe à l’importation, et les producteurs vinicoles, peu soucieux de savoir qui boira leur liquide, de crier hosanna au traité de commerce. — Mais le même gouvernement impérial a dû, par compensation, réduire ses tarifs sur les marchandises du Royaume-Uni ; de là un déficit pour le budget : comment combler ce déficit ? En élevant de 25 fr. par hectolitre les contributions sur les alcools destinés à la consommation intérieure. En sorte que les Français, partisans ou non du libre échange, seront bientôt obligés, s’ils veulent boire à des prix modérés leurs vins et leurs eaux-de-vie, d’aller à l’étranger !

La douane, dans l’état actuel des sociétés, est une institution à double fin : comme machine fiscale, elle rentre dans la catégorie des contributions indirectes ; comme protection du travail national, c’est une balance de compensation.

Dans le premier cas, la douane fonctionne à la frontière, tout comme l’octroi à la porte des villes ; l’institution est la même. L’octroi est un diminutif de la douane, la douane est un augmentatif de l’octroi, ad libitum. C’est un impôt sur la consommation, qui frappe également les produits de la métropole, ceux des colonies et de l’étranger. Tels sont les impôts sur les sucres, les cafés, les cotons, les bestiaux, etc.

Dans le second cas, par exemple, s’il s’agit de cotons ouvrés, de fers, houilles et autres produits du dehors ayant leurs similaires à l’intérieur, les droits ont un autre caractère : c’est une compensation ayant pour but d’équilibrer, entre pays inégalement favorisés, les moyens de la production et les conditions de la concurrence. À ce point de vue, la douane fait l’objet d’une discussion incessante parmi les économistes : nous n’avons point ici à nous en occuper.

Comme machine à impôt, on peut dire de la douane et de l’octroi la même chose que des autres contributions indirectes : c’est un système où le fisc, dont les besoins croissent sans cesse, renonce sans honte ni vergogne au principe de proportionnalité, et met à rançon l’estomac et la santé du contribuable. Devant la justice, l’économie politique et l’hygiène, on pourrait dire que c’est une question vidée, si, en fait d’iniquités fiscales, d’atteintes à la justice et de contradictions dans les principes, les questions se vidaient jamais.

Les taxes de consommation, enfin, démoralisent le peuple en l’excitant à la fraude et le mettant en hostilité avec le gouvernement.

« Sous Louis XIV, la contrebande du sel produisait à elle seule, chaque année, 3,700 saisies domiciliaires, 2,000 arrestations d’hommes, 1,800 de femmes, 6,600 d’enfants, 1,100 chevaux saisis, 50 voitures confisquées, 300 condamnations aux galères. Et ce n’était là, » observe l’historien, « que le produit d’un impôt unique, de l’impôt du sel. Quel était donc le nombre total des malheureux emprisonnés, torturés, expropriés, pour l’impôt ?… »

De nos jours le fisc, ou les tribunaux correctionnels et de police qui le représentent, sont beaucoup plus doux à l’égard des contrebandiers et des fraudeurs : l’humanité a gagné, la moralité a perdu. Le régime des transactions amiables entre la régie et le fraudeur surpris n’est-il pas l’aveu formel, de la part du fisc, que l’impôt exigé, perçu par lui, est inique dans sa répartition, inique dans sa quotité, et que sa seule excuse est la nécessité du budget, la raison d’État ?

Avant tout, dit le gouvernement, il faut que je vive. Pour vivre, il me faut de l’argent, beaucoup d’argent. Cet argent, je le prends où je le trouve, je me le procure comme je puis : tant pis pour celui qui tombe sous ma coupe ! J’ai fait ce que j’ai pu pour rendre l’impôt juste, égal, proportionnel ; j’ai usé de tous les moyens, j’ai appliqué toutes les combinaisons, j’ai fait appel à tous les systèmes. L’argent m’a toujours manqué. Je plains sincèrement le pauvre paysan, le manœuvre, le salarié ; mon cœur saigne à la vue des misères du peuple ; mes entrailles sont émues de compassion, si je suis dans la nécessité de sévir. Les conditions de mon existence me plongent dans le désespoir : il vaudrait mieux pour l’humanité n’être pas née que d’être organisée et gouvernée comme elle l’est. Mais puisque ainsi sont les choses, que vous n’êtes pas décidés à mourir, chers contribuables, et que vous ne savez vous passer de gouvernement, résignez-vous : il faut que je vive !


§ 3. — INCONVÉNIENTS COMMUNS A TOUS LES IMPÔTS.
EXAMEN APPROFONDI DU PRINCIPE DE PROPORTIONNALITÉ : COMMENT IL SE TOURNE CONTRE LE PAUVRE.


S’il suffisait de la sanction d’un long usage pour légitimer une institution, on pourrait, sans autre examen, considérer comme irréprochables les différentes espèces d’impôts que nous venons de passer en revue. En effet, comme l’observe fort bien M. Passy, il n’est pas un mode de taxation et de perception chez les nations modernes, qui n’ait eu cours dans l’antiquité. On retrouve dans les lois d’Athènes la taxe territoriale, la taxe personnelle, les licences, les patentes, les douanes, les droits sur les marchandises, les taxes de consommation, l’impôt sur le capital, l’impôt sur le revenu, l’impôt sur le luxe, l’impôt progressif. Nous parlons de la république d’Athènes seulement, la plus avancée en civilisation de toute l’antiquité : le même système de fiscalité se retrouvait partout plus ou moins développé, selon le progrès des institutions et des mœurs.

« L’impôt purement territorial en Attique, » dit M. de Parieu, « fut institué dans l’origine sur une échelle progressive ; mais, par une particularité remarquable, la graduation, loin de porter sur le taux de la contribution, fut portée sur la fixation du capital imposable ou cens (timéma),

« Les citoyens qui possédaient des terres suffisantes « pour en retirer 500 mesures de produits secs ou liquides, équivalant à 5, 000 drachmes de valeur, portaient le nom de pentacosiomédimnes ; ils étaient inscrits dans le cadastre pour toute leur propriété productive équivalente à un talent. Ceux qui recueillaient 300 mesures et qu’on nommait triacosiomédimnes ou chevaliers étaient imposés sur les 5/6 de leur fortune, évaluée à 3, 600 drachmes. Le zeugite, qui avait un attelage et récoltait 200 ou 150 mesures, suivant les calculs des divers auteurs, était taxé sur les 5/9 de son capital, évalué 1800 drachmes (dans l’hypothèse de 150 mesures de produit). Le thète, placé au-dessous de ces conditions de fortune, jouissait d’une immunité complète. (Histoire des impôts généraux sur la propriété et le revenu.) »

« Sous l’empire romain, » dit M. Passy, « pas une matière imposable n’échappa aux atteintes du fisc, et vainement, l’impôt du timbre excepté (il est, dit-on, d’origine hollandaise), on chercherait une seule taxe qui n’ait pesé sur les populations des provinces. Les sujets de Rome ne pouvaient naître, se marier et mourir, travailler ou mendier, hériter ou léguer, acquérir, vendre, transporter, posséder, sous quelque forme que ce fût, entretenir des chevaux ou des chiens, sans avoir à compter avec les agents du trésor. »

On voit par là que non-seulement le fisc a su atteindre, qu’il s’est ingénié à découvrir et à frapper toutes les valeurs ; il a fait de son mieux pour proportionner les charges, poursuivant le luxe et l’opulence, dégrevant le peuple, mais sans y parvenir jamais. Loin de là, en même temps qu’il établissait des impôts somptuaires, il taxait la mendicité !

« L’idée d’atteindre par une même taxe les revenus mobiliers et immobiliers des citoyens, » dit encore M. de Parieu, « a été très-répandue dans les sociétés européennes du moyen âge. Outre les contributions sur la propriété et le revenu qui ont été véritablement dignes de ce nom par une organisation adaptée à la fin pour laquelle elles ont été instituées, on a levé dans divers pays des impôts, assis à la vérité sur la même base de généralité, mais dont l’organisation défectueuse ne permettait d’atteindre, quant à la fortune mobilière, qu’un résultat purement fictif. On pourrait ranger dans ce dernier genre de taxe la taille personnelle, telle qu’elle était perçue dans plusieurs provinces de l’ancienne France. »

Toutes les variétés d’évaluation, selon le même auteur, se retrouvent également dans le passé. Ainsi, en France, l’impôt personnel consiste dans une capitation fixe ; dans le Hanovre et la Saxe, il est gradué suivant diverses classes ; dans la Hesse Grand-Ducale, il est en rapport avec les loyers.

Au milieu de l’anarchie des différentes espèces de contributions, on signale cependant une tendance constante vers le principe de proportionnalité, témoignage non équivoque de l’inclination de la société vers la justice, et, si j’ose ainsi dire, de l’élongation du droit divin.

« Si nous descendons le cours des temps, le système des tailles personnelle et réelle, qui devint, à dater de Charles VII, l’un des principaux fondements des finances de la monarchie, eut pour base dès son origine la plus reculée une idée de taxation de tous les revenus mobiliers et immobiliers. Les facultés des contribuables, telle est la base de l’assiette de l’impôt aux termes des ordonnances sur la matière ; et cette règle, à laquelle correspondait bien le procédé de la déclaration personnelle, conservée en cette matière jusqu’à la Révolution, paraît avoir présidé à la législation des tailles sous toutes les formes. »

Il reste bien entendu, d’ailleurs, que cette application de la justice à la répartition de l’impôt n’avait trait qu’au tiers état et ne concernait en rien les castes supérieures, noblesse et clergé, affranchis par naissance et destination de tout impôt. L’équité fiscale n’embrassait que la roture, la villainie et le servage. Du peuple à la noblesse et au clergé la justice n’avait plus lieu, pas plus qu’entre l’homme et l’animal. Tandis que l’impôt visait pour les uns à la péréquation, il conservait pour les autres son caractère féodal. Les deux principes se trouvant en présence, on pouvait prévoir que le conflit éclaterait tôt ou tard.

La grande conquête de la Révolution est donc l’universalité et la proportionnalité de l’impôt. Or, la revue que nous avons faite au précédent paragraphe nous a démontré qu’en fait, et malgré tout le soin qu’on a pu y apporter, cette proportionnalité n’existe pas ; qu’il est même impossible, au point de vue pratique, qu’elle existe. Il s’agit maintenant de nous élever plus haut et de rechercher si ce principe de proportionnalité, qui d’abord nous est apparu comme l’expression pure, idéale du droit, que la pratique nous a révélé ensuite comme à peu près irréalisable, n’est pas lui-même entaché de quelque erreur ; s’il répond véritablement à l’idée que nous nous faisons de la justice économique, de l’égalité devant l’impôt. Car s’il se trouvait, par l’effet de quelque influence dont nous n’aurions pas tenu compte, que ce principe, incontestable au premier abord, ne fût dans son application actuelle qu’un préjugé de tendance, un mensonge à la vérité et à la justice, il y aurait lieu pour nous ou d’y renoncer tout à fait, et conséquemment de changer de fond en comble le système de l’impôt, ou de faire cesser l’influence qui le fausse, c’est-à-dire de changer l’économie sociale tout entière, ce qui serait bien autrement grave que de réformer l’impôt.


Critique du principe de proportionnalité.


Le principe de proportionnalité est généralement admis comme la seule base équitable de l’impôt, et c’est pourquoi les taxes de capitation, comme celles qui pèsent sur les consommateurs, sont réprouvées à l’unanimité. Mais comment, encore une fois, établir l’impôt d’une manière rigoureusement proportionnelle ? Là est la question. Or je crois avoir l’un des premiers démontré (Système des contradictions économiques, 1845) que, dans l’état actuel de la société, eu égard à la distribution inégale des fortunes, la proportionnalité de l’impôt, en la supposant réalisée, équivaudrait à une progression de l’impôt en sens inverse des facultés du contribuable, c’est-à-dire précisément à une contradiction. Voici à peu près comment je raisonnais :

En France, comme partout, les fortunes sont inégales. Mais quelle que soit cette inégalité des fortunes particulières, elle n’empêche pas que le produit collectif de la nation ne soit d’une année à l’autre sensiblement le même, c’est-à-dire, égal à peu près aux besoins de la consommation générale qui, en somme et pour une population donnée, varie aussi peu que la quantité de chaleur et d’humidité de l’atmosphère.

Supposons donc que le produit brut de la France donne en moyenne pour chaque famille, composée de quatre personnes, une valeur de 1,000 fr. C’est un peu plus que le chiffre de M. Michel Chevalier, qui n’a trouvé que 63 cent. par jour et par tête, soit 919 fr. 80 cent. par ménage. L’impôt étant de plus d’un milliard, soit environ le 1/8 du produit total (il a été prévu pour 1862 à près de deux milliards, soit 1/4 du même produit), chaque famille obtenant sur la totalité du produit national une part de 1,000 fr., serait imposée, de par la loi de proportionnalité, de 125 fr.

Les fortunes étant inégales, les citoyens seraient donc taxés au prorata de leur revenu : un revenu de 2,000 fr. payerait 250 fr., un revenu de 3,000 fr. 375 fr., un revenu de 4,000 fr. 500 fr., etc. La proportion est irréprochable : le fisc est sûr de par l’arithmétique de ne rien perdre.

Mais, du côté des contribuables, l’affaire change totalement d’aspect. L’impôt, qui, dans la pensée du législateur, devrait se proportionner à la fortune, va se retourner contre la pauvreté, en sorte que plus le citoyen sera maltraité par la fortune, plus il devra payer au gouvernement.

D’après les données précédentes, le revenu brut moyen, par toute la France, étant, pour chaque famille de quatre personnes, de 1,000 fr., le prélèvement de l’impôt fixé à 1/8, soit 125 fr., il reste à la famille pour subsister une somme de 875 fr. La somme de 875 fr., toute défalcation faite de l’impôt, peut donc être considérée comme l’expression de la consommation moyenne et normale, soit du bien-être moyen de chaque famille. Il en résulte que toute famille qui possède un revenu brut de 1,000 fr. peut se considérer, au regard de l’impôt, vis-à-vis de la société et d’elle-même, comme étant en équilibre. Par la même raison, toute famille dont le revenu dépassera 1,000 fr. sera en bénéfice ; toute famille, au contraire, dont le revenu sera inférieur à 1, 000 fr. sera en perte. Cela posé, voici comment se liquident les profits et les pertes, dans l’hypothèse de la proportionnalité.

Première série. — Fortune dont le revenu dépasse 1,000 fr.

Revenu par famille : 6000 5000 4000 3000 2000 1000
Impôt à payer : 750 625 500 375 250 125
------ ------ ------ ------ ------ ------
Reste à la famille :   5220   4375 3500   2625   1750   875
Consommation moyenne : 875 875 875 875 875 875
------ ------ ------ ------ ------ ------
Bénéfice sur l’impôt : 4375 3500 2625 1750 875 000

Dans cette série, la progression (arithmétique) de l’impôt correspond à la progression (également arithmétique) des facultés contributives. Le reste formant bénéfice suit encore la même loi ; arrivé au dernier degré de l’échelle, on trouve zéro.

S’il était possible que l’action de l’impôt s’arrêtât là, peut-être n’eût-on jamais songé à réclamer. Mais le fisc est impitoyable ; d’ailleurs la justice se trouve ici d’accord avec le fisc, tout le monde sans exception doit être soumis à l’impôt. Sous l’ancien droit, l’impôt était le signe de la servitude : aujourd’hui il est le signe de la liberté et de la souveraineté. La taxation ne s’arrêtant pas à la limite extrême de 1,000fr. de revenu, voici donc ce qui arrive.


Deuxième série. — Fortunes dont le revenu est au-dessous de 1,000 fr. :

Revenu par famille :   900.00 850.00 800.00   750.00
Impôt :   112.50   106.25   100.00   93.75
----------- ----------- ----------- -----------
Reste :   787.50   743.75   700.00   656.25
Consommation moyenne :   875.00   875.00   875.00   875.00
----------- ----------- ----------- -----------
Déficit :   87.50   131.25   175.00   218.75

Dans cette série, l’impôt, qui tout à l’heure frappait le superflu, frappe maintenant le nécessaire ; la proportionnalité, au lieu d’être établie sur des facultés positives, est établie sur des facultés négatives. En sorte que le citoyen qui devrait contribuer de son abondance aux charges de l’État semble ici puni, par une spoliation fiscale, de sa pauvreté.

Ce résultat, déjà si choquant, n’est cependant pas le dernier mot du système. L’impôt n’est pas seulement proportionnel à la misère, il est ce qu’on appelle progressif dans le sens de la misère. Cette vérité est la plus terrible qu’on ait soulevée contre le régime fiscal.

Si l’impôt était établi exclusivement sur la terre ou sur le capital, que chaque famille eût son héritage et en tirât directement son revenu, les choses se passeraient comme on vient de le voir. L’impôt, frappant indirectement sur tout le monde, serait proportionnel, pour les uns au bien-être, pour les autres à l’indigence.

Mais rappelons-nous que l’impôt n’est pas établi seulement sur la terre, sur les maisons et les machines ; il est établi encore sur les personnes, c’est l’impôt de capitation ; sur le mobilier, sur les consommations. La plus forte partie du revenu de l’État provient de ces différentes sources. Or, comme les impôts qui produisent le plus sont ceux établis sur les objets de première nécessité, sels, boissons, combustibles, tabacs, la conséquence est que tous ces impôts réunis forment une capitation générale, égale pour tous, sans distinction de fortune. Sur la somme de 125 fr., que nous supposions tout à l’heure former la moyenne de contribution par famille (cette moyenne dépasse aujourd’hui 200 fr.), on peut compter hardiment que les 4/5, soit 100 fr., constituent une capitation invariable. La conséquence est facile à saisir. Abstraction faite des autres natures d’impôt, dont nous avons expliqué plus haut le mécanisme, chaque famille se trouve taxée de la manière suivante :

Pour un revenu de 1,000 fr. — 100 = 1/10.
» 900 » — 100 = 1/9.
» 800 » — 100 = 1/8.
» 700 » — 100 = 1/7.

Il y a des familles dont le revenu ne dépasse pas 600 fr. ; elles payent au fisc 1/6, soit 16.25 pour 100. — D’autres familles jouissent de 25,000 francs, de 50,000 francs de rente. Elles payent, d’après cette proportion décroissante, 1/250e, 1/500e de leur revenu.

C’est l’impôt progressif, c’est-à-dire progressant en raison géométrique dans le sens de la misère.

Voici qui met le comble à la déraison fiscale. On a beau distinguer la contribution en directe et en indirecte ; taxer la terre et le capital, voire même le revenu. En dernière analyse, l’impôt est acquitté par la masse.

La contribution des patentes, dit M. Passy, n’est qu’une avance faite par l’industriel à l’État, et dont il se recouvre à la vente de ses produits. Même observation pour les taxes de consommation : le détaillant qui paye à l’octroi ou à l’administration des droits réunis une somme au moment de l’emmagasinage des marchandises fait entrer son débours dans le prix de la denrée, et se rembourse sur le consommateur à chaque vente qu’il fait. Quelquefois les choses se passent plus ouvertement encore : c’est ainsi que le gouvernement français ayant porté au double décime la taxe sur les transports à grande vitesse des chemins de fer, lors de l’expédition de Crimée, les compagnies haussèrent immédiatement d’autant leurs tarifs. Le propriétaire de maison en use de même avec ses locataires : quand le fisc augmente sa contribution d’un dixième, il augmente ses loyers d’une fraction proportionnelle.

Telle est la pratique universelle, et pour toute espèce de contribution. L’exploiteur rural fait entrer dans le prix de son blé, de son bétail, de ses fourrages, l’impôt foncier que lui demande l’État ; le fabricant, le banquier, le négociant comptent, dans la détermination de leurs prix courants et de leurs escomptes, la patente et les timbres ; le boutiquier, l’employé, l’ouvrier lui-même, supputent dans la rémunération qu’ils exigent de leurs services leur contribution locative, et ainsi des autres.

Le mouvement des valeurs, la circulation des produits mettant toutes choses de niveau, il arrive, tout le monde l’a compris plus ou moins, que l’impôt prétendu proportionnel se trouve reporté tout entier, indirectement, sur la consommation, en sorte que ceux qu’on avait voulu dégrever sont précisément les plus chargés. De toutes les espèces d’impôts que nous avons passées en revue, la taxe sur la transmission d’immeubles est la seule qui ne retombe pas sur le consommateur ; encore avons-nous fait remarquer, avec M. Passy, que dans les mutations à titre onéreux l’impôt se déduit au moment de la transaction.

L’impôt se réduisant donc en définitive à une taxe de consommation, il en résulte qu’il est payé, à peu de chose près, par tous les citoyens riches et pauvres, ex æquo. Quels sont, en effets, les gros produits, tant au point de vue de la consommation générale qu’à celui du rendement fiscal ? Ce sont les céréales, les étoffes, le linge, les habitations, la houille, les fers, les substances alimentaires, les savons, les denrées coloniales. Chacun est obligé d’en user, et n’en peut prendre, comme du sel, que dans une certaine mesure. Si bien que, malgré les efforts des théoriciens et la probité des agents du fisc, les différentes sortes d’impôts aboutissent à une capitation égalitaire, précisément l’iniquité qu’on voulait sur toute chose éviter.


Phénomène de la contradiction dans l’impôt.


Aurais-je voulu répondre par une mystification pédantesque au loyal appel des honorables conseillers d’État du canton de Vaud ? A Dieu ne plaise ! Leur généreuse initiative est chose trop rare, au milieu d’une société tout occupée d’intérêts égoïstes, pour qu’on la traite à la légère.

Ce n’est point une thèse qui me soit particulière que je viens d’exposer, c’est la force des choses qui crie sous ma plume, et depuis quinze ans, à l’impossibilité, à la contradiction.

Mais que mes juges ne s’effraient pas : cette contradiction même est un des éléments de la vérité, une des conditions de l’ordre. C’est grâce à elle que j’essayerai à mon tour d’indiquer les véritables règles de la constitution de l’impôt, chose qu’il m’était interdit d’entreprendre avant d’avoir établi, par le détail, ce qu’est l’impôt dans sa pratique actuelle, ce qu’il a été dans son origine, ce que le droit moderne veut qu’il devienne, et comment il se fait, en dépit d’une révolution immense, de l’effort des législateurs, des praticiens et des savants, qu’il se trouve précisément à rebours de ce qu’il doit être, dirigé contre le pauvre au lieu de l’être contre le riche.

Phénomène étrange, incompréhensible au premier coup d’œil, de voir en tout état les citoyens contribuer aux charges publiques en raison directe de leur pauvreté et inverse de leur fortune, tandis que le bon sens, la volonté du peuple et du prince, le vœu des agents fiscaux, le désir même, oui, le désir des propriétaires, des capitalistes, de tous les apanagés de la richesse, est que chaque citoyen paye en raison directe de sa fortune et inverse de sa pauvreté.

Ce phénomène, les premiers économistes l’avaient confusément aperçu ; mais ils ne l’avaient point décrit avec précision, bien moins encore l’avaient-ils analysé dans ses causes et dans sa portée. « L’impôt proportionnel, » dit J.-B. Say, « n’est pas équitable. »

Pourquoi ? comment ?… Voilà ce que J.-B. Say n’eût su expliquer. Adam Smith avait dit avant lui : « Il n’est point déraisonnable que le riche contribue aux dépenses publiques, non-seulement à proportion de son revenu, mais pour quelque chose de plus. » On voit sur quelle pente sont entraînés les économistes, sollicités par le besoin de justice et par l’impuissance où ils se voient d’y satisfaire à l’aide de la proportionnalité. J.-B. Say franchit le pas ; il dit : « L’impôt ne peut jamais être levé sur le nécessaire… » Et qu’est que le nécessaire, savant homme ? En quoi le distinguez-vous du superflu ? Qu’appelez-vous luxe, et qu’appelez-vous frugalité ? Nous avons montré à propos de l’impôt somptuaire que, selon les temps, tout peut être dit nécessaire ou somptueux, à tour de rôle. Une maison de briques est un luxe dans un pays où il n’y a que des huttes de boue ; un toit en tuiles est un luxe au milieu de cinq cents toits de chaume, et restera luxe jusqu’au jour où la police, par motif de sécurité publique, proscrira le chaume et rendra la tuile obligatoire. N’est-il pas clair que l’économiste parle ici de l’abondance de sa philanthropie plutôt que de sa science ?

Enfin le gros mot est lâché : « J’irai plus loin, » ajoute Say, « et je ne craindrai pas de dire que l’impôt progressif est le seul équitable. » Et M. Joseph Garnier, dernier abréviateur des économistes, commente ainsi la parole du maître : « Les réformes doivent tendre à rétablir une égalité progressionnelle, si je puis ainsi dire, bien plus juste, bien plus équitable que la prétendue égalité de l’impôt, laquelle n’est qu’une monstrueuse inégalité. »

Au chapitre suivant, nous examinerons la valeur de ce fameux médicament, l’impôt progressif. Qu’il me soit permis de constater dès à présent combien messieurs les économistes de l’école officielle, qui depuis trente ans assourdissent le monde de leurs clameurs contre les socialistes, les utopistes, les réformateurs, les révolutionnaires, accusés par eux d’ignorer les éléments de la science, de vouloir mettre l’humanité sur un lit de Procuste et de faire violence à la nature : combien, dis-je, ces prétendus conservateurs de la tradition et de la vérité se gênent peu, à l’occasion, pour introduire leur arbitraire là où leur raison scientifique n’a pu pénétrer la raison des choses. On sait de quelle manière ils proposent de réagir contre l’excès de population. Les voici maintenant qui, confondus par la proportionnalité de l’impôt, déclarée d’abord une vérité, parlent d’y substituer une progression géométrique. Quand donc sera-t-il fait justice de cette secte, qui, sous prétexte de combattre le préjugé et de vulgariser les saines doctrines, agite la société et scandalise la pudeur des nations par ses absurdes et immorales théories (P) ?

Pour nous, qui dans le cours des choses devons chercher simplement à saisir la loi des choses, sans nous effrayer des oppositions qui y éclatent à chaque pas, nous dirons en nous résumant :

La pensée du législateur moderne, et la volonté du fisc qui en est l’expression, est très-positivement de répartir les charges publiques proportionnellement aux facultés des citoyens. Cette pensée est juste en elle-même, juste dans son énoncé et juste dans son objet. En principe, la proportionnalité de l’impôt est une vérité de raison, aussi bien qu’une vérité de droit. Il n’y a point à la réfuter.

Mais trois faits, étrangers au fisc, dominent dans l’application cette règle de proportionnalité, et la convertissent à l’égard des citoyens pauvres, et en raison directe de leur pauvreté, en une véritable razzia. Ces faits sont :

1o Que l’impôt, quel que soit le mode de son assiette et de sa répartition, se prélève en définitive et nécessairement sur le produit de la société, en autres termes, se réduit à une taxe de consommation ;

2o Que les fortunes sont inégales ;

3o Que dans le mouvement circulatoire tous les producteurs sans exception devant, selon les principes de la comptabilité, faire rentrer, autant qu’il est en eux, leurs cotes contributives dans leurs prix de revient, l’impôt, attribué par le fisc à chaque particulier d’après ses facultés apparentes, se trouve rejeté sur la masse.

La conséquence de ces trois faits combinés est que l’impôt, direct et indirect, proportionnel dans la forme, se résout fatalement en une capitation générale, laquelle, n’ayant ni ne pouvant avoir égard aux différences de la fortune, constitue un véritable impôt progressif dans le sens de la misère.

Quelques impôts forment exception, jusqu’à certain point, à cette règle. Ainsi l’impôt foncier reste une charge pour la propriété : seulement le propriétaire qui en tient compte dans son acquisition le défalque, une fois pour toutes, du montant de ses fermages, de sorte que ce même propriétaire, que le fisc semble taxer en raison de sa propriété, en réalité ne paye pas d’impôt. Ainsi encore les droits d’enregistrement ne rentrent pas dans la masse ; mais ici encore le même jeu se renouvelle : les droits sont déduits par l’acquéreur du prix d’achat, la propriété dépréciée de la totalité de leur montant, en sorte que, par un nouveau renversement, c’est celui qui abandonne la propriété qui paye à l’État la bienvenue de son remplaçant (Q).

Quant aux patentes, licences, contributions locatives, droits d’octroi, de régie, etc., dont tout négociant et industriel est tenu de faire l’avance à l’État, il arrive fréquemment que le titulaire, emprunteur sur hypothèque ou en compte courant, pressé par la concurrence du capitaliste qui roule sur ses propres fonds, est obligé d’y mettre du sien et de se saigner pour conserver sa clientèle. Il rentre alors dans la catégorie des consommateurs salariés sur qui l’impôt pèse de tout son poids, ce qui ne fait que confirmer la règle.

En deux mots, l’impôt, dans les conditions de la société actuelle, n’est ni ne peut être juste, pas plus que le prix des marchandises ou la répartition des services et des capitaux.

C’est ce que le réformateur fiscal, devenu par la nécessité même de sa mission réformateur social, ne devra jamais perdre de vue, à peine de produire dans l’économie de la société et dans le système de l’État d’immenses perturbations, plus redoutables que toutes les inégalités qu’il voudrait réparer.



CHAPITRE IV


PROJETS DE RÉFORME


La lourdeur et l’iniquité de l’impôt ont de tout temps fait crier les populations. De tout temps aussi les projets ont pullulé, tant au point de vue de l’allégement qu’à celui d’une plus juste répartition. C’est de ces projets que nous avons à nous occuper maintenant. Notre étude sera complète, et nous pourrons formuler des conclusions motivées, quand nous aurons examiné avec une même attention les institutions existantes et les institutions proposées, appelons les choses par leur nom, la routine et l’utopie. Nous connaissons la première, voyons la seconde.

Je ramène tous les projets de réforme à quatre principaux :

L’impôt progressif ;
L’impôt sur le capital ;
L’impôt sur le revenu ;
L’impôt sur la rente foncière.


§ 1er. — DE L’IMPÔT PROGRESSIF.


Une des choses qui ressortent le plus clairement de notre critique, c’est que toutes les différentes sortes d’impôts, quels que soient leur assiette, leur nature, leur mode de répartition et de perception, leur dénomination, se résolvant en fin de compte en une taxe uniforme de consommation, l’unité de l’impôt est pour ainsi dire dans la logique des choses. Les inconvénients de la multiplicité sautent aux yeux : elle a pour résultat de grever inégalement les produits, de tirer d’un même sac plusieurs moutures, de frapper deux fois, en certains cas, le contribuable, comme dans l’impôt sur les successions ; de dissimuler au public l’exorbitance des droits perçus, ou, selon l’expression d’un ancien chroniqueur, de plumer la poule sans trop la faire crier. Cette dissimulation, incompatible avec la dignité d’un état démocratique, doit disparaître, et les publicistes qui dans ce but ont fait appel à l’unité de l’impôt, tout en s’écartant selon moi des voies pratiques de la vérité, n’ont fait que préjuger, à leur manière, la justice du temps.

Pour faire mieux ressortir l’argument des réformateurs unitaires, réduisons à sa forme la plus simple le système actuel de l’impôt.

Puisque les taxes de toutes sortes se trouvent reportées, quoi que fasse le législateur, sur le produit, et acquittées d’une façon à peu près égale par tous les chefs de famille, une capitation pure et simple ne serait ni plus ni moins onéreuse que les combinaisons en vogue ; elle aurait sur elles l’avantage d’une répartition facile et d’une perception peu coûteuse. L’impôt pourrait être immédiatement dégrevé de la plus grande part des frais que coûte sa perception, et dont le montant n’est pas moins, en France, de 160 millions, 10 pour 100. L’acquittement d’une semblable capitation, même divisée en douze payements, étant difficile aux familles pauvres, on pourrait l’exiger quotidiennement, en chargeant par exemple les boulangers de la recette…

Mais il est évident que jamais gouvernement ne consentira à dévoiler d’une façon aussi claire la quotité des charges dont il accable chacun de ses administrés, et l’iniquité d’une répartition qui assimile l’indigent au millionnaire. Une capitation de 50 fr. par tête, comme en France, soit 200 fr. pour une famille de quatre personnes, sans préjudice de la conscription, révolterait les consciences et les cœurs. La dissimulation d’une si atroce vérité, sous forme d’impôt foncier, mobilier, des patentes, des contributions indirectes, etc., apparaît ici comme une mesure de prudence, essentielle au maintien de l’ordre social et à la conservation du gouvernement.

L’impôt progressif se présente donc ici tout à la fois comme une réparation de l’injustice faite au pauvre et un moyen de réaliser cette unité précieuse, que nous retrouvons partout dans le monde politique comme un gage d’économie et d’ordre. Examinons-le sans parti pris, comme si nous n’étions en rien intéressés à la chose.

L’impôt progressif est né du mensonge reconnu de la proportionnalité. Puisque, se sont dit les progressistes, A. Smith, J.-B. Say, et les autres à leur suite, puisque l’impôt proportionnel se résout en un impôt progressif dirigé dans le sens de la misère, toute la question consiste à retourner la progression, et à faire que ce même impôt devienne progressif, au contraire, dans le sens de la fortune.

Du premier mot, il est facile de reconnaître que l’hypothèse des partisans de la progression, que la théorie de l’impôt progressif, par conséquent, repose sur une illusion. On concevrait en effet que l’on proposât de retourner la progression de l’impôt, si elle venait d’une erreur du fisc ou d’un fait de privilége, comme au temps où l’impôt était le tribut disciplinairement établi sur la classe serve au profit de la classe privilégiée, de telle sorte que plus l’individu était enfermé dans le servage plus il devait rendre, et plus au contraire il s’éloignait de la condition servile, plus le fisc devait s’écarter de lui.

Mais nous n’en sommes plus là, et ni le fisc ni le gouvernement ne peuvent être accusés de tyrannie ou de méprise. Les vrais coupables sont ailleurs ; ne craignons pas de les désigner par leurs noms, dussions-nous être accusés de blasphème. C’est d’abord la Société, qui, à tort ou à raison, je n’ai point à le rechercher ici, de son plein gré ou contrairement à sa volonté secrète, je ne préjuge pas plus l’un que l’autre, s’est établie sur le principe ou le fait, comme on voudra, de l’inégalité des fortunes ; — c’est en second lieu la Liberté, qui, par son initiative, par la division à l’infini des industries, par leur concurrence, par leurs transactions, crée cette mobilité excessive des valeurs et les rend toutes solidaires ; — c’est, enfin, la Nécessité économique, qui, par ses lois de comptabilité et d’échange ramène tous les frais généraux de la société, autrement dire toutes les taxes de l’État, à une forme unique, l’impôt sur la consommation, et le fait acquitter par la masse, ce qui en fait une capitation.

Si les fortunes étaient et pouvaient demeurer égales, il est clair que l’impôt, quand même il prendrait les formes les plus hétéroclites, étant toujours reporté par les producteurs dans les frais généraux de leurs produits, et payé par tout le monde, serait égal.

Si la liberté industrielle, au lieu d’engrener ses opérations, agissait en chaque famille séparément, à peu près comme dans une tribu de nomades où chaque famille faisant exactement les mêmes choses n’a pas à se concerter avec les autres, l’impôt serait encore égal, et dans le cas où les fortunes seraient de degrés différents, il resterait proportionnel.

Enfin si l’impôt était payé par chacun en nature de services ou de produits, on ne pourrait jamais dire, quelque inégalité qu’il y eût dans l’impôt, qu’en définitive il est acquitté par la masse, que par conséquent, il se réduit à une capitation. Il serait acquitté par chacun séparément au prorata de ses facultés.

Ce sont les conditions de la société, c’est la liberté, c’est le mouvement économique et sa loi, qui ont fait l’impôt tel que nous le voyons aujourd’hui : ce qui emporte cette conséquence que, pour corriger, redresser, rectifier l’impôt et le ramener à justice, il faut ou changer l’état économique de la société, ou enrayer la Liberté et faire que les lois économiques soient autres que ce qu’elles sont, ce qui revient à dire qu’il faut que 2 et 2 ne fassent plus 4, mais 3 ou 5, à volonté.

Quel parti prendre ? Quelle alternative choisir ? C’est ce que je me permettrai d’examiner quand nous voudrons conclure ; mais ce n’est pas du tout, il faut le dire, ce que se demandent les progressistes. Les partisans de l’impôt progressif ne paraissent pas même soupçonner à quoi tient cette iniquité de l’impôt qui à bon droit les scandalise ; sans regarder ni en avant ni en arrière, ils refont les taxes, répartissent l’impôt, réforment le fisc, comme s’il n’existait ni une tradition sociale qui les contredit, ni une Liberté qui se joue de leurs manœuvres, ni des lois qui président à la production, à la circulation et à la consommation de la richesse.

Venons au fait.

L’impôt progressif prétend taxer, soit les revenus, soit la fortune des particuliers, non plus suivant un quantum pour 100 uniforme, mais d’après une échelle mobile, croissant en raison des facultés. Il y a longtemps que pour ma part j’ai fait la critique de ce système : qu’on me permette de rappeler ici quelques-unes des considérations qui, dès 1845, me le faisaient rejeter.

« Soit que l’impôt doive être établi sur le capital, soit qu’il frappe le produit, il arrivera toujours que le montant de l’impôt sera compté dans les frais de production, et alors de deux choses l’une : ou le produit, malgré l’augmentation de la valeur vénale, sera acheté par le consommateur, et par conséquent le producteur sera déchargé de la taxe, ou bien ledit produit sera trouvé trop cher, le public n’en voudra pas, et le propriétaire sera forcé de renoncer à la production. C’est ainsi qu’un droit de mutation trop élevé arrête la circulation des immeubles et rend les fonds moins productifs, en s’opposant à ce qu’ils changent de main. Annuler la propriété dans les mains du propriétaire, tel serait le but de l’impôt progressif : il y aurait plus de franchise à reprendre la propriété. Mais comment un gouvernement de liberté oserait-il avouer qu’au delà de telle somme il est défendu de posséder, d’acquérir ou de réaliser des bénéfices ; qu’entre la propriété et l’impôt il y a contradiction ?

« D’ailleurs, la supposition d’un impôt progressif ayant pour base soit le capital, soit le produit, est parfaitement absurde. Comment concevoir que le même numéro de coton filé soit frappé d’un impôt de 2 pour 100, ad valorem, chez un manufacturier dont la mécanique serait de 50,000 broches, et de 4 pour 100 chez un autre dont la manufacture en aurait 100,000 ? Comment le gros capitaliste payerait-il au fisc 1, 2, 3 pour 100 sur ses capitaux, tandis que le petit capitaliste serait taxé à 1/2 pour 100 ? Comment concilier avec ce système de taxes la loi qui défend l’usure ? Le montant de la taxe serait-il compté en dedans ou en dehors de l’intérêt ? Comment, plus un pays aurait besoin de capitaux, plus le fisc, par sa taxation progressive, les rendrait-il inabordables ?

« Reste pour la progressivité une dernière ressource, c’est de la faire porter sur le revenu net, de quelque manière qu’il soit formé. Par exemple, un revenu de 1,000 fr. payerait 10 pour 100 ; un revenu de 2,000 fr., 11 pour 100 ; un revenu de 3,000 fr., 12 pour 100 ; un revenu de 4,000 fr., 13 pour 100. Laissons de côté les mille difficultés et vexations du recensement, source d’innombrables passe-droits ; supposons l’opération aussi facile qu’on le voudra. Eh bien ! voilà précisément le système que j’accuse tout à la fois d’hypocrisie, de contradiction et d’injustice.

« Je dis d’abord que ce système est une pure hypocrisie, une lâche et honteuse transaction, parce qu’à moins d’enlever au riche la portion entière de revenu qui dépasse la moyenne proportionnelle, déduction faite de la moyenne de l’impôt, la progression ne changera pas de direction ; elle ne se retournera pas contre le riche, elle se réduira à un léger adoucissement en faveur du pauvre. Je m’explique.

« Supposons, comme nous l’avons fait précédemment, la moyenne annuelle du produit pour toute la France à 1,000 fr, par chaque famille de quatre personnes. La population étant de 36 millions d’âmes, le produit national de 9 milliards, l’impôt seulement du huitième, ce serait pour chaque famille moyenne jouissant d’un revenu moyen de 1,000 fr., une cote moyenne à payer de 125 fr.

« Il s’agit sur cette donnée d’établir une progression.

« Or, remarquez ceci : l’intention des progressistes n’est pas, elle n’a jamais été de frapper la classe aisée de manière à lui faire perdre l’avantage de la fortune, mais seulement, comme le dit avec une extrême discrétion Adam Smith, de lui faire rendre quelque chose de plus que ce qu’exigerait la loi de la proportionnalité, et d’alléger d’autant le fardeau du peuple. »

Ainsi, dans l’hypothèse que nous venons de faire, d’une population de 36 millions d’habitants, d’une production collective de 9 milliards, d’un impôt du huitième de la production ; la cote moyenne normale, pour un revenu moyen de 1,000 fr., étant de 125 fr., soit 12.55 pour 100, le contribuable dont le revenu serait de 10,000 payerait 13.5 pour 100 ; à 20,000 fr., 14.5 ; à 30,000 fr., 15.5 ; à 40,000 fr., 16.5 ; à 50,000 fr., 17.5 pour 100, etc. La proportion à payer au fisc s’élevant de 1 pour 100 par chaque 10,000 fr. de revenu, le millionnaire jouissant de 100,000 fr. de revenu, et qui, d’après la loi de proportionnalité, ne devrait que 12,500 fr. de contribution, en vertu de la progression payerait 22,500 fr.

En suivant ce raisonnement, le citoyen chef de famille dont le revenu serait inférieur à 1,000 fr. devrait être taxé à raison de moins de 12.5 pour 100 ; mais ici l’influence de la progression devient presque insensible, puisque, si pour 1,000 fr. de revenu il est dû 12.5 pour 100 à l’impôt, et pour 10, 000 fr. 13.5, la progression s’élevant ou s’abaissant de 1 pour 100 pour chaque 10,000 fr. de revenu, il devra être payé pour un revenu de 900 fr., 12.04 ; pour un revenu de 800 fr., 12.03 ; pour un revenu de 700 fr., 12.02, la progression s’élevant ou s’abaissant d’un centième pour 100 par chaque 100 fr. de revenu.

Quel serait maintenant le résultat de cette combinaison ?

Pour le millionnaire jouissant de 100,000 fr. de revenu, d’être surtaxé de 10,000 fr., ce qui ne ferait pas grand tort à son luxe, puisqu’il lui resterait net 77,500 fr.

Pour le pauvre jouissant de 900 fr. de revenu, à qui l’impôt proportionnel impose une taxe de 112 fr. 50 c. par an, la progression lui procurerait une diminution de 9 cent. ; pour 800 fr. de revenu, 16 cent. ; pour 700 fr., 21 cent. En sorte que le déficit du premier, au lieu d’être de 87 fr. 50, ne serait plus que de 87 fr. 41 ; le déficit du second, qui est de 175 fr., ne serait plus que de 174 fr. 84 ; le déficit du troisième, que nous avons trouvé de 262 fr. 50, ne serait plus que de 262 fr. 29.

Une fraise, comme dit le peuple, jetée à la gueule du loup ! Vaut-il la peine de bouleverser les lois, les idées, les principes, de créer des catégories pour un si minime, un si misérable résultat ?

N’est-il pas évident que l’impôt, bien qu’il aille de plus en plus vite pour le riche, de plus en plus lentement pour le pauvre, tourne néanmoins toujours dans le même sens, toujours à rebours de l’égalité et conséquemment de la justice ? Rien n’est changé dans l’esprit de la législation fiscale : C’est toujours, comme dit le proverbe, au pauvre que va la besace, toujours le riche qui est l’objet de la sollicitude du pouvoir. Et voilà pourquoi l’impôt dit progressif, capable tout au plus d’alimenter le bavardage des philanthropes et de faire hurler la démagogie, manque également de sincérité et de valeur scientifique.

On me dira sans doute que, dans l’exemple que je viens de présenter, la progression est trop faible, que rien ne serait plus aisé que de la rendre plus rapide, et partant plus efficace.

Sans doute rien ne serait plus facile ; mais la question n’est pas de savoir comment, à l’aide d’une échelle de progression, on aura le plus tôt fait de ruiner les riches en ne demandant rien aux pauvres ; elle consiste, dans le régime actuel, à trouver un système d’impôts qui, s’adressant de préférence à la richesse, respectant la médiocrité, à plus forte raison l’indigence, laisse subsister néanmoins les rapports sociaux, qui sont, comme nous l’avons dit, des rapports d’inégalité.

Or c’est justement en cela que consiste l’illusion.

Que répondrait le droit, en effet, que répondrait l’arithmétique, si, dans cette question de l’impôt progressif, l’on devait prendre au sérieux la pensée qui l’a inspiré ?

Leur réponse, on va l’entendre.

Étant donnée une population de 36 millions d’âmes, divisée en 9 millions de familles composées chacune de quatre personnes, le produit moyen par famille étant par hypothèse 1,000 fr., dont 125 pour l’impôt, il s’ensuit :

Qu’il est dû à l’État 125 fr. d’impôt pour chaque 1,000 fr. de revenu ;

Que là où le revenu n’atteint pas 1,000 fr. l’impôt n’est dû qu’à la concurrence du revenu moyen défalqué de l’impôt, lequel revenu est par famille de 875 fr. ;

Qu’à 875 fr. de revenu et au-dessous il ne peut être rien réclamé par le fisc ;

Que loin de là il y aurait lieu pour l’État de parfaire, en faveur des familles pauvres, la somme de 875 fr., s’il était prouvé que le déficit ne provient pas de leur faute : c’est d’après ce principe qu’a été établie dans certains pays une taxe des pauvres ;

Qu’en conséquence l’impôt ne devant plus s’adresser qu’aux riches, c’est-à-dire à ceux dont le revenu moyen par famille excède 1000 fr., et cet impôt, voté par les représentants de la nation, étant de 125 fr. par famille, la progression doit être calculée de manière à ne leur laisser à tous, quelle que soit leur fortune, qu’un revenu de 875 fr.

Voilà où conduit le principe de l’impôt progressif, appliqué avec sincérité et bonne foi. C’est la désorganisation de la société par l’impôt, la plus brutale qui se puisse imaginer, et sans le moindre élément, sans la plus petite étincelle de réorganisation. Est-ce là ce qu’on demande ? Évidemment non. Personne parmi ceux qui proposent l’impôt progressif ne songe à opérer un semblable nivellement, personne n’aurait le courage de faire mal aux propriétaires. Dans une brochure sur les Impôts dans le canton de Vaud, signée Jacques Philippon, 1860, je lis qu’il a été question d’établir un système de progression, d’après lequel le taux de l’impôt étant de 1 pour mille à mille fr., serait de 2 pour mille à un million, et de 3 pour mille à un milliard. La progression frapperait à la fois le capital, le revenu mobilier et les héritages, et cela sans préjudice, bien entendu, des autres sortes d’impôts. Il en résulterait qu’un millionnaire devrait au fisc, en sus de la cote ordinaire établie sur le principe de la proportionnalité :

2 pour 100 sur son capital, soit pour un million. 2,000 fr.
2 pour 100 sur son revenu mobilier, soit pour
un revenu de 25,000 fr. en rentes publiques ou placements sur hypothèque
500
pour ses héritages, s’il venait à hériter d’un autre million 2,000
--------
______________________ Total. 4,500 fr.

C’est une satisfaction sans doute à la démocratie, dont les votes, en Suisse comme dans plusieurs autres pays, sont la loi de l’État, que ces 4,500 fr. arrachés à un personnage deux fois et demie millionnaire. Mais est-il clair, d’après cet exemple, qu’on ne veut réellement pas faire mal à la richesse, et que ceux qui parlent de l’impôt progressif ne s’en servent que comme d’un joujou fiscal ? On parlait d’équité, de justice, de morale, et nous aboutissons à une aumône. Avais-je tort de m’écrier : Hypocrisie ?

Le système de l’impôt progressif n’est pas seulement hypocrite, il est contradictoire.

Donner et retenir ne vaut, disent les jurisconsultes. Pourquoi, au lieu de ces répétitions progressives, je suppose qu’on applique le système pour tout de bon, ne pas décréter tout de suite la loi agraire ? Pourquoi mettre dans la constitution que « les droits de l’homme et du citoyen sont la liberté, la sûreté, la propriété ; qu’en conséquence, chacun jouit de ses revenus, dispose librement du fruit de son travail et de son industrie, » lorsque, par le fait de l’impôt, ou par sa tendance, cette permission n’est accordée que jusqu’à concurrence d’un revenu de 875 fr. pour quatre personnes ? Le législateur, en nous confirmant dans nos possessions, en établissant la liberté du commerce et de l’industrie, a voulu favoriser la production, entretenir le feu sacré du travail. La constitution sociale est-elle changée ? Qu’on le dise ! On ne peut pas, après nous avoir déclarés libres, après nous avoir invités à travailler, nous garantissant la propriété et la disposition de notre produit, nous imposer des conditions de vente, de louage et d’échange qui annulent notre initiative, et se résolvent en une confiscation des fruits de notre industrie et de nos héritages.

« Un homme possède, en inscriptions sur l’État, 50,000 liv. de rente. L’impôt, à l’aide d’une progression énergique, lui enlève 50 pour 100, soit 25,000 fr. À ce compte, il lui serait plus avantageux de retirer son capital, un million, et de manger le fonds à la place du revenu. Donc, il demande le remboursement. Mais l’État ne peut être tenu de rembourser ; s’il consentait le rachat, ce serait en raison du revenu net. En sorte qu’une inscription de rente de 50,000 fr. n’en vaudra plus que 25,000, à moins que le rentier ne la divise en 50 lots, auquel cas il en retirera le double. De même une terre produisant 30,000 fr. de fermages, si l’impôt s’attribue le tiers du revenu, perd ipso facto le tiers de sa valeur. Mais que le propriétaire divise ce domaine en mille lots et le mette aux enchères, la terreur du fisc n’arrêtant plus les acquéreurs, il pourra sauver l’intégrité de sa fortune. Si bien qu’avec l’impôt progressif, les immeubles ne suivent plus la loi de l’offre et de la demande, ne s’estiment pas d’après leur valeur réelle, mais en raison inverse de leur étendue. La conséquence sera que les grands capitaux seront dépréciés et la médiocrité de fortune dotée d’un privilége ; les grands propriétaires réaliseront à la hâte, parce qu’il vaudra mieux pour eux manger leurs fonds que d’en faire cadeau au fisc ; les grands capitalistes émigreront, ou bien se dissimuleront, feront de petits prêts et de grosses usures ; toute grande entreprise sera interdite, toute fortune apparente poursuivie, tout capital dépassant le chiffre marqué par la progression proscrit. La richesse refoulée se recueillera et ne sortira plus qu’en contrebande, et le travail, comme un homme attaché à un cadavre, embrassera la misère dans un accouplement sans fin. »

L’impôt progressif, je raisonne toujours dans l’hypothèse d’une application sérieuse, efficace de la progression, serait pour la société un suicide. En cela surtout consiste son iniquité. Un industriel découvre un procédé au moyen duquel, économisant 25 pour 100 sur les frais ordinaires de production dans sa partie, il parvient à se faire 25,000 fr. par an de bénéfice. Nous touchons ici à la question vitale de notre époque, le progrès industriel, et la garantie à l’inventeur de la propriété et du bénéfice de son invention. Le fisc, en vertu de la loi de progressivité de l’impôt, demandera à cet inventeur 10,000 fr. L’entrepreneur sera donc obligé de relever ses prix, puisque son procédé, au lieu d’une économie de 25 pour 100, n’en procure réellement qu’une de 15. N’est-ce pas comme si le fisc empêchait le bon marché ? Ou bien le même entrepreneur, pressé par la concurrence, supportera la différence : n’est-ce pas alors comme si le bénéfice de l’invention était détruit ? (R)

« Ainsi l’impôt progressif se résout, quoi qu’on fasse, en une défense de produire, en une confiscation, à moins que ce ne soit, pour le peuple, en une mystification. Ce serait l’arbitraire, sans limite et sans frein, donné au Pouvoir sur tout ce que le Droit moderne a affranchi des atteintes du pouvoir, — la liberté, le travail, l’industrie, l’invention, l’échange, la propriété, le crédit, l’épargne, si ce n’était la plus folle et la plus indigne des jongleries. » (Systèmes des contradictions économiques, chap. vii.)

Passons à un autre.


§ 2. — DE L’IMPÔT SUR LE CAPITAL.


Dégoûtés de la progression autant que de la multiplicité, quelques-uns ont proposé, par manière d’amendement, l’impôt unique, mais proportionnel, sur le capital. Première retraite devant l’utopie. Par la publicité que M. Émile de Girardin a donnée à ce système, par la notoriété et l’ardeur de sa polémique, on peut dire presque qu’il a fait l’idée sienne. De grands éloges lui ont été décernés : je l’ai loué moi-même, en autres lieux et dans d’autres temps. Aujourd’hui, je me prononce définitivement contre son idée : MM. les juges du concours apprécieront mes motifs.

« L’impôt sur le capital, dit M. de Girardin, c’est l’impôt sur le net, — (non pas sur le revenu net, entendons-nous, mais sur le capital net, c’est-à-dire réellement possédé par le titulaire, déduction faite du passif et de l’hypothèque) ; — c’est l’impôt sur l’excédant du salaire, après déduction du nécessaire ; c’est l’impôt sur la chose, à l’exclusion de tout impôt sur la personne ; c’est l’impôt proportionnel à la valeur, l’impôt ad valorem, à l’exclusion de tout impôt spécial et multiple ; c’est l’impôt indirect, non sur la consommation et le salaire, mais sur la rente et l’hypothèque ; c’est l’impôt unique au lieu de l’impôt inique ; c’est enfin l’impôt ayant acquis la précision et la justesse de la balance ! »

L’annonce est séduisante : les mots de salaire affranchi ne pouvaient manquer de concilier à l’auteur, et tout d’abord, une certaine popularité. La mise en œuvre répond au programme : « La quotité du capital de chaque citoyen est attestée par sa propre déclaration. Si le fisc suspecte la sincérité de la déclaration, il peut user du droit de préemption, c’est-à-dire s’emparer de la propriété en remboursant le propriétaire de la somme par lui formulée comme expression sincère de sa fortune. »

On peut, à l’occasion, goûter ce moyen révolutionnaire. Mais il s’agit de doctrine, de vérité scientifique, supérieure à toutes les agitations et accidents du monde politique, et je l’avoue, je n’aime pas, en général, cette mainmise de l’État sur les valeurs que leur nature assigne à la possession privée. Je crois découvrir là une tendance au communisme gouvernemental, et je le déclare plus haut que jamais, je préfère, dussé-je n’en posséder jamais un atome, la propriété aux mains des citoyens qu’à celles de l’État. En cela je reste fidèle aux principes fondamentaux, qui du reste ont toujours été les miens, aux principes de 89.

Cette réserve exprimée, je commence par reconnaître que le système de M. de Girardin peut revendiquer en sa faveur, dans une certaine mesure, l’autorité des précédents. « A Athènes, selon M. de Parieu, il existait un impôt, l’eisphora, assez semblable à celui dont M. de Girardin s’est fait le promoteur.

« La propriété, tant mobilière qu’immobilière, de chaque citoyen était évaluée en argent. Une portion de cette fortune, qui s’élevait au 5e seulement pour la catégorie la plus riche, et qui allait en décroissant suivant les diverses classes et dans des proportions qui nous sont restées inconnues, constituait le cens ou capital imposable. C’est sur cette valeur que l’impôt était assis dans une proportion simultanément uniforme, mais variable suivant les temps et les divers besoins de l’État. Il semble du reste qu’on en usa toujours comme d’une mesure extraordinaire, et environnée de quelques répugnances.

« Cet impôt offrait, dans les moyens de contrôle dont il était environné, quelques particularités empreintes d’une âpreté étrange pour nos mœurs modernes.

« Les particuliers faisaient eux-mêmes, pour l’établissement du cadastre, des déclarations soumises à vérification. Il paraît que, dans l’origine, la vanité portait plutôt les citoyens à enfler qu’à réduire ces renseignements sur leur fortune ; plus tard, au contraire, ils les réduisaient à l’envi. Pour combattre la fraude, on eut alors recours aux moyens suivants, dont on ne saurait nier l’énergie. Le contribuable inscrit dans une classe trop élevée relativement à celle dans laquelle un autre citoyen se trouvait rangé, fut investi du droit de rejeter sa taxe sur celui qu’il croyait plus capable de la supporter, ou de demander contre lui, au refus de cette substitution, l’échange de leurs biens respectifs, antidosis. Le citoyen contre lequel était dirigée une demande aussi grave, puisque l’échange embrassait même les actions civiles du patrimoine de chacun, avait le droit de la contester. La fortune des deux parties était soumise alors à une expertise comparée, apophansis, et si le résultat de cette opération tournait à l’avantage du réclamant, son adversaire n’échappait à l’échange forcé de ses propriétés qu’en assumant la taxe contestée.

« Il existait encore une autre garantie analogue contre les dissimulations relatives à l’impôt. Chacun avait le droit de dénoncer les biens retenus par un autre citoyen sous l’exemption de la taxe. La révélation, justifiée, transférait au dénonciateur, pour sa récompense, les trois quarts de la fortune qu’il avait fait connaître, sauf une partie correspondante d’impôt mise à sa charge ; mal fondée, elle entraînait contre lui mille drachmes d’amende. »

Dans le système de M. de Girardin, les citoyens ne sont pas appelés à cette dénonciation mutuelle, à cette chasse à la propriété les uns des autres. L’État exerce lui-même son droit de préemption ; le procédé est-il meilleur ? Naturellement, ce sont des fonctionnaires publics qui agissent au nom de l’État ; apporteront-ils à leur ministère toute la fermeté et l’impartialité requises ? N’y aura-t-il ni faveur ni passe-droit ? Combien ici la corruption est à craindre ! Et si, pour prévenir cette corruption, l’État assigne une récompense au dénonciateur ou à l’agent qui aura découvert la fraude, comme cela a lieu en matière de contrebande, voilà donc les citoyens devenus spoliateurs et dénonciateurs les uns des autres, voilà les agents du fisc transformés en corsaires du capital et de la propriété.

Rome aussi connut l’impôt sur le capital, d’après le même auteur.

« Nous rencontrons une institution analogue à l’eisphora dans les annales de la monarchie et de la république romaine. On avait exigé à Rome, sous les premiers rois, une contribution directe personnelle appelée tribut par tête. Cette imposition pesant d’une manière égale sur le riche et sur le pauvre était souvent écrasante pour ce dernier. Servius Tullius aperçut les inconvénients de ce système, en vigueur lors de son élévation, et il voulut y remédier. Pour arriver à cette fin, il créa l’institution du cens, en vertu de laquelle chaque citoyen fut assujéti à déclarer son nom, le nombre des individus composant sa famille, le nombre des esclaves et des animaux, la quantité d’or, d’argent et autres choses précieuses, ainsi que l’étendue du terrain qu’il possédait.

« Cette déclaration devait être accompagnée de l’évaluation des biens en argent. La bonne foi de la déclaration et de l’estimation était attestée par serment. Les renseignements recueillis étaient vérifiés à chaque lustre. Les citoyens qui ne se soumettaient pas au cens voyaient leurs biens confisqués ; ils étaient battus de verges et vendus à l’encan comme esclaves. Les fausses déclarations étaient punies de mort comme à Corinthe, où une pénalité pareille avait été établie relativement à des déclarations analogues, dans un système d’impôt auquel le comique Diphilus fait allusion, mais qui nous est resté inconnu. »

L’impôt sur le capital se rencontre aux États-Unis, en Allemagne, en Italie, dans quelques cantons suisses. Les déclarations sont contrôlées quant à leur exactitude, ici par des conseils municipaux, là par des prud’hommes spéciaux, ailleurs par la publicité des rôles et l’expertise que chacun peut faire d’après cette publication. Les déclarations frauduleuses sont punies de l’amende et quelquefois de la prison…

Mon Dieu ! qui nous trouvera un système d’impôt dans lequel le citoyen ne soit pas placé entre sa conscience et son intérêt ? Qui nous délivrera de cette atrocité fiscale, où le contribuable est attaqué par l’impôt le pistolet sur la gorge ?

Dis-moi le chiffre de ta fortune, et si je trouve que tu mens, je t’exproprie !… N’avez-vous donc pas assez de votre cadastre, de votre enregistrement, de vos douaniers, de vos gabelous, de vos rats de cave ? Sommes-nous si éloignés du régime féodal, l’impôt est-il si modéré, si bien administré, la prospérité publique si grande, que tout citoyen doive tenir à honneur de témoigner contre lui-même et de rendre à l’impôt selon l’expression technique, tout ce que l’impôt peut exiger et que lui-même est capable de rendre ? Comment ne voit-on pas qu’en pareille matière c’est au fisc d’agir, d’inventorier, d’estimer, au citoyen de laisser faire, sauf à discuter la taxe qui lui est imposée et à défendre ses intérêts ?

Ces réflexions nous avertissent que l’impôt sur le capital, au moins quant aux mœurs, n’est pas un progrès. Ses procédés, dont les républiques d’Athènes et de Rome attestent la violence, sont du premier âge de la civilisation ; ils nous font souvenir, chose que n’a point relevée M. de Parieu, que l’impôt dans ces temps antiques était le privilége de la vile multitude, le sceau de l’esclavage ; qu’à ce titre il était en horreur aux riches et aux propriétaires, tous patriciens, affranchis par le droit de leur caste de tout impôt, à telles enseignes que, pour en tirer, dans le danger de la république, une modeste contribution, il ne fallait pas moins que la menace de confiscation et de mort. Nos réformateurs se croient en progrès, et à chaque instant nous les surprenons en flagrant délit d’anachronisme.

Suspect à la liberté et à la dignité du citoyen par ses formes comminatoires et ses exécutions sommaires, l’impôt sur le capital répond-il du moins aux conditions d’un impôt équitable, rationnel, tel enfin que le réclament d’un commun accord la justice et la science économique ?

Suivons pied à pied la pensée de M. de Girardin.

Dès le début de ce travail, en donnant, selon le droit nouveau et la notion moderne de l’État, la définition de l’impôt, nous avons eu occasion de constater le défaut de justesse, ou pour mieux dire la confusion des idées du célèbre publiciste. Il assimile l’impôt à l’assurance, qui plus est à une assurance forcée, ce qui est le renversement de toutes les notions de justice, de société, d’État, de gouvernement, de liberté, par suite la condamnation absolue du principe même de l’impôt. Partant d’une définition fausse, M. de Girardin pouvait-il arriver à une solution du problème ? Il suffit de formuler la question, pour faire surgir la réponse. L’impôt sur le capital, tel surtout que l’a conçu et organisé M. de Girardin, est une utopie comme toutes les autres espèces d’impôt. On peut en essayer, le généraliser, le faire servir à l’assurance, aux passe-ports, aux livrets, à tout ce que l’on voudra : on n’en fera pas sortir, pour la société, un atome de richesse ; pour les masses une ombre d’allégement ; pour la théorie des rapports entre le citoyen et l’État, le moindre rayon.

Et d’abord, l’idée d’imposer le capital est contraire au principe même de l’impôt. L’impôt est l’expression d’un échange entre le citoyen et l’État. C’est le prix payé par le premier au second, pour la quote-part de service qu’il en retire, service qui naturellement est proportionné au capital, mais dont le prix est acquitté par le produit.

Peut-être traitera-t-on cette observation de chicane. On dira que, par impôt sur le capital, M. de Girardin a voulu dire ce que nous disons nous-mêmes, une contribution proportionnée au capital, bien qu’elle doive être prise sur le revenu. À qui voudrait ainsi justifier le langage de M. de Girardin, il répondrait lui-même que c’est bien sur le capital qu’il a entendu asseoir son impôt, de quelque manière d’ailleurs que cet impôt dût être payé, attendu, d’un côté, que cet impôt est en même temps une prime d’assurance, ce qui implique qu’il est pris sur la chose assurée ; d’autre part, qu’en établissant l’impôt sur le capital il a voulu contraindre les capitalistes indolents à faire mieux valoir leurs capitaux, que l’impôt menace d’entamer sans cesse.

C’est donc bien réellement le capital, non le revenu ou produit, qu’a entendu taxer M. de Girardin. On voit comment les erreurs s’enchaînent les unes aux autres. L’impôt est une assurance ; l’impôt doit en conséquence être établi sur le capital. La cote est fixée pour chaque contribuable sur sa propre déclaration, à peine, en cas de mensonge, de préemption. Est-ce tout ?

L’impôt sur le capital a la prétention d’être unique. Cette unité n’existe que dans les mots, comme on verra tout à l’heure.

L’impôt sur le capital étant unique, à ce qu’assure M. de Girardin, est en même temps, et par cela même, égal et proportionnel. Ici j’arrête court M. de Girardin.

Le capital est un mot de la science, une expression abstraite dont on se sert en économie politique, pour désigner, à certain point de vue et d’une manière générale, les instruments de travail, les matières premières, et jusqu’aux objets de consommation nécessaires à la subsistance et à l’entretien des producteurs. Il y a donc le capital terre, le capital maison, le capital bétail, le capital outils et machines, le capital meubles, le capital subsistances, le capital matière première, minerais, coton, pierre, bois, etc., selon la nature de l’objet.

On appelle encore capitaux les produits qui, réalisés ou transformés en numéraire, ont été engagés dans une production nouvelle, ou qui s’offrent à la reproduction. C’est ainsi qu’on dit d’un capitaliste que ses capitaux sont placés dans une maison de commerce ; d’un autre, qu’ils sont engagés dans un chemin de fer, dans une mine, dans un canal, dans une entreprise agricole ; d’un autre, qu’il a placé ses fonds, ou capitaux, sur hypothèque ou sur l’État.

Au point de vue de la réalité, le capital n’existe pas.

L’impôt sur le capital sera donc, ni plus ni moins qu’auparavant, un impôt sur la terre, impôt foncier ; un impôt sur les instruments de travail, actuellement impôt des patentes, contribution locative, taxe de consommation, etc.

Toute la différence sera qu’au lieu de ces taxations diverses de nom, de détermination, d’assiette, de répartition, on ramènera toutes les variétés de capitaux à une expression commune, c’est-à-dire à une évaluation en numéraire, d’après laquelle sera imposée la contribution. Or, c’est ici qu’est l’illusion de M. de Girardin. Toutes ces variétés du capital sont-elles réellement, comme il le pense, réductibles, au point de vue de l’impôt, à un même dénominateur ? Non, mille fois non ; et la preuve, c’est que d’après les usages établis, usages qui ne font que traduire fidèlement la raison des choses, les capitaux, selon leur nature et leur emploi, sont d’un rendement tout différent. Leur productivité est fort inégale.

Ainsi les biens-fonds ne rapportent guère plus de 2 1/2 à 3 du cent ; les actions de chemins de fer produisent 5 environ ; le taux moyen des prêts commerciaux est de 6 ; l’intérêt légal de l’hypothèque est de 5 ; l’État est censé payer à ses créanciers 4 1/2 ; enfin, dans les entreprises aléatoires, le dividende peut varier à l’infini. Certaines compagnies d’assurances payent à leurs actionnaires jusqu’à 150 pour 100.

Nécessairement, dans un impôt sur le capital, il faudra tenir compte de ces inégalités, parce qu’autrement l’impôt serait injuste. Autre sera la proportion pour le capital terre, autre pour le capital maison, autre encore pour les actions des chemins de fer, les prêts sur hypothèque, les rentes sur l’État, les outils du travail, le cheptel du fermier, la clientèle de l’avocat et du médecin, le traitement du fonctionnaire. C’est-à-dire que, sous le nom d’impôt unique sur le capital, nous aurons la même variété d’impôts qu’auparavant : impôt foncier, impôt des patentes et des licences, contribution locative et mobilière, enfin impôt sur le revenu. Était-ce la peine, je le demande, de tant crier à la simplification pour aboutir à un pareil bouleversement ; d’annoncer à cor et à cri l’impôt unique, pour retomber immédiatement, niaisement, dans l’impôt multiple ?

M. de Girardin, il faut en convenir, paraît avoir aperçu la difficulté. Mais loin de chercher à la résoudre, il s’en fait un nouveau moyen d’action, dans ce système à toutes fins, à tous crins, qu’il lui a plu de baptiser du nom d’impôt sur le capital.

« Pour base de l’impôt, » s’écrie-t-il, « prenez le capital, c’est-à-dire la richesse accumulée, agrégée et agglomérée : aussitôt le capital qui ne circulait pas circule ; le capital qui dormait se réveille ; le capital qui travaillait redouble d’efforts et stimule le crédit. Le capital ne peut plus rester un seul instant oisif et improductif, sous peine d’être entamé, il est condamné à l’activité forcée. Le capital qui est timide s’enhardit, car l’impôt sur le capital étant le même, soit qu’il produise 3 pour 100, soit qu’il produise 6 pour 100 d’intérêt, le capital, par la première de toutes les lois naturelles, la loi de conservation, s’applique aussitôt à rechercher sans relâche l’intérêt le plus élevé que lui permettra de trouver la concurrence des capitaux aux prises avec l’émulation des efforts, se stimulant l’un l’autre. »

Voici donc l’impôt sur le capital d’abord fait assurance, puis devenu par une seconde incarnation impôt coercitif. Grâce à lui le capital ne se cachera plus ; il n’arguera plus du défaut de confiance ; bon gré, mal gré, il faudra bien qu’il s’engage, qu’il se démène, qu’il alimente les travailleurs et qu’il pousse de plus en plus à la production. Quelle machine révolutionnaire ! Je ne donnerais pas trois ans à la société la mieux assortie de capitaux, la plus fortement consolidée dans son économie, pour être sur les dents et à bout de ressources. Ce qui étonne, c’est que M. de Girardin qui avait offert, avec assez d’à-propos, son impôt sur le capital à la République de février, ait eu le courage de le porter, en 1860, à la République vaudoise.

L’erreur de M. de Girardin est de croire que l’inégalité de revenu des capitaux est un fait de pur arbitraire, un fait irrégulier, qu’il dépend de l’intelligence et de la volonté du capitaliste de rectifier. — Pourquoi, se disait-il, les capitaux fonciers ne produiraient-ils pas autant que les capitaux industriels ? — Ils ont pour eux la sécurité, répondiez-vous. — Mais, répliquait M. de Girardin, l’impôt sur le capital est en même temps une assurance ; et quand le gouvernement, qui lève cet impôt forcé, garantit la vie, la liberté, la propriété du contribuable, il garantit également la rente sur l’État, sauf remboursement ; il garantit les actions et obligations de chemins de fer, sauf son droit de rachat, avec juste et préalable indemnité. Donc, puisque tous les capitaux sont garantis, que la terre n’offre pas plus de sécurité que le commerce et l’industrie, que d’ailleurs il est notoire que d’immenses progrès restent à opérer en agriculture, pourquoi, encore une fois, le capital terre ne produirait-il pas autant que les autres, ou, ce qui revient au même, pourquoi la rente foncière se vendrait-elle plus cher ? Établissez la concurrence, établissez l’impôt sur le capital, et vous verrez !

Ainsi, l’uniformité de taxe sur les capitaux, quelle que soit leur productivité, est présentée par M. de Girardin comme le châtiment de ce qu’il nomme le capital passif. M. de Girardin, qui a pris pour devise la Liberté, apparaît sans cesse comme l’homme de la contrainte, de l’absolutisme. Il veut l’assurance forcée, le travail forcé, la haute main de l’État dans toutes les choses du travail, de l’échange, de l’économie ; il veut, enfin, rétablir la subordination de la Liberté à l’État, subordination qui est le caractère fondamental du droit divin, et contre laquelle a été faite la révolution de 89. M. de Girardin est avant tout un homme de gouvernement. « Je ferai plus, disait-il à un philosophe de ma connaissance, avec une heure de gouvernement, que vous en dix ans avec vos idées. » Il n’est pas seul de son opinion, hélas ! Ce n’est pas d’hier que la France, hostile aux idéologues, s’est livrée corps et âme au gouvernementalisme.

D’un mot, je renverse tout cet échafaudage. La vraie propriété est celle du sol ; c’est par elle que l’homme est véritablement libre, assuré et souverain. Et cette sécurité du propriétaire ne vient pas, comme on le suppose, de la garantie du gouvernement, elle est d’un autre ordre : c’est la sécurité économique que donne un capital assis sur les fondements de l’univers, consolidé dans le globe que nous habitons, et aussi imperdable que lui. Voilà ce qui fait que la propriété foncière, ou sa rente, coûte plus cher que toute autre rente ou propriété ; ce qui fait que la rente sur l’État, qui en est une imitation, puisqu’elle repose sur la garantie nationale, vient immédiatement après, pourvu toutefois que l’État soit tranquille, à l’abri des révolutions et des guerres, surtout pas trop chargé de dettes.

Ce qui prouve la justesse de cette observation, c’est l’obstination du capital accumulé par les bénéfices commerciaux et industriels à se convertir en capital foncier, malgré une diminution des deux cinquièmes et souvent de la moitié du revenu, malgré la concurrence que fait à ces amoureux de la terre l’ouvrier agricole qui, lui, cherche dans le sol qu’il cultive de ses propres mains bien moins une rente qu’un outil et la liberté.

Le principe de M. de Girardin eût-il donc pour effet, comme il est à présumer, d’éloigner des achats de terrain le capital passif, ou de simple placement, la concurrence des acquéreurs actifs suffirait à maintenir le haut prix des biens-fonds : or, admirez ici la moralité de l’impôt sur le capital. Il arriverait justement alors que ce serait le laboureur-propriétaire, l’homme de travail, celui qui du bout de l’année à l’autre incorpore à la terre sa sueur et son sang, qui, pour obtenir ce privilége de petite propriété, consent à payer cher et à faire tous les sacrifices, ce serait celui-là qui serait châtié par le fisc pour sa nonchalance, son inaction et son impéritie.

Mais qui ne voit que l’impôt sur le capital, qui se vante d’exonérer le travail et le salaire, réunirait au plus haut degré les inconvénients que nous avons signalés dans les différentes espèces d’impôts ? Qu’on taxe à 1 p. 100 les prêts hypothécaires ou chirographaires, le fisc atteindra sans nul doute ceux qui sont déjà consentis ; mais, à dater de la promulgation de la loi fiscale, le prêteur tiendra compte, dans la stipulation de ses intérêts, de l’impôt dû à l’État, et ce sera l’emprunteur, forcé de subir les conditions du capitaliste, qui supportera la charge : sa connivence ne fera même pas défaut pour éluder la loi. Établirez-vous de nouvelles peines contre la fraude ? Poursuivrez-vous les capitalistes récalcitrants ? Ils émigreront avec leurs capitaux. Alors pour être conséquent avec vous-même, vous ferez comme Law, vous contraindrez les capitalistes, vous condamnerez aux galères les émigrants : autant vaut déclarer tout de suite la communauté universelle.

Pareillement imposez à 1 p. 100 les effets publics ; et tout aussitôt, dans les transactions boursières comme dans les mutations d’immeubles, les échangistes déduiront du prix des titres la part du Trésor. L’impôt sur le capital aboutit à une diminution du capital.

Enfin, et c’est ici le comble, les propriétaires, cultivateurs, manufacturiers, fabricants, négociants, tous ceux qui exploitent le capital et le font produire, ne manqueront pas de faire entrer l’impôt dans leur prix de revient ; en sorte que le capitaliste, après avoir été vexé de toutes les manières par l’État, se vengera en faisant retomber sur la masse l’impôt qui l’afflige. Tandis qu’aujourd’hui l’impôt foncier se défalque purement et simplement de la rente, selon la judicieuse remarque de M. Passy, conséquemment n’affecte pas directement le prix des denrées, la terre une fois capitalisée, l’agriculture industrialisée, le montant de l’impôt devra être compté dans le prix des grains, des bestiaux, etc. Ce sera plus que jamais le pauvre qui payera l’impôt, en raison directe de son travail et inverse de son revenu. Demandez un milliard cinq cent millions à l’impôt sur le capital, au lieu de 400 millions à la terre, 60 aux patentes, 200 à l’octroi, 800 aux droits réunis, et vous avez toujours le pain à 40 centimes le kilogramme, le vin à 1 franc le litre, la viande à 80 centimes la livre, le logement à la discrétion du propriétaire. Mystification de la plèbe, partout et toujours.

Quiconque connaît M. de Girardin comprendra la séduction de cet éminent esprit. On était en 1849, au sortir d’une commotion effroyable, au début d’un nouveau pouvoir dont il semblait qu’on ne pût attendre que l’une ou l’autre de ces deux choses, la perte de la société, s’il restait fidèle à son contrat, la perte de la liberté, s’il entreprenait de sauver la société même. Le problème était de sauver à la fois et la République et la propriété, de consolider la première par la garantie de la seconde. M. de Girardin, il l’a prouvé par toute sa vie, est l’ennemi des révolutions et des coups de main ; il se croit en même temps l’homme des situations désespérées. Il s’agissait de ranimer le travail, de rétablir la circulation, de lancer les affaires, de rendre au peuple l’espérance, au bourgeois la confiance, à tous la patience ; il s’agissait surtout d’entrer dans cette voie scabreuse des réformes économiques, dont la Révolution de février avait donné le signal. M. de Girardin proposa son impôt sur le capital. Il ne voulait pas, il ne pouvait vouloir de l’impôt sur le revenu, qui eût été une déclaration de guerre trop directe à la classe aisée, alors réactionnaire, et à ses priviléges. Il eût voulu bien moins encore, et pour les mêmes raisons, de l’impôt progressif. Avec une démagogie ardente, l’impôt progressif pouvait arriver du premier pas à l’exhaustion totale de la rente. M. de Girardin prit donc un moyen terme : à son projet d’impôt sur le capital il joignit, selon les habitudes de son esprit simplificateur ou plutôt complicateur, une foule d’accessoires qui en faisaient une machine fiscale, policière, économique, vraiment ingénieuse. Nul doute que dans ce dédale M. de Girardin, capitaliste lui-même, n’eût su fort bien retrouver son compte. L’habileté du spéculateur faisant illusion au publiciste, son système d’impôt sur le capital lui parut d’une vérité, d’une certitude incomparable. Le congrès tenu à Lausanne, et dont l’idée de M. de Girardin a fait en grande partie les frais, a pu juger par lui-même combien grande était la foi de l’auteur en son idée. Appliqué comme le demandait M. de Girardin, l’impôt sur le capital eût déterminé une crise profonde, universelle, et, j’aime à le croire, salutaire. La société gravitant vers un nouveau césarisme, tout ce qui pouvait changer l’axe de rotation et de révolution devenait un moyen de délivrance. Il y aurait eu des ruines, d’innombrables déplacements de fortunes, des catastrophes industrielles, financières et commerciales ; qu’est-ce que cela, auprès du déficit continu, de la stagnation permanente, de l’angoisse sans fin, de la suspension des libertés ? Les sinistres de la richesse sont les plus aisés à réparer. Sous ce rapport, j’ai pu donner une approbation de circonstance à l’impôt sur le capital ; mais jamais je n’ai pensé qu’il pût se perpétuer comme une institution régulière, avouée par l’Économie politique et par l’histoire. La théorie du crédit et de la circulation que je proposais à la même époque en est la preuve. En tout cas, je me serais abusé moi-même : MM. les juges du concours apprécieront les motifs de ma présente et très-positive opinion.


§ 3. — IMPÔT SUR LE REVENU.


Puisque en définitive l’État, comme les citoyens, vit de produits, non de capitaux, et puisque tout impôt se résout en une taxe de consommation, les praticiens de l’impôt, les économistes et tous les faiseurs de projets se trouvent naturellement conduits à l’impôt sur le revenu. Ainsi les idées s’attirent les unes les autres, se transforment les unes dans les autres. Au fond rien ne change, mais chacun a le plaisir de prendre parti pour la forme qui lui agrée davantage : Trahit sua quemque voluptas.

L’impôt sur le revenu est de quatre espèces, qui toutes quatre peuvent donner lieu à autant de systèmes différents :

Impôt sur le revenu brut et impôt sur le revenu net ;

Impôt progressif sur le revenu, et impôt proportionnel sur le revenu.

Les critiques nombreuses et développées auxquelles nous nous sommes livrés nous permettent d’examiner très-rapidement ces nouvelles formes d’impôt.

L’impôt sur le revenu a, comme l’impôt foncier et l’impôt sur le capital, la sanction, l’expérience et l’approbation d’économistes aussi conservateurs que distingués, notamment de M. Passy, qui le proclame « le plus proportionnel, le mieux approprié aux facultés des contribuables, et par cela même celui qui répond le mieux aux prescriptions de l’équité. »

Il semble après cela que nous allions enfin avoir le mot de l’énigme. Écoutons.

L’impôt sur le revenu, suivant l’observation de M. Léon Faucher, est progressif à peu près dans tous les pays où il est établi. L’income-tax, votée en 1798 en Angleterre, frappait les revenus de 60 à 65 livres du faible prélèvement de 1/120. On peut s’en rapporter au fisc du soin de ménager le revenu ; ses progressions ne lui firent jamais grand mal. Le taux s’élevait ensuite suivant une série de proportions ascendantes de 5 en 5 livres, jusqu’aux fortunes de 200 livres (5,000 fr.) de rente et au-dessus, qui étaient frappées de 10 pour 100. Pourquoi la progression s’arrêtait-elle à 200 livres ?… Quant aux fermiers, leur revenu était estimé à forfait, en Angleterre aux 3/4, en Écosse à 1/2 de la rente. De 1808 à 1813 il exista dans le grand-duché de Bade un impôt sur le revenu net, échelonné de 1/2 à 6 pour 100. L’Einkommen-Steuer, dans le duché de Saxe-Weimar, classait les contribuables en 78 catégories comprenant les revenus depuis 15 thalers jusqu’à 10,000. En Prusse l’impôt sur le revenu classifié est simplement proportionnel. Dans le canton de Zurich, l’Erwerb-und Einkommen-Steuer frappe, aux termes de la loi du 24 juin 1832, les revenus supérieurs à 100 fr. suivant 17 classes échelonnées depuis 2 fr. pour les revenus de 100 à 200 fr., jusqu’à 200 fr. pour les revenus de 8,000 fr. et au-dessus. A Bâle-Ville, l’impôt est de 1 pour 100 pour les revenus au-dessus de 3,000 à 6,000, et de 3 pour 100 pour les revenus de 6,000. Toutes ces progressions sont d’une faiblesse extrême et s’arrêtent au bon moment : notez d’ailleurs que le principe de la progressivité n’est pas essentiellement lié à l’établissement de l’impôt sur le revenu. Quand cessera-t-on d’entretenir le public de ce bilboquet de la progression, qui n’a été imaginé que pour donner un vernis de philanthropie à l’impôt et ménager la pudeur des riches ? M. de Girardin n’est pas favorable à cette nature de taxe. C’est ici qu’il prend sa revanche.

« Lorsqu’on évalue le revenu de la France à dix ou douze milliards, dit-il, comment l’évalue-t-on ? En confondant le salaire, soit avec la rente, soit avec le profit, pour en composer le revenu, les nécessités avec les facultés. Taxer la rente et le profit comme 5, et le salaire comme 5, ainsi que cela aurait lieu si « l’impôt sur le revenu était adopté, autant vaut con « server l’impôt direct et progressif sur la consommation…

« L’impôt sur le revenu, c’est l’impôt sur le brut ; c’est l’impôt sur la personne subordonnée à la chose ; « c’est l’impôt sur le travail, le salaire et le nécessaire. « Ce qui est nécessaire à l’un, en raison même de la nature de son travail, n’est pas nécessaire à tel autre dont le travail est différent. Qui jugera, déterminera, appréciera le nécessaire ?

« L’impôt sur le revenu, sans détermination d’un minimum, ainsi qu’on l’a admis en Angleterre (3,250 fr.), c’est l’inégalité, c’est l’arbitraire, c’est l’exercice appliqué avec toutes ses vexations à l’immense nombre des salariés, qui ne gagnent tout juste que ce qu’il faut pour ne pas mourir de faim. »

Ces observations sont de toute vérité, et l’on ne peut leur refuser son adhésion. En effet, tous les économistes qui ont parlé d’imposer le revenu ont eu en vue le revenu brut, ce qui permet de taxer tous les citoyens sans distinction. Aussi les objections des adversaires conservent toute leur force ; c’est toujours l’inégalité, ainsi que nous allons le démontrer.

Avec l’impôt sur le revenu brut, proportionnel ou progressif, n’importe (nous savons à quoi nous en tenir sur l’efficacité de la progression), l’homme qui a 1,200 fr. de revenu ou de salaire payerait par exemple 120 fr., le dixième ; celui qui jouit de 12,000 fr. de rente, payerait 1,200 fr., selon le principe de proportionnalité, ou bien, d’après une progression calculée avec la modération que nous avons vue, et que rend inévitable l’ordre économique, 1,440 francs, soit 12 pour 100. Dans l’un comme dans l’autre cas, le premier prend sur son nécessaire, tandis que le second touche seulement à son superflu sans l’épuiser, ce qui n’est ni humain ni juste. Essayerez-vous de faire marcher plus vite la progression ? Vous tombez dans les inconvénients anti-économiques et antisociaux que nous avons signalés en traitant de l’impôt progressif. Abandonnerez-vous la progression et fixerez-vous, dans l’intérêt du pauvre et du salarié, un minimum de revenu ? Mais alors le revenu net y passe tout entier : la rente foncière, les bénéfices du commerce et de l’industrie, les dividendes des compagnies, les rentes sur l’État, sont absorbés ; ceux qui payent l’impôt et ceux qui en vertu du minimum en sont exemptés, tout le monde se trouve au niveau. C’est ce que nous avons établi précédemment, à propos de l’impôt progressif, quand nous avons prouvé que la moyenne de produit par famille, impôt déduit, étant de 875 fr., si l’on prend ce chiffre de 875 fr. pour limite inférieure de la faculté contributive, tous les excédants de revenu passent à l’impôt.

Après une telle démonstration, il devient superflu de discuter l’impôt sur le revenu net. — Imposer le revenu net, à l’exclusion du travail et du salaire, comme cela paraît juste au premier coup d’œil, et, ne craignons pas de le dire, comme cela est incontestablement juste, c’est confisquer purement et simplement le revenu net. Le budget des dépenses établi, voté par les représentants de la nation, réserver un minimum franc d’impôt, c’est déclarer que, les revenus supérieurs au minimum devant seuls payer l’impôt, il n’y a de revenu net pour personne, il n’en existe que pour l’État. Pour qu’il restât quelque chose aux rentiers, capitalistes, propriétaires et bénéficiaires, sur lesquels la tendance générale est de rejeter l’impôt, il faudrait, dans l’hypothèse sur laquelle nous avons raisonné en faisant la critique de la proportionnalité, commencer par décréter que le minimum de revenu par famille de quatre personnes, réputé nécessaire, par conséquent inaccessible à l’impôt, sera, non pas de 875 fr., mais, par exemple, de 675 : opération qui, sur neuf millions de familles laissant chacune un disponible de 200 fr., formerait une somme de 1, 800 millions à partager entre lesdits rentiers, capitalistes, propriétaires et bénéficiaires, auxquels la charge de l’impôt serait censée incomber exclusivement.

Mais c’est encore là une de ces déclarations qu’un gouvernement ne fera jamais. Il est de ces vérités qui tueraient un État, le jour même où elles seraient par lui officiellement proclamées. Comment concevoir qu’une assemblée nationale, représentant le peuple souverain, s’en vienne dire à cette multitude de salariés, ses mandataires, qu’ils ont trop pour vivre de 875 fr. par famille ; qu’un minimum de 675 est suffisant, en autres termes qu’une consommation de 60 cent, par jour et par personne serait pour eux de la bombance, et que l’intérêt de la société, la morale publique, les exigences de l’impôt, par-dessus tout le bien-être et la dignité de cette classe précieuse des rentiers, capitalistes, propriétaires, entrepreneurs, etc., qui leur fournissent du travail, exigent qu’on réduise cette consommation moyenne, affranchie de toute taxe, de 60 cent, à 46, ce qui permettra de distribuer au million de familles aristocratiques un reliquat de 1,800 millions ?

Ce sont là de ces choses sur lesquelles tout gouvernement, à moins qu’il n’ait pour règle absolue la justice, pour but unique le bien-être et l’émancipation des classes travailleuses, est forcé de se taire et au besoin d’imposer le silence ; il y en a même sur lesquelles les plus honnêtes se croient obligés de mentir, ainsi qu’on l’a su pratiquer en tous pays depuis un temps immémorial.

En résumé, de quelque manière qu’on s’y prenne avec l’impôt sur le revenu, qu’on l’établisse sur le brut ou qu’on le mette sur le net ; qu’on fasse usage de la progression ou qu’on s’en tienne à la proportionnalité, on obtient zéro de résultat. C’est toujours sur la masse que l’impôt se trouve rejeté ; c’est toujours la consommation qui le paye, et parmi les consommateurs ce sont en général les productifs qui supportent la très-grande part de la charge. On peut varier la méthode, comme lorsqu’au lieu d’un octroi on établira une contribution locative, personnelle et mobilière ; ou bien, lorsqu’au lieu d’établir l’impôt sur la terre à l’aide d’un cadastre, on l’établira sur le capital à l’aide des déclarations et de l’enregistrement. La perception pourra devenir plus ou moins incommode, vexatoire et coûteuse ; en dernière analyse, l’inégalité des fortunes n’existant pas pour le fisc, qui ne connaît et ne peut connaître que des matières à imposer, non des propriétaires ; les fonctions industrielles étant solidaires, les valeurs en perpétuel mouvement, le montant des taxes rejeté par chacun dans le prix de son service ou de sa marchandise, l’impôt, par toutes ces causes, ne pouvant s’écarter de la proportionnalité qui est sa vraie loi, on verra toujours, après un certain nombre d’oscillations, les charges fiscales se répartir, à peu de chose près, comme si tous les contribuables étaient égaux en propriétés, en travail, en revenu, ce qui veut dire de la façon la plus inique qui se puisse imaginer.

Voilà de quoi il importerait que tous les citoyens dans les États libres fussent bien convaincus, avant de solliciter des réformes chimériques, qui ne sauraient, la plupart du temps, aboutir qu’à de grosses dépenses, à d’énormes perturbations, sans aucun profil pour l’État et sans le moindre allégement pour le peuple.


§ 4. — IMPÔT SUR LA RENTE FONCIÈRE.


On demandera peut-être si l’écrivain qui critique avec tant de force et les coutumes établies et les réformes proposées n’a jamais essayé de résoudre le problème et rêvé à son tour quelque petite réforme de l’impôt ?

Comme il est juste, après avoir confessé les autres, que je me confesse moi-même, je vais m’exécuter de bonne grâce. Je ne pense pas, dans ce que j’avais publié ou imaginé jusqu’au jour où m’est parvenu l’appel du conseil d’État de Lausanne, m’être approché de la vérité beaucoup plus que mes devanciers, mais je ne crois pas non plus être descendu aussi bas dans l’erreur. Puisqu’en fait d’impôt toute prétention à la justice est fatalement utopique, voici quelle fut un jour mon utopie.

Je dis mienne, et j’ai tort. L’idée première de l’impôt sur la rente foncière appartient aux physiocrates ; je n’ai fait que la présenter dans l’énergie de son principe et la rigueur de ses conséquences, avec une connaissance réfléchie du sujet, qui ne fut jamais ni dans l’esprit de Quesnay, ni dans la tête de l’Ami des hommes, le marquis de Mirabeau.

Tel était d’abord mon préambule : je le cite, parce qu’il va me servir de récapitulation.

« On n’a rien laissé à dire sur l’impôt. Toutes les combinaisons dont il est susceptible ont été essayées, proposées, discutées, et, quoi qu’on ait fait et qu’on ait dit, il est resté comme une énigme insoluble, où l’arbitraire, la contradiction et l’iniquité se croisent sans fin.

« L’impôt foncier agit sur l’agriculture comme le jeûne sur le sein de la nourrice ; c’est l’amaigrissement du nourrisson. Le gouvernement en est convaincu : mais, dit-il, il faut que je vive !

« L’impôt des portes et fenêtres est une taxe sur le soleil et l’air, que nous payons en affections pulmonaires, en scrofules, autant qu’avec notre argent. Le fisc n’en doute pas : mais, répète-t-il, il faut que je vive !

« L’impôt des patentes est un empêchement au travail, un gage donné au monopole.

« L’impôt du sel est un obstacle à l’élève du bétail, une interdiction de la salubrité.

« L’impôt sur les vins, la viande, le sucre et tous les objets de consommation, en élevant le prix des choses, arrête la vente, restreint la consommation, pousse à la falsification, est une cause permanente de disette et d’empoisonnement.

« L’impôt sur les successions, renouvelé de la mainmorte, est une spoliation de la famille, d’autant plus odieuse que dans la majorité des cas la famille privée de son chef, d’un membre utile, voit sa puissance diminuer, et tombe dans l’inertie et l’indigence.

« L’impôt sur le capital, qui a la prétention de simplifier tout en généralisant tout, ne fait que généraliser les vices de tous les autres impôts réunis ; c’est une diminution du capital. La belle idée !

« Pas un impôt dont on ne puisse dire qu’il est un empêchement à la production, un empêchement à l’impôt !… Et comme l’inégalité la plus criante est inséparable de toute fiscalité (attendu que, par les considérations expliquées dans ce mémoire, toute contribution retombant sur la masse dégénère en une capitation), pas d’impôt dont on ne puisse dire encore qu’il est un auxiliaire du parasitisme contre le travail et la justice. Le pouvoir sait toutes ces choses ; mais il n’y peut que faire, il faut qu’il vive !

« Le peuple, toujours dupe de son imagination, est favorable à l’impôt somptuaire. Il applaudit aussi à l’impôt progressif, qui lui semble devoir rejeter sur la classe riche le fardeau qui écrase le peuple. Je ne connais pas de spectacle plus affligeant que celui d’une plèbe menée par ses instincts. Quoi ! vous voulez qu’on dégrève les patentes, les loyers, le taux de l’intérêt, les taxes de la douane, les droits de circulation et d’entrée, toutes réformes qui naturellement permettraient de produire en plus grande quantité les objets de luxe, et cela fait vous demandez qu’on rançonne ceux qui les achètent ! Savez-vous qui payera l’impôt de luxe ? L’ouvrier de luxe : cela est de nécessité mathématique et commerciale. Vous voulez qu’on impose la richesse à mesure qu’elle se forme, ce qui signifie que vous défendez à quiconque de s’enrichir, à peine de confiscation progressive. Franchise au pain d’avoine, taxe sur le pain de froment ; « quelle perspective encourageante ! quelle économie !

« On parle beaucoup d’un impôt sur les valeurs mobilières. En matière d’impôt, il est difficile d’imaginer rien de plus agréable au peuple, qui généralement ne touche pas de dividende. Le principe conduirait à imposer le revenu des cautionnements, l’intérêt de la dette consolidée et de la dette flottante, les pensionnaires de l’État, ce qui équivaudrait à une réduction générale des rentes et traitements. Mais ne craignez pas que le fisc procède avec cette généralité, ni qu’il fasse grand mal aux capitalistes que la rente doit atteindre. Réduire, par l’impôt, le capital à la portion congrue, après l’avoir appelé dans la commandite et l’emprunt par l’appât d’un fort bénéfice, serait une contradiction choquante, qui perdrait le crédit de l’État et des compagnies et disloquerait le système.

« Il y a des riches, soi-disant amis du peuple, qui trouvent ces inventions superbes : hypocrites, qui savent à fond comment on leurre la multitude, et qui, dans la conscience de leur iniquité, jugent prudent de faire eux-mêmes la part du feu. Je disais à un de ces habiles :

« Il existe, en dehors de la série fiscale, une matière imposable, la plus imposable de toutes, et qui ne l’a jamais franchement été ; dont la taxation, poussée jusqu’à l’absorption intégrale de la matière, ne saurait préjudicier en rien ni au travail, ni à l’agriculture, ni à l’industrie, ni au commerce, ni au crédit, ni au capital, ni à la consommation, ni à la richesse ; qui, sans grever le peuple, n’empêcherait personne de vivre selon ses facultés, dans l’aisance, voire le luxe, et de jouir intégralement du produit de son talent et de sa science ; un impôt qui de plus serait l’expression de l’égalité même. — Indiquez cette matière ; et vous aurez bien mérité de l’humanité. — La rente foncière. » (De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, 3e livraison, édition belge.)

On voit que si l’ardeur des convictions pouvait être une garantie de leur certitude, on pourrait m’adjuger la palme : je ne sache que le promoteur de l’impôt sur le capital, M. de Girardin, qui pût me la disputer.

Au reste, les autorités à l’appui d’un système d’impôt sur la rente foncière ne manquent pas. Je n’en citerai que deux, qui me dispenseront d’en nommer d’autres, Adam Smith et Rossi.

Le premier, après avoir discuté avec beaucoup de soin la manière de l’établir, conclut en disant qu’elle devrait être considérée comme loi fondamentale de l’État :

« Une taxe sur la rente des terres, qui varie avec cette rente, qui hausse et baisse selon les progrès et la décadence de la culture, est regardée par les économistes français comme la plus équitable de toutes les taxes… Quels que soient les divers états de la société, l’amélioration ou la décadence de la culture, et les variations dans la valeur de l’argent et celles du titre de la monnaie, une taxe de cette nature se prêterait d’elle-même, et sans aucune attention de la part du gouvernement, à la situation actuelle des choses ; dans tous les divers changements, elle serait également juste, également raisonnable. Il faudrait donc l’établir comme une règle perpétuelle et invariable, et en faire ce qu’on appelle loi fondamentale de l’État. » (Recherches sur les causes de la richesse des nations, livre V, chap. II, 2e partie, art. 1.)

Rossi juge les avantages de cet impôt presque dans les mêmes termes que ceux dont je me suis servi : il ne fait qu’une réserve, c’est que l’impôt sur la rente n’aille pas jusqu’à l’entière spoliation.

« La rente territoriale est-elle une bonne matière imposable ? Il est évident qu’elle l’est, si l’impôt dont on la frappe est assis sur des bases rationnelles : parce qu’alors il n’affecte ni le capital, ni le travail, ni les profits, ni les salaires ; qu’il ne trouble en rien l’œuvre de la production nationale, et ne fait autre chose que substituer, pour une portion, le gouvernement aux propriétaires fonciers… D’où il résulte que si l’excès dans les impôts est nuisible en soi, parce que cela laisse supposer une administration publique mal organisée, et que, d’un autre côté, le défaut de mesure dans un impôt particulier blesse un principe sacré de droit public, je veux dire l’égalité devant la loi, il n’est pas moins vrai que s’il y a une contribution qui soit moins préjudiciable que les autres, lorsqu’elle dépasse certaines limites, c’est encore la foncière. » (Cours d’économie politique, tome IV, fragments.)

Toutefois, et malgré l’avantage que je pouvais tirer de si puissants auxiliaires, convaincu in petto que je ne tenais qu’une partie de la vérité, je terminais l’exposé de mon projet par les observations suivantes :

« Pour bien comprendre cette théorie et en saisir la justesse, il importe de ne pas perdre de vue qu’elle exige, comme conditions préalables, la balance des produits, services et salaires, le remboursement de la dette publique, l’organisation du crédit et de l’hypothèque, le rachat des chemins de fer, des canaux et des mines, la réduction des gros traitements, l’institution des sociétés ouvrières. Dans l’état actuel des choses,… il est clair que l’affectation exclusive de la rente foncière à l’impôt, se résolvant en une confiscation de la propriété foncière, serait subversif et inique.

« Les propriétaires vivant de leurs fermages ne sont pas aujourd’hui la classe la plus avantagée : il existe en dehors de ce cadre une foule de capitalistes, rentiers de l’État, banquiers, actionnaires et administrateurs de compagnies, prêteurs sur gage et hypothèque, spéculateurs, entrepreneurs, concessionnaires, hauts fonctionnaires, qu’il serait tout aussi juste de faire payer, et que le fisc atteint difficilement. »

Ceci revient presque à dire que la société a manqué l’occasion d’établir l’impôt sur sa véritable base, et que pour y parvenir il faudrait préparer le terrain par un ensemble de réformes économiques, hors desquelles l’impôt sur la rente, du propre sentiment de l’auteur, serait un bouleversement.

Après cet aveu, il semble qu’il n’y a plus rien à faire de mieux qu’à écarter le projet et à passer, comme on dit en style parlementaire, à l’ordre du jour. Car si l’impôt sur la rente ne peut être établi dans les conditions de la société actuelle, on n’a que faire d’en connaître la théorie, puisqu’il s’agit précisément, d’après le programme du concours, de déterminer le meilleur système d’impôt dans l’état actuel de la société.

Ici, je demande à présenter une observation, non pas dans l’intérêt d’un système, mais dans l’intérêt de l’enquête même à laquelle nous avons dû nous livrer. Nous avons passé en revue presque toutes les formes connues de l’impôt : celles que nous avons pu omettre se ramenant toutes aux genres et espèces que nous avons examinés, tombent par conséquent sous la même critique ; leur omission ne peut en rien infirmer nos conclusions. Tous ces impôts, bien qu’établis pour la plupart depuis un temps immémorial, nous les avons successivement trouvés irrationnels, injustes, utopiques par conséquent, et nous avons conclu à leur condamnation, sinon tout à fait à leur rejet. Nous fera-t-on maintenant un reproche de ce laborieux examen sous prétexte que les conclusions en ont été invariablement négatives ? Rien ne serait plus déraisonnable. La vérité ne se découvre que par la discussion des hypothèses et l’élimination patiente de l’erreur. Car, comme on l’a dit il y a longtemps, il n’y a pas d’erreur absolue ; l’erreur n’est qu’une fraction de la vérité. Pour connaître la pleine et pure vérité sur l’impôt, non-seulement dans une société idéale, mais dans une société quelconque, dans une société prise au hasard à tous les moments de l’actualité, il importe d’avoir épuisé l’hypothèse, que cette hypothèse ait fait l’objet d’une expérience ou non ; il importe, dirai-je, d’avoir rassemblé tous les fragments de l’erreur.

Qu’il me soit donc permis, pour la certitude même de ce que j’aurai à dire plus tard, d’insister sur une théorie qui a, comme toute autre, son mérite. Je n’abuserai pas de la patience du lecteur.

J’appelle rente ce qui reste au cultivateur des produits de la terre qu’il cultive, après remboursement des frais de culture.

Ces frais comprennent naturellement, avec les dépenses du ménage du cultivateur, toutes celles qu’il fait pour son exploitation, achats de semences, de bétail, d’engrais, constructions et réparations des bâtiments, assurance, etc. Je laisse pour le moment l’impôt en dehors.

Il est des terres qui, après avoir couvert leurs dépenses, ne laissent pas d’excédant. Ces terres, considérées au point de vue de l’hypothèse actuelle, sont nulles pour la rente, nulles pour le capitaliste, nulles par conséquent pour l’impôt. D’autres ne récompensent même pas de ses peines le laboureur le moins exigeant ; celles-ci sont abandonnées, livrées à la vaine pâture, et tombent dans le domaine commun, jusqu’à ce qu’elles trouvent un entrepreneur qui, par de nouveaux procédés, et moyennant de fortes avances, se charge de les faire valoir. Enfin, il est des terres qui, tous frais payés, donnent un reste ; ce reste constitue le profit du laboureur, et, là où le laboureur est simplement fermier, la rente du propriétaire.

Si le laboureur et le propriétaire ne forment qu’un seul et même individu, la rente et le salaire se confondent.

Si, après acquittement de la rente au propriétaire, il reste au laboureur un bénéfice, ce bénéfice ou profit, bien que dans la pratique il ne porte pas le nom de rente, n’est lui-même qu’une fraction de la rente (S).

À qui appartient, de droit primitif, la rente ?

Selon moi, elle appartient, dans une mesure qui peut être égale, mais qui peut aussi ne l’être pas, à trois sujets différents ; 1o à l’État, représentant de la communauté et de la solidarité sociales, dont le domaine sur la terre résulte à la fois de ses attributions, de ses institutions et de ses créations, et forme la garantie de toute propriété ; 2o à l’exploitant, dont l’intelligence et le travail ont la plus grande influence sur le rendement du sol et le bénéfice des cultures ; 3o au propriétaire, que toutes les législations s’accordent à distinguer du travailleur, bien que cette double qualité puisse se réunir en une seule et même personne.

Je n’entrerai pas ici dans la discussion de ces trois sortes de droits : le droit de l’État, le droit du travailleur, et le droit du propriétaire. Je regarde pour le moment cette discussion comme inutile ; en tous cas, je prie, pour ne pas perdre de temps, qu’on veuille bien se prêter pour un moment à l’admission de ces droits.

L’État ayant droit à la rente dans une mesure qui peut varier tout à la fois en raison du mérite et de l’initiative du cultivateur, de l’importance plus ou moins grande à accorder au principe de propriété, de l’influence de l’État et des exigences de l’impôt, l’État se trouverait précisément dans la condition où nous l’avons un moment supposé (ch. III, § 1) : il posséderait un revenu domanial qui lui permettrait de subsister, pour ainsi dire, de ses propres ressources, et de donner aux citoyens ses services, ou peu s’en faut, gratuitement.

Dans un pays comme la France, la rente foncière, d’après les évaluations qui semblent les plus plausibles, est d’environ 1,800 millions, soit un sixième environ de la production nationale.

Admettant pour la part de l’État le tiers de cette rente, 600 millions, si le budget des dépenses était réglé à pareille somme, il est clair que l’État n’aurait rien à demander aux citoyens ; son droit reconnu, on aurait enfin découvert cet heureux phénix d’un gouvernement sans impôt.

Que si, par l’effet de circonstances extraordinaires, l’État se trouvait dans la nécessité d’accroître ses dépenses, il lui serait aisé d’y subvenir, d’une part en imposant aux citoyens non cultivateurs ou propriétaires fonciers, une contribution personnelle, mobilière, ou autre quelconque ; d’autre part, en élevant proportionnellement sa part de rente, de telle sorte qu’au lieu du tiers, il eût à percevoir 2/5, 1/2, 3/5, 2/3, 4/5, 5/6, 7/8, etc.

Abstraction faite de la violence que ferait de prime abord aux habitudes, dans une société organisée comme la nôtre, l’introduction subite d’un pareil système, je soutiens avec Rossi, A. Smith et les physiocrates, que ce système une fois établi, le droit de l’État reconnu, le maximum de l’impôt fixé, les services économiques et politiques balancés, toutes les fortunes pondérées, l’impôt sur la rente serait le plus simple, le plus rationnel, le plus équitable, le moins coûteux, le moins sensible aux masses, le moins favorable aux extorsions du pouvoir, en un mot, et je n’hésite pas à le dire, le moins imparfait.

« Vous voulez imposer la circulation, l’étalage, l’habitation, les mutations, l’initiative personnelle, le jour, la nuit, l’eau, l’air, le feu, la naissance, le mariage, le plaisir, le deuil même. Mais toutes ces choses sont de pur nécessaire et doivent rester sacrées, comme le travail et le salaire. Là ne peut être le revenu de l’État, parce que là il n’y a point d’excédant, point de reste. Adressez-vous à la terre, notre commune nourrice ; prenez la rente.

« La rente foncière, part du seigneur, part du clerc, part du roi, chez toutes les nations à l’état féodal, la rente foncière est le revenu naturel de l’État, là où la royauté, la théocratie et la noblesse ont disparu pour faire place à la démocratie ; la rente, en un mot, c’est l’impôt. » (De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, ibid.)

Quel est donc le défaut de ce système ?

C’est, 1o que l’impôt sur la rente, si on le limite au droit de l’État, ne peut fournir qu’une fraction de la dépense de l’État : témoin la France, où le budget atteint 1,929 millions, tandis que le droit de l’État à la rente foncière ne lui allouerait au plus que 600 millions ; 2o que si, pour satisfaire aux besoins exorbitants du fisc, sans toucher à l’avoir des petites gens et en garantissant à tous les travailleurs et mercenaires un minimum franc d’impôts, l’État, sans autre forme de procès, s’empare de la totalité de la rente foncière, alors on retombe dans l’inconvénient signalé plus haut à propos du système d’impôt sur le revenu net, on transporte à l’État la propriété et le produit net du sol, et comme cette rente ne suffit pas encore, on crée à la fois la communauté de biens, de travail et de ménage, ce qui est exactement la servitude universelle.



CHAPITRE V


PRINCIPES GÉNÉRAUX D’UNE REFORME DE L’IMPOT
DANS LA SOCIÉTÉ ACTUELLE.


§ 1er. — CE QUE DOIT ÊTRE L’IMPÔT DANS LA SOCIÉTÉ MODERNE.


D’après les principes du droit moderne, la tendance des idées et des institutions, l’impôt est l’expression d’un échange entre chacun des citoyens et un producteur d’une espèce particulière qui a nom l’État : c’est le prix que les premiers payent au second de ses services.

Cette proposition est résultée pour nous de la comparaison que nous avons faite de la société antique, ayant pour caractère l’esclavage, la théocratie, la féodalité, en un mot, le doit divin, et de la société moderne, affirmant le droit de l’homme, ou, ce qui revient au même, l’humanité de la justice, société dont la manifestation la plus éclatante depuis la fin du moyen âge a été la Révolution française.

L’homme, par nature et destination, est producteur, travailleur : là est sa gloire. Mais, pour l’amener au travail, il a fallu d’abord le contraindre : la misère en premier lieu, puis l’institution des castes, sacerdoce, noblesse, royauté, ont été les agents de cette contrainte. Dans ces conditions l’homme, condamné pour ainsi dire au travail forcé, doit rendre à ses maîtres, à ses dieux, tout ce qu’il produit, moins ce qui lui est absolument indispensable pour ne pas succomber d’inanition.

À mesure que son éducation avance, le travailleur, ou pour parler le langage antique, l’esclave (T), obtient et plus de liberté et plus de bien-être. Enfin, l’heure de son émancipation approche ; le travailleur est proclamé citoyen, tous déclarés égaux devant le fisc comme devant la loi. L’État enfin, jusqu’alors souverain absolu, est balancé par une puissance rivale, la liberté, avec laquelle il devra désormais entrer en compte perpétuel. L’intermédiaire ou l’instrument de cette transaction sans fin entre la liberté et l’État est le fisc, autrement dit l’impôt.

Il suit de là : 1o que les services de l’État, jadis fonctions sacrées, sont maintenant matière échangeable, c’est-à-dire d’ordre économique ; qu’ils doivent être reproductifs d’utilité, soit directement et par eux-mêmes, soit indirectement, par la protection qu’ils assurent au travail et à la propriété, et par l’exécution des lois ; — 2o que l’État n’a pas de lui-même le droit d’imposer ses services, ni quant à l’espèce, ni quant à l’étendue, mais qu’il doit attendre qu’ils lui soient demandés : d’où ce principe de notre droit public que l’impôt est consenti et voté, par chapitres et articles, dans l’assemblée de la nation ; 3o que l’impôt doit être acquitté par l’universalité des citoyens ex aequo, sous forme de capitation, prestation ou contribution personnelle, si leurs fortunes sont égales ; proportionnellement à l’avoir de chacun d’eux, si les fortunes sont inégales.

En droit, ces propositions sont universellement admises. Elles constituent l’esprit nouveau du fisc ; le législateur et l’homme d’État sont tenus d’y conformer leur style.

En fait, c’est toujours l’ancienne pratique qui existe : l’application des nouveaux principes se réduit à de pures velléités. Ni la liberté n’a encore fait reconnaître pleinement sa prérogative par l’État ; ni l’État lui-même n’attend qu’on réclame ses services, il les impose ; ni l’impôt n’a pu devenir égal et proportionnel, il a conservé vis-à-vis des classes travailleuses le caractère de spoliation qu’il avait dans l’antiquité et au moyen âge.

Laissant de côté la question politique, et nous attachant exclusivement à la question fiscale posée par le conseil d’État vaudois, nous nous sommes donc demandé, conformément au programme, d’où provenait cette anomalie persévérante de l’impôt, et comment il serait possible d’accorder sur ce terrain rebelle la pratique et les principes. C’est à la première partie de cette question que nous avons essayé, par la critique des diverses formes de l’impôt, de répondre : il nous reste maintenant, pour compléter notre réponse, à tirer les conséquences de la critique que nous avons faite.


§ 2. — QUE LA PÉRÉQUATION DE L’IMPÔT EST UN PROBLÈME INSOLUBLE.


A parler rigoureusement, la péréquation de l’impôt est dans l’ordre économique ce que la quadrature du cercle, la trisection de l’angle, la duplication du cube, le mouvement perpétuel, sont dans les mathématiques : un problème insoluble, une contradiction. Cela ne signifie pas que l’inégalité de l’impôt ne puisse être plus ou moins grande ; que par conséquent on ne puisse parvenir, à l’aide de certains procédés et sous certaines conditions, à restreindre cette inégalité et à se rapprocher de l’égalité, de même qu’en multipliant les côtés du polygone inscrit dans le cercle on parvient à approximer le rapport du rayon à la circonférence : cela signifie, chose grave assurément, que si l’imagination conçoit à priori l’égalité ou proportionnalité de l’impôt, si la conscience la réclame, la théorie la dénonce comme une contre-vérité, une hypothèse irrationnelle, une chimère.

Cette vérité doit être avant tout considérée comme fondamentale et fortement inculquée, si l’on ne veut s’exposer à retomber dans l’utopie, ouvrir la porte au charlatanisme et, sous prétexte de servir le droit, soulever de plus profondes et de plus irréparables iniquités.

D’où vient donc cette contradiction ?

La raison de l’insolubilité du problème de l’impôt a été amplement développée dans ce mémoire, et je ne saurais ici que répéter en autres termes ce que nous en avons dit.

Ce n’est pas la faute du principe proportionnel, ni celle de la Révolution, ni celle du fisc ; ce n’est la faute ni des idées, ni des hommes, si l’impôt continue de frapper, avec une inégalité si criante, les différentes classes de la société. La faute en est aux institutions, lesquelles à leur tour dépendent du temps, pour ne pas dire de la nature même des choses. L’impôt, autant que cela peut dépendre des calculs de l’homme, procède avec équité et précision. L’économie politique lui commande de s’adresser aux produits, il s’adresse aux produits. Si la taxe sur les produits ne suffit pas, ou si pour une partie des consommateurs elle devient trop lourde, il se dissimule, frappe le capital, la propriété, l’homme. Que pourrait-il faire, à moins qu’on ne lui fît subir un dégrèvement ? Arrive la justice, qui commande de charger chaque contribuable en raison de ses facultés, proportionnellement à sa fortune, à son revenu, à son luxe : et le fisc de répartir ses taxes avec tout le soin dont il est capable. Il va même plus loin que la justice ne l’exige : par un sentiment louable d’humanité, il demande de temps à autre aux riches quelque chose de plus que ce qui leur est prescrit par la proportionnalité, il les soumet à une progression, témoignage de sa bonne volonté et de sa philanthropie.

Malheureusement, il est une chose qui ne dépend pas du fisc et dont il ne saurait conjurer l’effet. Tandis qu’il s’efforce de répartir, proportionner, compenser, équilibrer l’impôt, comme s’il opérait sur des quantités fixes indépendantes les unes des autres et immuables, les valeurs dont se compose la fortune de chaque citoyen ne cessent, pour ainsi dire, de se dérober, de se transformer, d’osciller, de croître et de décroître ; elles passent de main en main, engrenées les unes dans les autres, inégales, variables, et, sous tous les rapports, indéterminables.

L’iniquité de l’impôt ne vient donc pas de lui : elle a son principe dans ces transformations engrenées, dans cette oscillation universelle, dans ces inégalités organiques, qui sans cesse, par leur agitation incoercible, rejettent sur le produit, et conséquemment sur la masse des consommations, ce que l’impôt s’était efforcé de répartir entre les propriétés, les maisons, les industries, les capitaux, les loyers, etc. Elle vient, en un mot, cette iniquité de l’impôt, de la fonction circulatoire, la plus importante de l’économie sociale, qui sans cesse déplace le crédit et le débit du producteur-consommateur, en même temps qu’elle fait monter et descendre les valeurs.

En sorte que, pour opérer la péréquation de l’impôt, il faudrait commencer par opérer la péréquation des fortunes, des capitaux, des produits et des services, ce qui veut dire que, pour opérer une simple réforme, il ne s’agit de rien de moins que d’accomplir une révolution.

Tel est donc le fait essentiel dont il importe que tous, citoyens, législateurs, hommes d’État, agents du fisc, soient préalablement convaincus, non-seulement afin d’éviter la déception calamiteuse des projets vains et des réformes chimériques, mais aussi, mais surtout, afin de déterminer les conditions d’un régime plus équitable, d’une approximation de plus en plus grande de l’égalité.


§ 3. — QUE L’UNITÉ DE L’IMPÔT SERAIT LA PIRE DES RÉFORMES.


Une autre illusion dont nous devons être complétement revenus, est celle de l’unité de l’impôt. A cet égard, j’oserai me permettre de dire que l’opinion exprimée par le congrès est déplorable. Elle prouve une fois de plus combien des savants assemblés sont sujets à plus d’erreurs qu’un seul homme réfléchissant dans son cabinet, combien peu de lumière il y a à attendre de ces réunions scientifiques qui n’aboutissent qu’à des manifestations de contradictions.

De ce qu’aucune espèce d’impôt, examinée séparément et en elle-même, ne peut être tenue pour juste, équitable, rationnelle, pas plus l’impôt proportionnel que l’impôt de capitation, pas plus l’impôt progressif que l’impôt proportionnel, pas plus l’impôt sur le capital que l’impôt sur le revenu, pas plus l’impôt somptuaire que l’impôt de consommation, etc. ; de ce que l’iniquité et l’irrationnalité de l’impôt ont été signalées, par les économistes eux-mêmes, pour tous les cas possibles, il s’ensuit évidemment, — comment le congrès ne l’a-t-il pas compris ? — que l’hypothèse d’un impôt unique croule par sa base.

C’est en vue d’une plus grande exactitude et d’une plus grande équité de répartition que les partisans de l’impôt unique le proposent. Or, il arriverait justement, contre la prévision des auteurs, que cet impôt unique, par cela même qu’il serait unique, aurait le privilége de l’iniquité, et apparaîtrait bientôt comme le plus inique et le plus irrationnel de tous les systèmes. À cet égard, ce qui arriverait de l’impôt progressif arriverait également de l’impôt foncier, s’il pouvait être unique, et de tous les autres impôts, si l’on essayait de les transformer en impôts unitaires. Tous les impôts, redisons-le encore une fois, sans exception, sont entachés d’iniquité, aboutissent à l’iniquité. Qui ne voit donc qu’un système d’impôt unique, dans lequel se concentrerait, par le fait de l’exclusion de tous les autres, la somme des iniquités fiscales, serait un impôt d’une iniquité prodigieuse, d’une iniquité idéale, puisqu’il aurait pour effet de traduire plus violemment et de mettre plus en relief l’anomalie commune à chaque espèce d’impôt, anomalie qui se voit et se sent d’autant moins qu’elle s’éparpille davantage ? C’est ce qui a été démontré dans le précédent chapitre, d’abord, à propos de l’impôt de capitation, que nous avons supposé un instant unique ; puis au sujet de l’impôt progressif, puis au sujet de l’impôt sur le capital, puis au sujet de l’impôt sur le revenu.

Tous les impôts, disions-nous, se ramènent à une taxe de consommation, laquelle, de l’aveu des auteurs les plus accrédités, se réduit elle-même à une capitation. Il serait donc logique, et ce serait une grande économie de frais dans un pays tel que la France, par exemple, de supprimer tous les impôts et de se borner à exiger de chaque individu une contribution de 50 fr. 41 cent. par tête. Mais une semblable réforme de l’impôt, irréprochable quant à la logique, source d’une économie de plus de cent millions, et qui n’aurait en soi rien de plus injuste que le système existant, paraîtrait bientôt à l’application tellement monstrueuse, qu’il suffirait de la proposer pour déterminer un soulèvement.

On peut faire le même raisonnement à l’égard de tout autre impôt. Ce que nous avons dit notamment de l’impôt progressif et de l’impôt sur le capital suffit à faire comprendre à quelle épouvantable perturbation on pousserait la société si l’on essayait, pendant six mois seulement, d’appliquer de telles utopies. L’anomalie de l’impôt, ou, pour mieux dire, sa nature contradictoire, éclate d’autant mieux qu’on se renferme dans une seule espèce : c’est une poignée de verges auxquelles on aurait substitué une massue.

L’unité de l’impôt est de pure théorie. Elle consiste en ce fait tant de fois exprimé, que tout impôt se prélève en définitive sur le produit, et que les différentes formes qu’il affecte ne sont que les différentes manières dont le fisc se procure sa prébende. La société est la déesse aux grandes et nombreuses mamelles, qui nourrit de son lait, non pas seulement l’État, mais tous les citoyens. Regardez comment ceux-ci se comportent. S’adressent-ils à un seul et unique mamelon ? Non : par la voie de l’échange ils vont pomper tour à tour leur subsistance dans les diverses catégories de la production. A l’un ils demandent du blé, à l’autre de la viande ; à celui-ci du crédit, à celui-là l’habitation ; à cet autre de la science, etc., et payent chacun en argent. Ainsi fait, à sa manière, l’État, demandant son salaire à qui peut le payer, frappant la richesse là où il la trouve, aspirant la substance qui le nourrit chez toutes les classes de la nation, parce qu’en effet cette substance se trouve, non pas recueillie sur un point comme en un vaste réservoir, mais répandue et disséminée à l’infini dans les tubes capillaires du corps social.


§ 4. — PREMIER APERÇU DE LA VÉRITÉ EN MATIÈRE D’IMPÔT.


Cette double hypothèse, de la péréquation de l’impôt et de son unité, une fois reconnue comme chimérique en théorie, désastreuse dans l’application par les perturbations auxquelles elle entraîne, nous tenons le fil qui doit nous diriger dans le labyrinthe, et nous pouvons entrer dans la voie des amendements. La première condition pour faire le bien, dans le gouvernement de l’humanité, n’est pas toujours de chercher des solutions rigoureuses là où les lois de la nature vivante s’y opposent : ce serait poursuivre un vain idéal ; c’est de reconnaître le possible et ses conditions.

Tout a été trouvé par nous, à l’analyse, faux, contradictoire, impraticable, impossible, inique. Qui s’en tiendrait aux conclusions de notre dernier chapitre devrait désespérer de la justice ; le spectacle de l’humanité n’aboutirait qu’à la faire prendre en haine et mépris. Cependant l’impôt, aussi bien que l’État, n’en assiége pas moins notre esprit comme une nécessité de logique et d’existence, et il est impossible d’admettre que ce qui se présente avec ce caractère de nécessité soit radicalement mauvais, subversif de toute espèce de droit. Il faut donc conclure, et c’est notre dernière ressource, que si la vérité et la justice dans cet ordre d’idées ne se rencontrent spécifiquement nulle part, c’est qu’elles existent organiquement dans le tout, qu’en conséquence la première chose à faire pour les trouver est de rechercher la raison du tout, et de reconstruire, mais avec plus de méthode, ce même tout.

Ces innombrables variétés de l’impôt, dont aucune ne nous a paru propre à devenir la base d’un système régulier, qui souvent nous ont paru absurdes, ridicules, essayons maintenant de les considérer comme les parties d’un grand organisme qui s’est développé en chaque pays spontanément, sans aucune préconception du souverain, d’après les influences et les déterminations du sol, de la race, de l’industrie indigène, de la politique, de la religion, etc. Chacune de ces parties, observée séparément, comme l’embryon possible d’un système de fiscalité, nous est apparue comme une idée subversive, injustifiable en théorie, inacceptable à la pratique : qui sait si, combinées entre elles, d’après les règles du droit et de l’économie sociale, elles ne nous donneront pas un résultat tout différent ?

Ici la philosophie à priori nous vient en aide. Qu’est-ce que l’erreur ? Une mutilation de la vérité. Le mal ? Une inversion du bien. L’injustice ? La négation de l’équivalence entre personnes, services et produits. Quelle proposition particulière dans la philosophie de la nature et de l’humanité peut être appelée VÉRITÉ ? Aucune ; l’opposition, l’antagonisme, l’antinomie éclatent partout. La vraie vérité est : 1° dans l’équilibre, chose que notre raison conçoit à merveille, et qui constitue la plus élevée et la plus fondamentale de ses catégories, mais qui n’est qu’un rapport ; 2° dans l’ensemble, que nous ne saurions embrasser jamais.

Ce n’est donc pas rien pour nous d’avoir appris que dans cette question de l’impôt toutes les formes sont fautives, toutes les hypothèses erronées, et qu’en résultat, ramenée à une expression générale, aussi générale que possible, l’équation de l’impôt est une chimère. Cela nous montre que l’impôt est une fonction particulière dans un être vivant ; qu’en conséquence son équation ne peut pas être obtenue, mais seulement approximée ; qu’à cette fin rien de ce qui se révèle dans l’impôt n’est à négliger, et qu’il nous est permis d’user, en vue de la justice, de tout ce que la justice nous a fait d’abord séparativement condamner, pourvu que nous en usions synthétiquement, avec intelligence et discrétion, cum pondère, numero et mensura.

Essayons donc de remettre toutes choses en place, de remonter cette machine dont nous avons si curieusement examiné les pièces ; d’en rétablir et régler, s’il se peut, le mouvement, en opposant les forces et déterminant leurs rapports. Ce n’est plus un système que nous venons proposer à l’État vaudois, ni à aucun autre État, pour la perception et la juste répartition de son impôt ; ce sont les idées éternelles de l’État, de toute espèce d’État, en matière d’impôt, dont nous allons déchiffrer, pour ainsi dire, l’hiéroglyphe.


§ 5. — FIXATION D’UN MAXIMUM.


Nous sommes d’accord sur la nature de l’impôt ; d’accord sur le pouvoir à qui il appartient de l’établir ; d’accord sur le principe d’égalité et de proportionnalité d’après lequel il doit être établi. Sur chacune de ces questions le droit moderne nous a donné sa réponse, contradictoirement à la réponse du droit antique. D’autre part, nous avons reconnu l’inutilité de nous occuper davantage de la péréquation de l’impôt et de sa réduction à une forme unique : la conviction que nous avons acquise à cet égard est même devenue pour nous une raison supérieure de diriger désormais d’un autre côté nos investigations.

La première question qui se présente à nous maintenant est celle de la quotité de l’impôt. Si cette question n’est pas résolue dans les conditions et d’après les règles que la nature antinomique de l’impôt nous a fait concevoir, selon une approximation rationnelle, c’est en vain que nous essayerions toutes les combinaisons de ressorts, toutes les oppositions de forces et toutes les bascules ; le mieux serait de renoncer à notre tâche et de nous écrier avec douleur : Point de merci pour le contribuable ; point de salut pour l’humanité !

Combien, demandait le législateur antique, le producteur, taillable et corvéable, doit-il donner à ses maîtres et à l’État ? — Tout, répondait le droit divin, moins ce qui lui est absolument nécessaire pour vivre.

Combien, demande à son tour le législateur moderne, le producteur, devenu citoyen, doit-il garder ? — Tout, répond le droit révolutionnaire, moins ce qui est absolument indispensable à l’État pour faire le service qui lui est demandé.

De l’ancienne société à la nouvelle, le rapport entre l’homme et l’État est donc interverti. Non-seulement la Liberté traite avec l’État de puissance à puissance, d’échangiste à échangiste, mais ce qu’elle lui livre du sien et qui formait autrefois la portion la plus considérable de son avoir, maintenant est ou doit être la moindre.

Quelle sera donc, en maximum, dans une société libre, la dépense de l’État ? En autres termes, quelle sera la limite supérieure de l’impôt ?

Les auteurs négligent entièrement cette question ; les ministres d’État n’ont garde d’y songer. Les premiers s’évertuent, dans leurs fantastiques théories, à résoudre le problème pour tous les cas, aussi bien pour le cas d’une nation qui devrait livrer au fisc moitié ou trois quarts de son revenu, que pour celui d’un pays qui n’aurait à verser au fisc que le cinquantième. Les seconds font tout leur possible pour accréditer l’opinion que plus une nation paye d’impôts, plus elle est prospère. Ils ne s’aperçoivent seulement pas, ni les uns ni les autres, que les chances d’égalité, de proportionnalité, augmentent à mesure que le tribut exigé diminue, qu’elles décroissent au contraire à mesure que ce même tribut augmente, et que cette variation a les conséquences les plus graves pour les libertés publiques, la félicité du citoyen et le progrès du peuple.

Sans doute, et je me plais à leur rendre cette justice, les écrivains ne cessent, dans leur philanthropie, de prêcher aux gouvernements la modération des dépenses. Mais qui ne voit l’insuffisance de cette recommandation ? Nous avons eu pendant dix-huit ans, en France, le spectacle d’une politique modérée ; mais cette modération dans la politique n’a servi qu’à couvrir l’immodération des dépenses. L’empire ne fait, sous ce rapport, que continuer le règne de Louis-Philippe. Non, il ne suffit pas de soutenir, à l’encontre des manieurs de budgets, que les gros impôts loin d’enrichir les nations les épuisent ; il faut crier, et bien haut, que l’iniquité de l’impôt est en raison directe de son énormité.

Lorsque, après avoir terminé la revue des différentes espèces d’impôt les plus usitées, nous avons entamé la critique des inconvénients communs à toutes ces espèces, nous avons démontré que l’impôt de capitapar exemple, là où les fortunes sont inégales, constitue pour le pauvre une progression en sens inverse de ses facultés. Plus la capitation est forte, plus la progression est rapide ; plus par conséquent la disproportion, l’iniquité contributive, entre le riche et le pauvre, augmente. La totalité des impôts se résolvant en un impôt sur la consommation, et par là en un impôt de capitation, il en résulte, ce que nous venons de dire, que l’impôt se rapproche de l’égalité, s’il s’abaisse ; qu’il s’en éloigne, s’il augmente.

Dans une théorie de l’impôt où le droit est compté pour quelque chose, cette considération, on ne saurait trop le redire, est de la plus haute gravité. Non-seulement, par l’énormité du budget, l’État conserve une prééminence qui dans la nouvelle société a cessé de lui appartenir ; il entretient, par ces ressources anormales, l’inégalité des classes, il favorise autant qu’il est en lui le retour à l’ancienne servitude ; tandis qu’il devrait être l’organe des nouveaux principes, il les nie par le luxe de ses dépenses et les abolit.

Ne parlons pas de réformer l’impôt à une nation soi-disant révolutionnaire, qui, en soixante-dix ans, sur une production annuelle estimée dix milliards, est parvenue à en verser deux au trésor public. Ne parlons pas, à cette nation affolée, d’ordre, de liberté, d’égalité, de progrès. Pareil langage est pour elle le livre fermé de sept sceaux.

Mais à qui nous demandera notre opinion sur l’impôt avec une volonté sincère de servir la justice et la science, nous pouvons répondre : Commencez par vous bien convaincre qu’il n’y a pas d’amélioration possible, ni pour la nation, ni pour le gouvernement, ni pour l’impôt, sans une loi de maximum qui fixe tout d’abord la limite extrême des dépenses d’État au dixième du produit brut. Et ce maximum ne doit encore être pris que pour provisoire : après dix ou quinze ans d’une pratique libérale, l’impôt doit tomber du dixième au vingtième et même au-dessous. Que si une longue habitude de l’autorité, jointe à la compétition des partis, à l’acharnement des factions ; si des abus invétérés et dangereux à abolir d’un seul coup et tous à la fois ne vous permettent pas de revenir d’un saut à la norme budgétaire, il faut vous en rapprocher peu à peu par une série de réductions. Le budget de la France a été prévu pour 1862 a 1, 929 millions (deux milliards en y comprenant les dépenses municipales et départementales). Il ne faudrait pas dix ans pour le diminuer de moitié : que serait-ce, s’il était permis de tailler dans le vif, d’attaquer hardiment les monopoles, et d’aborder la liquidation des dettes ?…

Les gros impôts sont les grandes iniquités dans l’impôt, l’absolutisme dans l’État, la résurrection de l’aristocratie, la dépression de la liberté, l’asservissement de la plèbe.


§ 6. — DÉCENTRALISATION GOUVERNEMENTALE.


En me voyant, à propos de l’impôt, entrer à tout moment dans des considérations de pure politique, on se plaindra peut-être que je m’écarte de mon sujet, et l’on m’invitera à m’y renfermer exclusivement. C’est ainsi, autant du moins, qu’il m’a été permis d’en juger d’après la relation des journaux, que s’est comporté en dernier lieu le congrès des économistes tenu à Lausanne.

Quant à moi, je l’avoue, quelque désir que j’en eusse, pareille réserve me semble impossible. La question de l’impôt et la question du gouvernement sont au fond une seule et même question ; et de même que, dans un parlement, discuter le budget c’est passer en revue la politique, l’administration et tous les actes du pouvoir, de même, pour qui voudrait traiter à fond la question de l’impôt, il faudrait examiner tout ce qui concerne l’organisation de l’État, l’importance de ses attributions, ses relations avec ses voisins, son développement historique, toutes les parties de l’administration, de la police, de la justice, de la guerre, etc.

Bien loin donc que j’aie abusé du droit qui m’appartenait d’aborder, en parlant de l’impôt, les considérations politiques, je crois avoir été d’une sobriété extrême ; je garderai cette réserve jusqu’à la fin.

Les nations doivent marcher désormais par le droit et la science, non par la raison d’État : cette maxime est essentielle aux sociétés modernes. Or, de même que la raison d’État a pour organe le Pouvoir, envahisseur de sa nature, tendant à la concentration et à l’absolutisme ; de même, le droit et la science ont pour organe et expression la Liberté. Développons cette proposition.

Sous le régime du droit divin, où la justice, réduite à ses éléments, n’existe pour ainsi dire qu’à l’état de mythe ; où la science économique est à peu près nulle, contredite même, dans ses parties essentielles, par les institutions ; où l’histoire, pour ceux qui la lisent, n’a guère plus de portée que la légende ; où la constitution politique est tout artificielle ; où la nation vit d’une vie factice et superstitieuse : sous un tel régime, une direction supérieure, appuyée sur une forte hiérarchie, semble nécessaire. L’État ne subsiste que par l’énergie de sa centralisation ; la société ne se meut que sous l’impulsion de l’autorité ; l’homme, la famille, la corporation, la commune, la nation tout entière, enfin, sont en pleine tutelle.

Là au contraire où la justice, plus approfondie, a établi et développé ses règles ; où la science a posé ses divisions ; où l’économie politique, en possession de ses principes, a commencé la démonstration de ses théorèmes ; où l’histoire, philosophiquement étudiée, fournit à l’homme d’État l’appoint de son expérience ; où l’État et la société, enfin, apparaissent comme un organisme qui a ses lois propres, indépendantes de l’arbitraire de l’homme, et hors desquelles tout décret du prince et toute raison d’État doivent être déclarés comme non avenus : il est clair que le gouvernement de la communauté ne requiert plus une direction aussi autocratique ; que la pensée dirigeante n’est plus en haut mais partout ; que pour une foule de choses les différents groupes n’ont pas besoin du commandement, ils sont aptes à se gouverner eux-mêmes, sans autre inspiration que leur conscience et leur raison.

Il y a donc, en tout État organisé selon les principes du droit moderne, diminution progressive de l’action gouvernementale, ce que l’on appelle vulgairement décentralisation. Si le contraire se manifestait, ce serait le signe que la société revient sur elle-même, anomalie qui pourrait avoir son excuse, mais qui dans tous les cas ne pourrait être considérée que comme temporaire.

Certes, la centralisation politique a des avantages que je ne méconnais pas, mais qui coûtent cher. Elle plaît au peuple, dont l’imagination aime à contempler des puissances capables de mettre sur pied des armées de cinq cent mille hommes, de lever des contributions et de contracter des emprunts par milliards. Elle sourit à la vanité collective et individuelle, chacun s’estimant en raison non-seulement de son mérite et de son avoir, mais de la grandeur de sa nation, de l’étendue de son territoire et de l’importance de ses capitaux. Comme système, enfin, la centralisation est de conception facile : c’est d’après ce type que se sont formés tous les anciens empires, la raison chez les enfants et dans le peuple recherchant en tout l’unité, la simplicité, l’uniformité, l’identité, la hiérarchie, autant que la grandeur et la masse. Par toutes ces causes la centralisation est devenue un instrument énergique de discipline ; elle a servi à étendre les vues du philosophe ; on lui doit la propagation du droit romain et de l’Évangile.

Le peuple aime les idées simples et il a raison : malheureusement cette simplicité qu’il recherche ne se rencontre que dans les choses élémentaires, et le monde, la société, l’homme, sont composés d’éléments irréductibles, de principes antithétiques et de forces antagoniques. Qui dit organisme, dit complication ; qui dit pluralité, dit contrariété, opposition, indépendance. Le système centralisateur est très-beau de grandeur, de simplicité et de développement ; il n’y manque qu’une chose, c’est que l’homme ne s’y appartient plus, ne s’y sent pas, n’y vit pas, n’y est de rien.

Or, depuis la Réforme, surtout depuis la Révolution française, un esprit nouveau s’est levé sur le monde. La Liberté s’est posée en face de l’État, et son idée se généralisant rapidement, on a compris qu’elle n’était pas le fait seulement de l’individu, qu’elle devait exister aussi dans le groupe. À la liberté individuelle on a voulu joindre la liberté corporative, municipale, cantonale, nationale ; en sorte que la société moderne se trouve placée tout à la fois sous une loi d’unité et une loi de divergence, obéissant en même temps à un mouvement centripète et à un mouvement centrifuge. Le résultat de ce dualisme, antipathique aux hommes d’État, et que les masses comprennent peu, est de faire qu’un jour, par la fédération des forces libres et la décentralisation de l’Autorité, tous les États, grands et petits, réunissent les avantages de l’unité et de la liberté, de l’économie et de la puissance, de l’esprit cosmopolite et du sentiment patriotique… Mais ces considérations nous entraîneraient trop loin ; je me contente de les indiquer sommairement, et je rentre dans ma thèse.

En ce qui concerne l’impôt, ce mouvement excentrique de la société est de la plus haute importance.

1o La quotité de l’impôt sera fixée avec d’autant plus d’exactitude et sa répartition d’autant plus juste, que l’on aura séparé avec plus de soin les dépenses centrales ou fédérales des dépenses communales ou provinciales, et que chaque localité sera appelée, d’une part, à faire la répartition entre les contribuables de son propre contingent, de l’autre, restera chargée de ses propres dépenses. Cette proposition ne me semble pas avoir besoin d’autre démonstration. À moins qu’il ne s’agisse de la construction d’une forteresse qui importe à la sûreté de l’empire ou de la république confédérée, comment le pouvoir central serait-il meilleur juge des travaux d’utilité publique à effectuer dans une localité, que les habitants de la localité elle-même ? Comment saurait-il mieux qu’eux en évaluer le prix ? Comment en ferait-il mieux l’entreprise ? Comment, ensuite, apporterait-il plus d’intelligence et d’équité dans la répartition des taxes ?

Que le pouvoir central, par ses procureurs généraux et ses préfets, exerce une haute surveillance, qu’il veille à l’exécution des lois, surtout à l’observation du principe d’égalité ; qu’il soit là pour mettre obstacle à la formation des petites tyrannies de clocher, c’est tout ce qu’il a à faire. Hors de là, son premier et véritable devoir est d’élever au gouvernement d’elles-mêmes toutes les parties de la nation : il y va de leur vie et de leur prospérité.

2o Une conséquence de cette distribution de l’autorité sera de diminuer les frais généraux d’administration, police et gouvernement. Sans doute si, comme nous le disions tout à l’heure, les populations vivant dans une éternelle enfance avaient besoin d’être toujours poussées, dirigées, entraînées, la centralisation présenterait une économie. Pour un pays comme la France, une souveraineté unique coûtera moins que trente-six ou quatre-vingt-dix. Mais si l’on admet que les hommes, par la science et le droit, soient de plus en plus capables de se gouverner eux-mêmes ; si de plus la liberté, conquise par des siècles de révolution, leur a déféré la dignité souveraine : alors il est évident que le souverain, que la direction étant partout, les frais généraux d’État diminuent en raison de cette ubiquité, ce qui entraîne, avec un surcroît d’activité locale, une diminution d’impôt.

3o Une de nos observations les plus importantes, à propos des différentes espèces de taxes, a été celle-ci : En dernière analyse l’impôt est rejeté sur la masse, acquitté, à très-peu près, exclusivement par la masse. Ce fait inéluctable peut avoir son côté utile, comme on verra tout à l’heure ; mais il a incontestablement aussi son côté nuisible, sur lequel nous n’avons plus à insister. Ce ne sera donc pas chose indifférente, pour une exacte et équitable répartition de l’impôt, que les dépenses ainsi que les recettes à faire en chaque localité soient, autant que possible, attribuées à la localité même. L’idéal du gouvernement, par conséquent l’idéal de l’impôt, ne serait-il pas que chaque citoyen, se gouvernant lui-même conformément aux lois, accomplît lui-même, pour lui-même, la part des services publics que la collectivité réclame et dont il est participant ? N’est-il pas clair qu’alors chacun payant pour soi, acquittant, à l’aide de ses propres ressources et dans la mesure de sa fortune, sa part des charges publiques, on ne pourrait plus dire, avec autant de vérité qu’aujourd’hui, que le prix de ces mêmes charges, l’impôt, retombe sur la masse ?

Eh bien ! la décentralisation nous fait faire un pas vers cet idéal. Il faut que Lausanne paye pour Lausanne, non pour Berne, Zurich ou Fribourg. En France, le gouvernement a toujours marché à l’envers de ce principe : il s’éloigne par conséquent de plus en plus de l’égalité et de l’économie fiscales, quand il se réserve de nommer les maires, quand il compose les conseils municipaux, quand il gouverne des municipalités telles que Paris et Lyon, où ne manquent certes pas les lumières, par des commissions.

4o Dernière considération, de toutes la plus grave :
Point d’égalité de répartition dans l’impôt, avons-nous dit, avec des fortunes inégales : cela est d’évidence mathématique. Absolument parlant, l’égalité des fortunes est irréalisable, puisque, les individus fussent-ils tous égaux en talents et en capacités, cela ne suffirait pas encore, il faudrait pouvoir fixer les valeurs, naturellement et nécessairement instables. Il en résulte que le problème de la péréquation de l’impôt est, ainsi que nous l’avons démontré, théoriquement insoluble.

Mais si l’égalité ne peut être atteinte, il ne s’ensuit pas qu’elle ne puisse être approchée ; elle reste toujours la loi de la société, la formule de la justice aussi bien pour les conditions et fortunes que pour l’impôt. C’est donc un mouvement de tendance, d’approximation indéfinie, qu’il s’agit de déterminer dans le corps social. Ici, tout le monde comprendra que si l’État a un rôle important à jouer, il ne peut agir seul. La question intéresse au plus haut degré l’économie publique : il s’agit de l’industrie, du commerce, du travail et de la propriété, de tout ce que le droit moderne a enlevé à la souveraineté de l’État, pour en doter la liberté. Si donc le fisc ne peut se rapprocher de la justice qu’autant que l’organisation économique se rapprochera de l’égalité, c’est aux citoyens de prendre l’initiative des réformes, et plus que jamais il leur importe, pour la sécurité de leurs personnes et la garantie de leurs fortunes, de décentraliser le gouvernement.

Quant à l’État lui-même, sa marche est tracée. De même que, par la distribution de son pouvoir, il doit favoriser le développement de toutes les libertés, de même par la direction et l’organisation de ses services il doit procurer l’égalité.

Que si l’on prend texte de la part d’action que je reconnais au Pouvoir dans cette œuvre de nivellement ; si l’on me dit que je n’échappe à l’iniquité fiscale qu’en faisant appel à l’autorité gouvernementale, je ne me donnerai pas la peine de répondre. Je laisserai aux peuples libres, aux républiques confédérées, aux monarchies vraiment parlementaires, le soin de justifier mes principes par leur exemple. Je dirai seulement à mes adversaires : Vous ne voulez point entendre parler de décentralisation politique. Alors point de modération dans les dépenses, point de justice dans l’État, point de liberté pour les citoyens. Abjurez votre révolution et retournez au droit divin ; vous aurez du moins le mérite de la franchise, et vous vous ferez justice.


§ 7. — DOTATION DE L’ÉTAT.


J’arrive présentement à la partie de mon œuvre que la critique qui précède semble avoir rendue la plus difficile, je veux parler de la recherche des voies et moyens.

Plus d’un lecteur, après cette longue discussion, me crie impatienté : Quelle espèce d’impôt préférez-vous enfin ? Et comment allez-vous vous y prendre pour le lever ?

Ceux, au contraire, qui m’auront suivi avec attention, doivent répondre : Le système de l’impôt, de même que le système de l’État, de même que la Religion, la Société, la Famille, est une création de la spontanéité sociale, une expression, d’un genre particulier, de la vie humanitaire. Comme tel, l’impôt appartient à la catégorie des phénomènes mobiles, indéfinissables, à double face, où le oui et le non, le blanc et le noir, le particulier et le général ne produisent de désordre que lorsqu’ils sont en combat, mais où l’harmonie résulte de l’opposition, dès que les contraires sont en équilibre. Là tout peut devenir indifféremment et tour à tour utile ou nuisible : cela dépend de l’intelligence des administrateurs, cela dépend surtout de l’idée qui les pousse.

Il est donc possible, il y a même lieu de croire que tout ce qui, à l’analyse, nous a paru si pernicieux, si redoutable, tout ce dont nous nous sommes si fort et non sans raison inquiétés, redeviendra pour nous instrument de justice et d’ordre ; bien mieux, il est certain, de par la loi des idées et des choses, que ce chancre dévorant que le peuple opprimé ne cesse de maudire sous les noms de fisc ou d’impôt, rétabli dans sa règle, doit se changer en un principe d’ordre, une garantie de bien-être et un agent de production. Cessons donc de nous effrayer, par exemple, de ce que l’impôt, au lieu de peser exclusivement sur celui qui le paye, se rejette en définitive sur la masse ; ne craignons d’employer ni l’impôt sur la consommation, ni l’impôt sur le revenu ; n’ayons pas peur d’appliquer même la progression. Toutes les formules peuvent servir à la justice et à l’égalité, dans un système qui aurait le droit économique pour base et l’égalité pour fin. Les mêmes facultés ont été données à l’homme libre et à l’homme esclave ; jamais il n’entra dans l’esprit de personne que l’esclave, rendu à la liberté, dût quitter sa figure d’homme. Tout au contraire, c’est parce que l’esclave était homme que la philosophie a déclaré qu’il devait être libre. Il en est ainsi de la société. Les organes des gouvernements libéraux sont au fond les mêmes que ceux des gouvernements absolus : la différence est bien moins dans l’organisme que dans l’esprit.

Puis donc que, par la transition du droit divin au droit philosophique, la conscience de la société a été changée, voyons si les instruments de cette conscience ne sauraient produire d’autres résultats. Ce que je vais proposer est de pur éclectisme, sans doute : il sera curieux que ce soit à l’aide d’une théorie de l’impôt que nous apprenions ce qu’il y a de vrai dans la philosophie éclectique, à quoi et dans quelles conditions elle peut être utile.

Nous commencerons la réforme de l’impôt par où nous en avons terminé la critique, l’impôt sur la rente. Dans tous les ordres de la connaissance, l’idée aperçue en dernier lieu est appelée à servir de pivot ou de pierre angulaire. L’impôt sur la rente a de plus cela de particulier que les économistes le nomment à peine ou, s’ils le signalent, c’est avec des précautions infinies et en s’enveloppant de protestations respectueuses. Nous traiterons la rente sans idolâtrie, comme il convient à la première et à la plus importante source de l’impôt.

L’État est une personne civile, la plus considérable de toutes celles qui composent la société ; à ce titre, l’État jouit d’incontestables droits.

Ces droits, il importe de les consacrer par une réalité, par une propriété. Il s’agit donc, avant tout, de constituer à l’État une dotation, un héritage, un gage de revenu. Dans les pays monarchiques, cette dotation est la propriété du prince et de sa famille, du sénat et des grands dignitaires ; dans les républiques, où il n’y pas de liste civile, la dotation de l’État redevient propriété commune, servant à l’acquittement des premières et des plus indispensables dépenses.

Sur quoi donc sera constituée la dotation de l’État ? — Sur la rente foncière.

C’est un principe d’économie politique, ajoutons, et de droit moderne, que tout ce qui est susceptible d’appropriation sera approprié. La raison en est que l’État par lui-même n’exploite pas : sa fonction est politique, nullement économique. Il suit de là que l’État, représentant de la collectivité sociale, organe des intérêts généraux, ayant droit sur tout, ne possède, à l’exception des eaux et forêts, et non pas de toutes encore, littéralement rien ; l’État, à bien définir, n’a pas droit à la propriété, précisément parce qu’il est l’État. Pour lui constituer une dotation il ne reste donc qu’un moyen, qui est de lui assigner une redevance. Cette redevance, nous l’établissons sur le sol.

L’impôt sur la rente foncière est accepté, en principe, par tous les économistes. C’est elle que le fisc a surtout en vue par son impôt foncier, proportionné à la superficie et à la qualité des terres, et que nous supprimerons, comme irrégulier et faisant désormais double emploi. C’était sur la rente que nos premiers économistes, les vénérables physiocrates, songeaient à établir la totalité de l’impôt. La rente foncière eut l’honneur de la première utopie qui ait été proposée depuis un siècle, sous l’influence de l’idée moderne.

L’impôt sur la rente foncière, nous l’avons vu, offre d’incontestables avantages. Il est sujet à moins d’erreurs, par conséquent plus égal. Au lieu des évaluations toujours fautives d’un cadastre, il suffit de consulter les baux et titres de vente. Il n’atteint pas le travail : la totalité de la rente foncière pourrait être prise par l’État, sans que ni le cultivateur, ni l’agriculture, ni l’industrie, ni le commerce, ni le prix des subsistances en souffrissent. Qu’importe du reste que, dans les transactions qui auront pour objet la propriété, la part de l’État soit déduite de manière que l’acquéreur puisse se considérer toujours comme exempt d’impôt, si, en fait, par l’ensemble du système, tous les contribuables jouissent d’avantages équivalents ?

La part naturelle de l’État dans la rente, selon une critique judicieuse, est en moyenne du tiers. Portons-la seulement au sixième, afin d’éviter tout reproche de tendre à l’expropriation. En France, où la rente foncière est évaluée en totalité à 1,800 millions, quelques-uns disent deux milliards, ce serait une recette, facile à opérer, de 300 à 350 millions. C’est plus sans doute que ne demande actuellement l’impôt foncier. Mais il faut observer que l’impôt sur la rente est le seul qui s’adresse à une valeur donnée, pour ainsi dire, gratuitement ; tous les autres tombent sur le travail, sur le salaire, trop souvent sur le nécessaire.

Un impôt de 300 millions à percevoir sur la rente foncière, dans un pays comme la France, représenterait environ la 33e partie du revenu total du pays, que nous supposons de dix milliards, et formerait les trois cinquièmes du budget, que nous avons fixé dans les conditions normales au vingtième du revenu, soit 500 millions.

— Mais, dira-t-on, il n’existe pas d’État où l’impôt soit au taux normal ; partout il y a exagération de dépenses ; de sorte que, dans aucun cas, il n’arrivera que la dotation de l’État, fixée au sixième de la rente, représente les trois cinquièmes du budget. Votre réforme pèche par la base : tout ce que vous aurez obtenu sera de charger davantage les rentiers du sol sans approximer la péréquation.

Sans doute, pour un budget de deux milliards, une dotation de 300 millions serait loin de suffire. Mais qu’à cela ne tienne : c’est surtout en prévision des gros budgets que l’impôt sur la rente est admirable. Plus les dépenses s’augmenteront, plus la rente sera frappée. Si, par exemple, au lieu d’un impôt de 500 millions, le pays devait fournir à l’État, sur une production collective de dix milliards, le dixième, la dîme, soit un milliard, la rente devrait payer 600 millions ; si le budget était d’un milliard et demi, la rente payerait 900 millions ; si ce même budget, enfin, comme la France en est menacée, atteignait deux milliards, le cinquième du produit brut de la nation, la rente payerait 1,200 millions. En sorte qu’une terre qui, sous le régime actuel, donne 3,000 fr. net au propriétaire, ne lui rendra plus, si le budget reste le même, que 1,000 fr. Alors vous verrez les rentiers, les propriétaires, toute la bourgeoisie haute et moyenne se joindre au prolétariat pour demander la réduction de l’impôt, le fisc arrêté dans ses envahissements, et le gouvernement mis à la raison.

Je propose en outre : 1o d’appliquer aux rentes le principe de la progression dans les deux sens, c’est-à-dire, de faire la part du fisc plus forte sur les grandes propriétés et sur les plus petites, afin de pousser insensiblement, d’un côté à la division des vastes domaines, de l’autre à la réunion des parcelles ; 2o de recevoir le payement de l’impôt en argent ou en nature, à la convenance du propriétaire : on en verra plus loin le motif.

Cet article ne recevrait d’ailleurs son application qu’à l’égard des terres destinées à la grande culture : les jardins de plaisance et potagers seraient exceptés. Afin de marier ensemble, selon le vœu de plusieurs économistes, l’industrie et l’agriculture, on pourrait encore rendre l’impôt plus léger en faveur des ouvriers de fabrique, qui, en sus de leurs travaux manufacturiers, et pour des raisons d’économie domestique, se livrent à l’exploitation de petits terrains.

Je ne m’étendrai pas davantage sur ce chapitre, le premier de notre nouveau budget. À ceux qui objecteront que le propriétaire foncier gagnerait peu à une telle réforme, je ferai observer : que la propriété n’est pas une fonction, mais un privilége ; qu’à moins de mentir à la raison moderne il convient, sans anéantir totalement le privilége, de le taxer plus que la fonction, plus que la production, plus que le travail ; que rien n’empêche le propriétaire de joindre à l’avantage de sa rente le bénéfice d’une industrie ; que cela est même de justice et de moralité publique : que du reste, par le dégrèvement général et par le bon marché des produits de toute sorte, il retrouvera autant que la réforme fiscale lui pourrait d’abord faire perdre, et qu’il est grand temps que les propriétaires, après avoir été les plus intéressés à l’aggravation des impôts, soient les plus intéressés à leur dégrèvement.

Nous verrons tout à l’heure quelles compensations la réforme ménage à la propriété foncière.

Rossi, après avoir fait valoir, dans les termes rapportés au chapitre précédent, § 4, la supériorité de l’impôt sur la rente foncière, ajoute, il est vrai, en terminant : « Il faudrait bien se garder d’envisager l’impôt sur la rente foncière comme une rente constituée par l’État sur la propriété foncière, et de le pousser jusqu’aux limites de la spoliation. »

Sans doute l’impôt ne doit pas aller jusqu’à épuiser la totalité de la rente : je ne le demande pas plus que Rossi. La démocratie serait imprudente, selon moi, de le vouloir ; elle irait contre son propre intérêt, contre son propre principe, si elle l’exigeait. À tous les points de vue et pour une foule de raisons, il est meilleur pour la nation, même pour la partie de la nation qui est sans propriété, que le sol, et conséquemment la rente du sol, reste aux mains des citoyens que de passer à l’État. Mais il est permis de prévoir le cas où, par des circonstances indépendantes de la volonté du pays, l’impôt devra être élevé de moitié, du double, du triple au-dessus de sa limite normale. Je dis qu’alors la dotation assignée à l’État sur la rente foncière doit croître comme l’impôt, dût la rente, par cet accroissement, disparaître entièrement pour le propriétaire. Il y va, non-seulement de la richesse et de la prospérité publiques, mais du droit public et des libertés de la nation. Hors de là, nous retombons, par le fait de l’impôt, dans la féodalité terrienne, de celle-ci dans la féodalité industrielle et banquière ; nous retournons au droit divin.

Car, de même que l’impôt sur la rente, indépendamment du droit qu’a l’État à une part de cette rente, est de tous les impôts, ainsi que le dit Rossi, celui qui affecte le moins le capital, le travail, les profits et les salaires, et qui trouble le moins l’œuvre de la production ; et comme c’est en raison de ces avantages que, dans un état de choses où l’impôt ne serait que du vingtième du produit brut collectif, nous avons demandé les trois cinquièmes de ce vingtième à la rente foncière ; de même et à plus forte raison, dans un cas exceptionnel, dans un ordre de choses anomal, où l’impôt atteindrait jusqu’au cinquième du produit brut du pays, ce devrait être encore à la rente foncière de fournir les trois cinquièmes de ce cinquième, les trois cinquièmes de l’impôt. Elle y passerait presque tout entière, je n’en disconviens pas ; mais il le faut absolument, à peine de prendre au travailleur son nécessaire, tandis que la rente n’est elle-même, pour celui qui en jouit, qu’un excédant du nécessaire ; il le faut à peine de porter atteinte aux sources de la richesse ; il le faut, si l’on ne veut pas que, dans une république fondée sur les principes du droit humain et de l’égalité, le rentier se transforme en un pur parasite ; il le faut, parce que l’État, représentant de la société, a, par sa protection, par sa garantie, par toutes les créations dont l’effet est d’augmenter sans cesse la rente, un droit de haut domaine sur le sol ; il le faut, enfin, parce que ce n’est qu’à cette condition que les peuples sauront se prémunir contre l’exorbitance des budgets et les entraînements du gouvernementalisme.

C’est aux propriétaires fonciers de réfléchir sur leur position, et de mesurer le danger immense que leur fait courir leur folle alliance avec le pouvoir, j’ai presque dit leur complicité avec le fisc. Le droit divin est mort ; le propriétaire, sorti de la même glèbe que l’ouvrier, ne peut avoir la pensée de restaurer à son profit le régime féodal, et de se substituer à cette noblesse que la révolution faite par le tiers-état a détruite. Il ne peut pas conserver la prétention de s’exonérer à tout jamais de l’impôt, en rejetant le fardeau des dépenses publiques sur la masse des consommateurs, ce qui aboutit constamment à faire que ce soit le riche qui en supporte la moindre part. L’anomalie de l’impôt n’est plus aujourd’hui qu’un reste des habitudes seigneuriales que la Révolution a entendu détruire, et qui s’est perpétué jusqu’à présent comme tant de choses que l’inattention humaine oublie, mais dont la conscience universelle ne veut plus. S’obstiner désormais dans une tradition d’iniquité, ce serait, que les propriétaires y songent ! s’exposer à perdre, à la première catastrophe, le fonds et le revenu. Au contraire, c’est en acceptant, en revendiquant la charge qui leur est dévolue par la raison, par le droit, par leur intérêt bien entendu, c’est en se faisant les geôliers du fisc au lieu d’en être les commensaux, que les propriétaires feront cesser l’agitation des masses et sauront échapper à l’expropriation finale. Le pacte d’alliance, tant désiré, entre la bourgeoisie et le prolétariat, nous venons de le formuler : c’est l’impôt sur la rente.

Tout homme de bonne foi, qui réfléchira sur le sens et la portée de mes paroles, reconnaîtra que je ne fais en tout ceci qu’obéir aux principes du droit moderne, au vœu de la révolution et de la science, lequel est que la machine fiscale, après avoir constamment manœuvré dans le sens du pouvoir et du privilége, opère enfin dans le sens du travail et de la liberté.


§ 8. — ORGANISATION DES SERVICES PUBLICS.


Ainsi qu’il a été dit au chapitre II, § I, les dépenses de l’État, pour être régulières, doivent être reproductives d’utilité.

La reproduction est directe ou indirecte.

Tout service de l’État qui a pour objet de créer une utilité matérielle, positive, mesurable, par exemple un transport, un magasinage, une extraction, est directement reproductif. Au fond, c’est une branche d’industrie.

Tout service, au contraire, qui n’a pour but que d’entretenir le bon ordre dans la société, de favoriser le progrès de la raison et des mœurs, d’entretenir les esprits et les consciences dans la sérénité, la confiance, la pratique du dévouement, la disposition à toutes les vertus, est indirectement reproducteur. Dans cette catégorie se rangent les fonctions judiciaires, la police, le service des armées, le culte, la littérature, les sciences et les arts. De tels services sortent de la catégorie utilitaire : leurs produits ne peuvent être assimilés aux choses vénales ; ce ne sont pas des fonctions mercantiles ; les personnes qui s’y vouent reçoivent un traitement, des honoraires, non pas précisément un salaire. Du reste, il est impossible de tracer ici aucune ligne de démarcation rigoureuse. Il est des services qui par un côté se rapprochent des services directement reproductifs, et qui par un autre n’ont rien de servile, qui répugnent même à l’idée de salaire : parmi ces fonctions à double face, on peut compter le service médical, l’instruction publique, l’administration.

Je divise donc les fonctions de l’État, au point de vue de l’impôt, en deux espèces : fonctions directement reproductives, ou simplement productrices ; et fonctions indirectement productives, ou, comme on disait autrefois improductives. Nous n’avons à nous occuper que des premières. Parmi les services reproductifs de l’État on compte :

1. Le crédit public, foncier, mobilier, commercial ;

2. Les voies de transport ;

3. Les mines ;

4. Les docks ;

5. Les eaux et forêts : sous ce titre on peut comprendre les travaux de défrichement, desséchement, endiguement, irrigation, reboisement, etc. ;

6. Les postes et télégraphes ;

7. Les poudres et salpêtres.

Chacun de ces services peut être en même temps pour l’État une source plus ou moins importante de revenu, un impôt : c’est sur la nature du service et sur son produit budgétaire que nous devons nous expliquer.


Crédit public. — Je ne conçois pas que des esprits sérieux, se disant économistes, obligés par la spécialité même de leurs études de reconnaître que l’humanité ne se compose pas seulement d’individus, qu’il y a aussi des unités d’ordre supérieur, qu’on appelle compagnies, communes, corporations, tribus ou cités, dont la plus haute est l’État ; des écrivains qui ne cessent de dire que l’État est le représentant et le gardien des intérêts généraux, à ce titre l’organe moteur et souverain de la société, devant laquelle toute individualité doit s’incliner ; je ne conçois pas, dis-je, que de pareils hommes, sous prétexte de liberté, interdisent à l’État de s’occuper, de quelque manière que ce soit, du crédit public, et par suite de l’organisation des banques, des conditions de l’escompte et du taux de l’argent. Ces rigoristes de la liberté m’ont toujours paru la confondre avec l’arbitraire, non plus, il est vrai, avec l’arbitraire gouvernemental, mais avec l’arbitraire mercantile et industriel, qui certes ne vaut pas mieux.

Nous, dont la tendance doit être de proscrire l’arbitraire de partout, aussi bien de l’économie politique que de la politique ; nous, pour qui l’arbitraire économique est synonyme d’abus de la propriété, d’exploitation de l’homme par l’homme, d’usure, d’agiotage, d’aliénation du domaine public, de sacrifice des intérêts généraux, nous devons soutenir que, s’il n’y a nul inconvénient à laisser libre le commerce de banque, il n’importe pas moins que l’État s’en mêle, dans une mesure que j’essayerai d’indiquer.

Qu’appelle-t-on billet de banque ?

Une obligation à vue, gagée, d’abord sur l’encaisse du banquier, en second lieu sur la lettre de change de l’escompteur, en dernier lieu sur la confiance publique. Comme il est démontré que l’exploitation de la confiance publique est chose éminemment productive, puisque avec dix millions de capital en numéraire on peut opérer, à l’aide du papier de crédit, comme si l’on disposait de trente à quarante millions, il arrive que les banquiers, tantôt se faisant concurrence et plus souvent se mettant d’accord, la confiance publique, exploitée de partout, n’a de garantie nulle part ; que le taux des escomptes ne diminue que par la diminution des affaires elles-mêmes, et qu’à la première crise toutes ces banques s’écroulent les unes sur les autres, entraînant dans leur débâcle des milliers de victimes. C’est ainsi que les choses se passent en Amérique, pays de liberté.

Mais admettez que l’État intervenant, comme c’est incontestablement son droit, se fasse garant lui-même, et par conséquent exploiteur en titre du crédit public, quitte à se décharger du soin de l’exécution entre les mains d’une compagnie, voici ce qui va se passer, ce qui du moins pourrait se passer, si l’État le voulait bien.

Les opérations de la Banque, qui en vertu de la prérogative de l’État deviendra Banque nationale, sont rendues publiques.

Le taux de l’escompte se régularise et baisse au-dessous du taux ordinaire des banquiers : il pourrait baisser dans une banque nationale jusqu’à 1/4 et 1/8 pour 100, se réduisant aux seuls frais d’administration.

La Banque nationale devient ainsi la modératrice du crédit, et par son exemple, par sa puissante garantie, donne aux affaires une solidité qu’elles n’auront jamais autrement.

C’est ainsi qu’a été conçue et constituée la Banque de France, dont les succursales s’étendent aujourd’hui sur tous les départements, et sur laquelle pivotent toutes les banques particulières. Seulement le gouvernement français, au lieu de faire de la Banque de France une simple ferme, l’a concédée gratuitement à une compagnie de capitalistes ; car on ne saurait considérer les deux cents millions qui forment le capital de garantie de la compagnie, et dont l’État paye l’intérêt, comme prix de la concession.

En aliénant le service de la Banque nationale, qui lui appartient, le gouvernement français a obéi à l’esprit de monopole que la Révolution avait eu pour but de détruire ; il s’est procuré par cette voie détournée un capital considérable, il est vrai, mais il s’est privé en même temps d’une source de revenu, et, ce qui importe davantage, il a méconnu, au détriment du pays, un des éléments essentiels d’un bon système d’impôt.

Tout à l’heure, en constituant à l’État une dotation sur la rente foncière, nous n’avons pas hésité à frapper, sous le nom de rente, le capital terre, et nous en avons dit la raison. La terre est antérieure à l’homme et à la propriété ; la propriété elle-même n’existe que par la garantie mutuelle des citoyens, dont l’organe est l’État. L’État a donc un droit inaliénable sur la terre et sur toute propriété. D’autre part, la rente, excédant accordé par la nature au cultivateur, en sus de ses dépenses, est de toutes les valeurs la plus éminemment imposable, celle dont l’absorption par le fisc occasionne le moins de perturbation. À ce double titre, nous devions, dès le début, nous adresser à la rente.

Nous ne traiterons pas de la même manière le capital monnaie : voici pourquoi. En principe, la monnaie n’est ni capital, ni revenu ; ni rente. Je n’admets pas même qu’elle soit une marchandise, bien qu’elle soit un produit du travail, et que souvent elle soit elle-même traitée comme chose vénale. La monnaie, or, argent ou cuivre, frappée à l’image du prince, est l’instrument des échanges, le signe de la foi publique, et, attendu qu’elle est un produit du travail, formée d’une matière précieuse, elle est l’équivalent authentique de toutes les choses qui peuvent s’acheter et se vendre, l’unité de mesure des valeurs. Théoriquement, il répugne de faire de la monnaie une matière imposable : la pratique n’y serait pas moins contraire. Ce n’est pas dans son argent, ce n’est pas dans sa caisse que le fisc doit atteindre le capitaliste ; c’est dans son commerce, dans ses transactions, et de quelle manière ? En taxant la circulation, le prêt, la commandite ? En imposant au capitaliste une patente ?… Non. En prenant au-dessus de lui la direction du crédit public.

La Banque nationale, avec un capital composé du numéraire recouvré sur le public après émission de ses propres billets, faisant l’escompte des effets de commerce au taux de 3, 2, 1 pour 100, 1/2 pour 100 même, à volonté ; l’État, ayant payé ou remboursant sa dette, s’abstenant désormais d’emprunt : les capitaux disponibles se trouvent refoulés par cette haute concurrence vers les entreprises industrielles et agricoles, obligés de s’offrir à prix réduit, et conséquemment de rendre, sous une autre forme, à la propriété, ce que l’impôt a prélevé sur la rente. Rappelons-nous ce que nous avons dit tant de fois, que, dans la circulation économique, les transactions sont engrenées les unes dans les autres, et qu’un des effets de cet engrenage, le plus terrible de tous, est de rejeter sans cesse sur la masse des consommateurs ce que le fisc semble n’avoir demandé qu’à la terre, à la maison, à l’appartement, etc. C’est un résultat analogue, mais en sens inverse, qu’il s’agit maintenant de déterminer. Au lieu de prendre à la masse, l’État, par son organisation du crédit, rendra à la masse. Lequel donc vaut le mieux pour le pays d’imposer, comme le propose M. de Girardin, au profit du gouvernement, 1 ou 2 pour 1,000 sur les capitaux mobiliers, sur les métalliques, ou d’amener par une bonne organisation du crédit les capitalistes à baisser d’autant leur intérêt ? Dans le premier cas, l’impôt perçu est rejeté par le capitaliste sur le débiteur hypothécaire, puis par celui-ci sur la masse, et consommé improductivement par l’État ; dans le second, c’est le capital qui de lui-même s’offre avec réduction de 1, 2, etc., pour 100 d’intérêt, au profit de l’entrepreneur-propriétaire, qui consomme cette remise reproductivement. N’est-ce pas comme si l’État, après avoir frappé, par l’impôt, la rente foncière, dégrevait d’autant, par la Banque, la propriété, comme s’il lui créait un équivalent de rente sur les capitaux d’emprunt ?

L’organisation du crédit mobilier et foncier donnerait lieu à des observations analogues. Mais je ne puis me lancer dans ce vaste sujet : je laisse à mes lecteurs le soin de développer le principe et de le pousser à ses dernières conséquences.

L’État, en livrant le crédit public à une exploitation de privilége, alors qu’il devrait tout au plus le confier à une compagnie fermière qui l’exploiterait au profit de la nation, l’État manque à ses devoirs envers le pays ; il est infidèle à son mandat tel qu’il a été défini par le droit moderne, et consistant à pousser les citoyens, en vertu de l’égalité des droits, à l’égalité des fortunes, et par l’égalité des fortunes à l’égalité de contribution. Mais nous sommes loin encore du temps où l’État ne sera plus que l’agent des intérêts généraux, le protecteur de la plèbe travailleuse, contre le débordement de l’exploitation usuraire et parasite…

Voici donc l’État chef et directeur du crédit public, comme il l’est de la justice. Quelle rémunération pour ce service lui sera allouée ?

Ce que je vais dire de l’impôt sur le crédit s’appliquant à tous les services reproductifs de l’État, je prie les honorables juges du concours de m’accorder, pendant une minute, un redoublement d’attention.

La dotation de l’État, que nous avons établie sur la rente foncière, étant fixée dans sa quotité, le travail de l’administration consistera uniquement à proportionner les autres natures de recette, de manière à parfaire le budget.

Ainsi, dans un État comme la France, où le budget normal ne devrait pas en temps de paix, et abstraction faite des dettes, dépasser 500 millions, soit le vingtième du revenu du pays, la rente foncière fournissant à elle seule les trois cinquièmes de cette somme, ce sont 200 millions qu’il reste à procurer.

Si les dépenses excédaient 500 millions, l’excédant devrait être réparti de manière que la rente foncière en eût les trois cinquièmes, le reste proportionnellement entre les autres taxes, de sorte que la charge la plus lourde, formant les trois cinquièmes de la totalité du budget, portât toujours sur la rente, de toutes les matières imposables celle qu’il y a le moins de risque de surcharger, dût-on aller jusqu’à son entier épuisement.

Il faut d’ailleurs qu’il en soit ainsi afin que la classe des propriétaires, en tout pays la plus influente, soit directement intéressée au dégrèvement de l’impôt, et qu’elle constitue, vis-à-vis du pouvoir, une censure permanente, irrésistible. La propriété, il faut le dire, a jusqu’ici oublié ses devoirs. Elle s’est montrée, en ce qui touche les dépenses de l’État, d’une tolérance, pour ne pas dire d’une complicité scandaleuse. Un budget qui enlève à une nation le dixième de son revenu est excessif ; que dire d’un système d’impôt qui, grâce à la faculté illimitée d’ouvrir des crédits, à la facilité d’accumuler les dettes, enlève jusqu’au sixième et au delà ? Pour remédier à de tels abus, ce ne sont plus des théories de l’impôt qu’il faut demander, ce sont des mesures à perpétuité révolutionnaires.

Ces principes posés, la taxe à établir sur la circulation banquière, en autres termes, le taux de l’escompte à la Banque nationale, se réduit à un calcul de proportion que chacun peut faire. Je me bornerai, pour mon compte, à une simple observation de droit.

En principe, et d’après le droit moderne, l’État, considéré comme échangiste, rend ses services à prix de revient, ce qui veut dire, en langage commercial, gratuitement. Il ne tire des capitaux dont il dispose, et qui sont ceux de la nation, aucun intérêt ; il ne prélève, en sus du prix de revient de son travail, aucun bénéfice. Mais, attendu que la somme des frais et dépenses des services de l’État dépasse la dotation qui lui est assignée, il est nécessaire qu’il reçoive, en certains cas, en sus du prix de revient de ses services, un excédant, non à titre de profit, mais à titre d’impôt.

Que peut donc coûter à l’État le service du crédit public ?

Une banque nationale, disait fort bien Napoléon Ier, doit opérer sans capital. Les actions de la Banque de France, versées en guise de cautionnement, ne sont pas entrées dans ses caisses ; le montant en a été livré à l’État, qui en paye l’intérêt. Ce qui forme aujourd’hui l’encaisse de la Banque n’est pas l’argent de ses actionnaires ; c’est l’argent du public, dont il est absurde de faire payer au public l’intérêt. Mais l’État, ou, pour mieux dire, la nation, n’a pas besoin de cautionnement, d’autant moins qu’une banque nationale, opérant avec la prudence qui est sa loi, n’est exposée à aucune perte. Ainsi, la Banque de France actuelle, avec les trois signatures, n’éprouve généralement pas de banqueroute : si quelque sinistre de ce genre lui arrive, on peut dire que c’est sa faute. La cause en est au favoritisme qui accompagne tout monopole. Depuis soixante ans, elle s’est trouvée quelquefois embarrassée, elle n’a jamais été sérieusement en péril.

Les frais de la Banque nationale se réduisant donc à de simples frais d’administration et de personnel, ce sont ces frais seuls qu’en principe l’État aurait droit de percevoir à titre d’escompte. Portons-les à 1/8 pour 100 des sommes escomptées. Mais, par les considérations précédemment exprimées, l’État établira en outre sur cette catégorie de transactions une taxe qui pourra varier, selon les besoins et les circonstances, de 1/2 à 3/4 pour 100.

En résumé, le service du crédit public est essentiellement un service public. Que le gouvernement n’y mette pas directement la main, je le veux, je le demande même. C’est aux chambres de commerce réunies qu’appartiennent l’organisation, la surveillance et la haute direction de ce service, dans lequel l’État n’intervient que comme gardien de la loi, et pour la détermination et la perception d’un impôt (U).

Voies de transport. — Ce que je viens de dire du service des banques s’applique de tous points au service des transports, en ce qui touche du moins les voies de circulation. C’est par un respect mal entendu de la liberté industrielle, disons la vérité tout entière, c’est par une politique de réaction que les gouvernements, exagérant leur impuissance, se sont dessaisis, au profit des compagnies agioteuses, de l’initiative qui leur appartenait dans la construction et l’exploitation des voies ferrées. Sans doute, le droit de l’État n’a jamais été méconnu. C’est en vertu de ce droit qu’ont été faites les concessions ; qu’ensuite l’État est intervenu pour une part dans les dépenses de construction ; qu’après une exploitation plus ou moins longue des compagnies, il doit rentrer dans la propriété des voies et du matériel, et qu’enfin il s’est réservé la faculté de rachat, dont on s’attend à chaque instant à le voir faire usage.

Réintégré dans la possession des chemins de fer, je ne pense pas que l’État les doive exploiter directement par lui-même ou les mettre en régie, pas plus que les banques. Il méconnaîtrait en cela ses attributions et manquerait à ses devoirs envers les classes travailleuses, pour qui les chemins de fer sont un moyen d’association et d’émancipation des plus puissants. Le service effectif des chemins de fer, en un mot, doit être laissé à des compagnies fermières, formées autant que possible d’ouvriers et d’employés associés ou du moins participants.

Ce qui nous intéresse plus spécialement ici est la détermination du revenu que les voies de transport peuvent fournir à l’État. Je continue de raisonner comme je l’ai fait dès le commencement de ce chapitre, dans l’hypothèse d’un budget normal.

Toute création d’utilité publique, exécutée par l’État à l’aide de capitaux fournis par le pays, se distingue des entreprises analogues formées par l’industrie privée, en ce qu’elle ne donne lieu ni à un remboursement ou amortissement du capital dépensé, ni à rente ou intérêt. Ainsi les capitaux dépensés par l’État pour la construction des routes, des ponts et chaussées, sont dépensés, on peut le dire, à fonds perdu, en ce sens que l’État n’en retire aucune espèce de rente, n’en recherche point, à l’aide de taxes ou de péages, l’amortissement : du moins, il n’est pas d’une saine économie qu’il le fasse. On sait quel mécompte a entraîné la construction des canaux en 1821, conçue et exécutée d’après l’idée contraire. Il en doit être de même des chemins de fer, en ce qui concerne le compte d’établissement.

Quant aux dépenses d’exploitation, il paraît juste que l’État, qui en fait l’affermage à forfait à des compagnies d’entrepreneurs, exige des voyageurs et consignataires un prix de transport rémunératoire du service des compagnies, plus tant pour cent de ce prix, à titre d’impôt.

Ainsi, dans le prix de transport des chemins de fer exploités par l’État ne doivent pas figurer les intérêts des capitaux engagés dans l’acquisition des terrains, les terrassements et travaux d’art, la pose des rails et la construction du premier matériel. Ce prix se compose uniquement des dépenses d’administration, de personnel, de combustible et d’entretien. Le résultat de ce système, appliqué aux voies ferrées de la France, aurait été de dégrever la circulation des voyageurs et des marchandises de plus de 50 pour 100. (Des réformes à opérer dans l’exploitation des chemins de fer. Paris, 1855, Garnier frères).

Le gouvernement français, en répartissant la construction de son réseau sur une période de vingt-cinq années au moins, au lieu d’accumuler les travaux en cinq ou six ans, aurait pu facilement, sans obérer le pays et à l’aide des premiers produits, subvenir seul à toute la dépense. Il ne l’a pas voulu. Les majorités parlementaires de Louis-Philippe et de la République s’y sont opposées ; l’Empire a trouvé la besogne à moitié faite : nous vivons dans un siècle où les gouvernements seraient réputés chose inutile, s’ils ne servaient à la fortune de ceux qui s’en font les clients. C’est ainsi que les choses se passaient sous l’ancien régime, et ce que le nouveau aura fort à faire d’abolir.

Quoi qu’il en soit, les frais de transport sur les chemins de fer, déduction faite des intérêts et amortissements, étant de 2 centimes 1/2 par kilomètre et par voyageur, et de 3 centimes par tonne et par kilomètre pour les marchandises, il était facile, sans accabler le public, d’ajouter à ce prix un dixième ou plusieurs dixièmes pour l’État, à titre d’impôt, ce qui, sans aucun frais de perception, ne laisserait pas de procurer au budget une recette de 10 à 15 millions.

Dernière observation.

Les voies ferrées étant des instruments d’utilité publique dont le bénéfice profite en dernière analyse à la communauté tout entière, les dépenses d’établissement couvertes par l’impôt, celles d’exploitation par la perception d’un tarif, il en résulte que partie de la dépense est supportée par la masse, partie acquittée par ceux-là mêmes qui emploient le chemin de fer ; ce qui de tous points est conforme à la justice.

D’après les mêmes principes, nous devrions maintenir un droit minime de circulation sur les rivières et canaux, de pilotage ou d’attache dans les ports, de péage même ou de bascule là où le service public le réclame, moins pour l’importance des recettes que pour la marche des affaires et la formation des statistiques. Il est bien que l’État, sans gêner ni vexer personne, sache tout ce qui entre et tout ce qui sort, tout ce qui circule : les administrations publiques, l’État et les communes y sont au plus haut point intéressés, et les citoyens de même.

Mines. — Ce que nous avons fait pour le crédit public et les banques, ce que nous venons de faire pour les voies de transport, nous devons l’exécuter également pour les mines. Les mines sont une richesse nationale qui ne peut être régie par les règles ordinaires de la propriété privée. La loi de 1810, inspirée du même préjugé qui donna lieu aux concessions de banques et de chemins de fer, est à reviser. Ici, la théorie de la rente se présente à nous sous un nouvel aspect qu’il importe de bien saisir.

Lorsque nous avons choisi la rente foncière pour pivot d’un nouveau système d’impôts, nous avons plus ou moins raisonné d’après l’opinion commune et d’après l’usage reçu, qui tous deux s’accordent à reconnaître l’existence en soi et la réalité objective de la rente. En cela, nous avons judicieusement agi, et nous n’avons nullement la pensée de revenir sur nos conclusions.

Cependant, il est certain, et c’est une des choses les mieux démontrées de l’économie politique, qu’au point de vue de la collectivité sociale la rente est un mot qui ne représente aucune réalité positive. Il n’y a pas plus de rente foncière que de rente industrielle ou mobilière : ces expressions n’indiquent que des rapports de particulier à particulier, de propriétaire à fermier, de prêteur à emprunteur, etc., mais rapports qui, au regard de la société, s’évanouissent. Devant la nation, le produit brut et le produit net sont identiques.

Ainsi, une nation ne cultive pas plus de terre qu’il ne lui en faut pour se nourrir ; il est même des pays où la terre manque à la population, témoin la Belgique, obligée d’acheter chaque année à l’étranger pour 15 millions de francs de céréales. De ce côté donc il n’y a pas de rente, il ne peut pas y en avoir. L’idée de rente appliquée à une nation, à l’humanité tout entière, implique contradiction.

Sans doute, le laboureur récolte plus qu’il ne lui faut pour subsister ; mais il récolte pour l’industrieux, qui de son côté travaille pour le cultivateur : compensation faite, la terre n’a produit que ce dont la communauté avait besoin ; il n’y a pas de reste, il n’y a point de rente. La preuve qu’il ne peut pas y en avoir, c’est que, s’il se trouvait après la récolte un excédant, cet excédant formerait une non-valeur : dès la troisième ou la quatrième année, on cultiverait moins, l’excédant ne se reproduirait plus.

La rente est donc chose essentiellement relative et personnelle : c’est cette part du produit qui excède la dépense du cultivateur, et qui, en se généralisant, donne lieu dans chaque pays à la formation de deux classes nouvelles de citoyens, la classe des industrieux et la classe des propriétaires, cette dernière tendant d’ailleurs et de plus en plus à se confondre, partie avec les exploitants du sol, partie avec les industrieux, commerçants, fonctionnaires publics, etc.

Or, ce que nous venons de dire de la terre est vrai, à plus forte raison, des établissements de crédit, des voies de transport et des mines. Ni les uns ni les autres ne donnent de rente ; je raisonne toujours du point de vue de la collectivité : un tel rendement est chose impossible, contradictoire.

Il n’y a pas, il ne saurait y avoir, au point de vue de la richesse générale, une rente de l’argent. La fabrication de la monnaie fait partie des frais généraux de la société ; elle a pour but, non de procurer une jouissance, mais de faciliter les échanges et partant la consommation des produits : c’est un supplément de travail, qui par lui-même est absolument improductif ; comment procurerait-il à la nation une rente ?

De même, et par des considérations semblables, il n’y a pas, il ne saurait y avoir une rente des routes, des canaux et des chemins de fer. Comme l’argent sert à l’échange des produits, mais sans être lui-même un produit, puisqu’il ne consomme pas, pareillement, les voies de transport servent à la circulation desdits produits, mais sans qu’on puisse les considérer elles-mêmes comme des produits, attendu que, pas plus que l’argent, et bien qu’il faille les réparer et entretenir, elles n’entrent dans la consommation. Comment donc, encore une fois, donneraient-elles une rente ?

Les mines sont des dépôts créés par la nature, des espèces de magasins publics pour l’avantage d’un certain nombre de générations, mais qui ne se renouvellent pas. Il se peut que l’extracteur en tire annuellement fort au delà de ce qui est nécessaire à son existence ; mais au point de vue de la société qui embrasse la série des générations, on ne saurait admettre que l’usage des mines constitue une rente. C’est un approvisionnement qui se consomme, voilà tout : ce qui est précisément le contraire de la rente.

En soi, je le répète, dans la nature des choses et au point de vue de la collectivité sociale, la rente ne représente rien, n’est rien. C’est zéro.

La terre cultivable a été partagée, appropriée : il était inévitable qu’elle le fût ; il faut qu’elle le soit. C’est à la suite de ce partage que s’est manifesté, dans les relations d’exploitant à exploitant, de propriétaire à fermier, ce que nous appelons aujourd’hui rente. L’État n’avait ici rien à changer, rien à détruire : il a pris les choses telles qu’il les a trouvées et les a couvertes de sa protection. Nous disons aujourd’hui que c’est sur la rente qu’il doit faire pivoter l’impôt, non point comme si la rente devait être considérée par l’État comme un don gratuit de la nature envers la nation, mais parce qu’elle est un don gratuit pour ceux qui en jouissent, les rentiers.

Il s’agit maintenant de savoir si l’État en usera de même avec les établissements de crédit, avec les voies de circulation et les mines ; en autres termes, s’il imposera la rente de l’argent, des chemins de fer, des canaux et des mines, c’est-à-dire les profits des banquiers, des commissionnaires et des extracteurs, comme il a imposé ceux des propriétaires terriens ; ce qui signifie que la constitution desdites rentes serait consacrée et rendue définitive par l’impôt.

De tout temps l’État obéissant à ses tendances aristocratiques, et considéré par ceux qui l’inspirent, le dirigent ou en exercent les fonctions, comme une métairie qui doit les enrichir, l’État, loin de demander à la rente la plus forte part de ses dépenses, a tendu au contraire à la dégrever ; bien mieux, il s’est efforcé de créer des rentes là où il ne devait pas y en avoir, à augmenter la classe des rentiers au détriment de celle des travailleurs. Par ces créations illusoires, l’État, qui s’imaginait enrichir la nation, n’a fait qu’aggraver l’iniquité de l’impôt.

C’est ainsi qu’il a concédé à des compagnies de spéculateurs le privilége des banques, celui des mines, celui des canaux et des chemins de fer. L’empereur Napoléon Ier regardait comme un de ses titres de gloire d’avoir, par sa législation minière, créé un nouveau genre de propriété : en quoi il ne se serait point trompé, si l’exploitation minérale avait pu être assimilée à l’exploitation agricole.

Or, nous avons vu que le crédit public constitue un service public ; que ce service, loin de pouvoir donner lieu à une rente, en exclut au contraire l’idée ; nous avons vu qu’en matière de crédit et de banque la rente, loin de servir la circulation, agissant comme un monopole, est une cause de déficit et un principe de misère. C’est pourquoi, rétablissant le crédit sur sa base légitime, nous avons fait rentrer dans la masse la totalité des bénéfices, agios, escomptes et usures prélevés par les concessionnaires et monopoleurs, moins une fraction minime réservée à l’État à titre d’impôt.

Nous avons opéré de même à l’égard des canaux, routes et chemins de fer : en userons-nous encore de même vis-à-vis de la propriété minière ?

À cette question je réponds, et ce sera ma conclusion sur le rôle politique et économique de la rente, qu’en principe la tendance de la société, surtout depuis la révolution de 1789, n’est point à une création artificielle de nouveaux rentiers, au développement de la classe privilégiée, mais à l’émancipation et à la suprématie de la classe travailleuse ; en ce qui concerne particulièrement la propriété minérale, que l’exploitation des mines a donné lieu depuis cinquante ans aux plus scandaleux abus ; qu’il implique contradiction et que ce serait, de la part du gouvernement, une sorte de forfaiture, que des dépôts qui intéressent les générations à venir soient livrés à des mains avides, dont le seul but est de satisfaire aux jouissances présentes ; conséquemment qu’il y a lieu d’assimiler les mines aux chemins de fer, d’organiser des compagnies ouvrières qui les exploitent, d’en faire livrer les produits aux citoyens à prix d’extraction, sauf un impôt ad valorem à percevoir par l’État.

Docks. — Ce mot, dont l’origine exotique trahissait d’avance une pensée de spéculation et de charlatanisme, ne réveille pour le public français que des souvenirs de honte. Essayons de lui faire signifier quelque chose d’honorable autant que d’utile.

Au nombre des fonctions de l’État, de même que nous avons placé la direction du crédit public, nous devons placer encore la discipline du marché.

Il ne s’agit point de faire de l’État un négociant, un marchand de vins, de blés, de tissus, de métaux ou de bois, d’épiceries, drogueries et denrées coloniales, pas plus que nous n’en avons fait un banquier, un agriculteur ou un métallurgiste. Telle ne saurait être notre pensée.

L’État a fait, il était de son droit et de son devoir de faire, et il a raison de maintenir les lois (art. 419 et 420 du code pénal) contre les manœuvres frauduleuses ayant pour objet la hausse et la baisse des marchandises, contre les coalitions, l’agiotage sur les actions, les accaparements, etc. L’observation de ces lois est devenue plus que jamais nécessaire à une époque où le commerce des actions s’exerce au profit des puissants du jour ; où les coalitions de capitalistes permettraient presque à chaque instant de renouveler le Pacte de famine. Or, il est un complément indispensable à ces lois, sans lequel l’action répressive des tribunaux et de la haute police restera éternellement impuissante : c’est de créer, dans l’intérêt des producteurs et des consommateurs, des entrepôts et bazars placés sous la surveillance immédiate des conseils municipaux et des chambres de commerce, tenus par des agents à la nomination desdits conseils et chambres, et fonctionnant comme mandataires-jurés de tous les particuliers qui leur confieront leurs produits.

Ces entrepôts feraient un service analogue à celui des docks anglais, emmagasineraient les marchandises, en procureraient la vente, feraient la commission, accorderaient des avances en numéraire aux déposants, et, par là, serviraient de régulateurs au marché national. Le commerce n’en resterait pas moins libre, de même que la banque et la commandite, le courtage, la commission et le change : seulement il y aurait une concurrence de plus, qui, ne recherchant ni l’avilissement des marchandises, ni l’exagération des prix, obéissant scrupuleusement à l’impulsion authentique de l’offre et de la demande, servirait, comme je viens de le dire, de régulateur, et donnerait chaque jour les chiffres de la mercuriale.

Cette idée a reçu déjà à plusieurs reprises un commencement d’exécution, plus ou moins intelligente, dans les cotes officielles de la Bourse, la tarification du pain, l’établissement de boucheries et boulangeries sociétaires et communales.

Parmi les consignations qui seraient faites à ces entrepôts figureraient les denrées versées à l’État en acquittement de l’impôt ; un compte serait ouvert au fisc, à l’entrepôt, en même temps qu’au déposant : de sorte que, par cette combinaison des plus simples, application du principe de mutualité, les citoyens seraient garantis contre les risques de cherté et d’avilissement, toutes facilités accordées aux contribuables pour s’acquitter envers le fisc, qui de son côté n’aurait plus de poursuites à exercer et rien à perdre.

Quel revenu l’État tirera-t-il de cette création d’entrepôts ? Un bénéfice de commission sur les denrées qu’il aura reçues en acquittement de l’impôt ? Non : l’État ne fait aucun commerce, ni commission, ni change ; il ne pousse ni à la hausse ni à la baisse. En faisant vendre au cours les marchandises à lui livrées, il ne retient que le montant de ses frais : le surplus est passé au crédit des déposants. Or, de quoi se composeraient ici les frais d’entremise de l’État ?

1° D’une patente de 1re classe ou double de 1re classe, comme s’il faisait le commerce de commission et entrepôt : puisque c’est une concurrence régulatrice qu’il crée, il est juste qu’il supporte toutes les charges du commerçant ;

2° Des contributions établies sur les bâtiments, ou, ce qui revient au même, sur leur rente ;

3° Du droit de circulation établi sur toute marchandise entrant dans le commerce. Nous en parlerons ci-après. A quoi il faut ajouter maintenant tant pour cent à titre d’impôt. Tels sont les éléments de la redevance à payer à l’État pour les docks et entrepôts, et qui ne serait pas, à coup sûr, la moins méritée.


Dessèchements, défrichements, reboisements, etc. — Cette nature de service est, comme les précédentes, au nombre des plus utiles : nous lui appliquerons la même discipline.

L’État n’est point agriculteur, mais seul il peut exécuter certains travaux préparatoires qui exigent d’immenses capitaux et dépassent les facultés des plus riches citoyens. Les terres qu’il défriche et assainit, il les vend aux enchères, ce qui vient en atténuation de ses dépenses, et à la longue lui constitue, par la rente, une augmentation de revenu.

Pareillement les bois que l’État retire des forêts doivent être vendus aux habitants à prix de revient, plus tant pour cent à titre d’impôt, impôt que l’on pourrait même considérer comme la part de l’État dans l’affouage.

Les rivières et étangs sont affermés pour la pêche. Rien en tout cela qui mérite d’arrêter l’attention, si ce n’est l’observation constante de ce principe d’économie publique encore si peu compris : L’État ne trafique pas de ses services ; il n’exige les capitaux qu’il consomme ni amortissement ni intérêt : il livre son travail à prix de revient, plus un léger excédant à titre d’impôt.


Service des postes et télégraphes. — Mêmes principes que ci-dessus, sauf cette observation particulière, que le gouvernement, qui du reste doit laisser l’exécution du service postal et télégraphique à une compagnie, respectera le secret des lettres. Il y a moins de danger pour la sûreté de l’État et pour la morale publique à laisser passer la lettre d’un assassin, qu’à violer le sanctuaire des confidences missives, et à surprendre les faiblesses des honnêtes gens.

Poudres et salpêtres. — Par des raisons de sûreté autant que de police, l’État s’est attribué en France le monopole de la fabrication des poudres : qu’il le garde.


On ne saurait évaluer la somme que l’État peut avoir à retirer de la catégorie de services que nous avons appelés services directement reproductifs, et qui sont : le crédit public, les voies de transport, les mines, les docks, les travaux de défrichement, de reboisement, etc., les eaux et forêts, les postes, les poudres et salpêtres.

Ce que nous devons surtout remarquer, c’est qu’en même temps que le fisc trouve ici une source légitime de revenu, dont l’acquittement est, on peut le dire, insensible au public et la perception nullement coûteuse, il supprime les monopoles qui grèvent la production, la consommation, le travail et la propriété d’un poids plus lourd que les plus lourds impôts, en sorte que lorsque l’État, sur de semblables services, perçoit une taxe de 1, il fait jouir la nation d’un bénéfice de 10.

Comment peut-on parler de réformer l’impôt, lorsque, après l’avoir exagéré au delà de toutes les bornes par l’entretien plus ou moins forcé des armées permanentes, par l’accroissement des dettes, par la centralisation et la bureaucratie, par le luxe imposé des cours, par la fonctionomanie, on livre le crédit public à l’exploitation usuraire, les voies de transport à la spéculation agioteuse, le commerce à toutes les audaces de la coalition et de l’accaparement, comme si les malheurs de l’État pouvaient servir d’excuse au parasitisme, et ses gémissements d’appel aux vautours et aux loups cerviers ! Ne voit-on pas que toutes ces choses se tiennent, l’impôt, les services publics et leur détermination, le travail, la propriété, l’industrie, l’agriculture et le commerce ; qu’elles doivent se balancer les unes par les autres comme des forces qui concourent à une même œuvre, l’augmentation du bien-être et de la liberté de tous ?

Les économistes nous entretiennent de leurs recherches érudites sur l’impôt. On nous apprend comment se pratique l’impôt en Allemagne, comment il s’exploitait jadis en France. On fouille les bibliothèques, pour savoir de quelle sorte le fisc en usait à Rome et à Athènes ; on nous dit ce qui se passe en Russie, en Turquie, dans l’Inde, à la Chine. A quoi servent toutes ces fastidieuses enquêtes, dont le fond est invariable, si l’on ne parvient à en dégager certaines règles, certains principes, applicables à tous les lieux, et qui, sous des formes variées, donnent enfin l’équation approximative de ce problème rigoureusement insoluble, l’impôt ?


§ 9. — IMPÔTS FACULTATIFS.


La dotation de l’État sur la rente foncière, puis les revenus divers qu’il tire de l’organisation du crédit public, du service des transports, de l’extraction des mines, de l’établissement des docks et entrepôts, des eaux et forêts, des postes, peuvent être considérés comme la base naturelle de tout système d’impôt, le fonds premier, invariable, sur lequel subsiste tout gouvernement.

La tendance du fisc doit être de se rapprocher de plus en plus de la limite marquée par cette double catégorie de recettes, l’impôt sur la rente foncière et celui sur les services publics, en sorte qu’il puisse un jour n’avoir rien à demander de plus au pays. Cet idéal ne devant pas se réaliser de sitôt, à moins d’une liquidation révolutionnaire, force est au gouvernement de s’adresser, pour couvrir son déficit, à la bourse des citoyens : c’est ce qui a lieu d’une infinité de manières, plus ou moins appropriées à l’état économique et aux habitudes des nations, et dont nous allons citer quelques-unes.

L’ordre judiciaire, malgré les amendes et frais qu’il inflige aux condamnés ; l’instruction publique, nonobstant la rétribution légère exigée des élèves ; — l’armée, en dépit des victoires, des contributions de guerre et des conquêtes ; — le culte, enfin, peuvent être considérés comme ne fournissant aucun revenu. Nous n’y aurons donc aucun égard.

Reste cependant à compléter, par les voies que nous jugerons les plus convenables, la somme de contributions déclarées nécessaires au service de l’État. Cette somme, évaluée au vingtième du produit national dans les conditions de paix et d’ordre que nous avons dites, la dotation de l’État et les services publics directement reproductifs d’utilité nous en ont fourni, par hypothèse, les quatre cinquièmes, soit 400 millions sur 500. C’est donc encore une somme de 100 millions, qu’il s’agit de trouver. Je continue de prendre pour terme de comparaison le budget de la France : rien n’étant plus aisé que d’appliquer ensuite les principes posés et les conclusions développées aux budgets des autres pays.

Or, nous trouvons en France une longue série de taxes diverses, que l’on peut qualifier toutes de facultatives, en ce sens qu’elles sont de pure invention fiscale, que rien dans la science économique ne les justifie a priori, qu’elles ne découlent pas d’un droit, comme la part de l’État dans la rente, ou ne sont pas motivées par un service rendu, comme la taxe des banques et transports. Elles sont facultatives encore en ce qu’elles n’ont rien d’organique, de compensatoire, et que leur suppression, loin de nuire à la marche de la société, ne servirait qu’à faciliter son mouvement, d’autant qu’elles n’ont absolument d’autre but que de suppléer à l’insuffisance d’un revenu que les anomalies sociales, les révolutions dynastiques, les folies du pouvoir et l’imbécillité populaire laissent fort en arrière.

Impôts de consommation : sels, tabacs, vins, bières, eaux-de-vie, sucres, viande, etc. ;

Enregistrement, timbre ;

Impôt sur les maisons, portes et fenêtres ;

Impôt somptuaire, impôt mobilier ou contribution locative ;

Patentes, licences ;

Douanes et octrois ;

Passe-ports et ports d’armes.

J’en oublie, mais peu importe. Prenons cette liste. Ce n’est pas à la science économique de se mettre en frais d’invention pour découvrir de nouveaux impôts.


Impôts de consommation. — Puisque tout impôt se résout en une taxe de consommation, et toute taxe de consommation en une capitation, il faut conclure, ainsi que nous l’avons fait précédemment, que ce serait hypocrisie pure de la part du gouvernement de supprimer les droits sur le sel, les vins, la viande, etc., de tout temps impopulaires, et de les remplacer par d’autres tels que : impôt sur les bâtiments, droits d’enregistrement et de timbre, patentes, taxes de luxe, etc., dont le peuple, ignorant, se soucie beaucoup moins. Il faut aborder de front la difficulté et taxer tout ce qui peut être consommé, seul moyen d’alléger, par l’éparpillement de la charge, cette espèce d’impôt.

En deux mots nous maintiendrons, sauf les dégrèvements à opérer, bien entendu, toutes les taxes de consommation établies. — Il n’y a pas de droits sur la consommation du pain, et je ne propose pas d’en créer. Le peuple s’imagine que le pain ne paye pas de contribution : laissons-lui son illusion. Mais le cultivateur paye l’impôt foncier, soit la rente ; le boulanger, le meunier, payent leurs patentes ; il y a des taxes de magasinage aux halles, il y en aura dans les entrepôts. Il faut que tout paye, le blé comme le reste ; il faut que le gouvernement, dans l’intérêt même de la consommation du peuple, sache ce qui se produit et ce qui se consomme de céréales ; sans cela il ne parviendra pas à établir sa mercuriale. Ce que le blé peut payer de droit aux entrepôts n’est rien en comparaison des bénéfices que prélèvent sur le pain, à la faveur de l’anarchie mercantile, les spéculateurs sur les grains, dont les difficultés du moment ne me permettent pas de dire aujourd’hui tout ce que je pense.

Laissons subsister l’impôt du sel, la vieille et odieuse gabelle. L’exorbitance des budgets l’a rendue monstrueuse : réduite des neuf dixièmes, elle ne se sentirait plus. Il faut que le peuple et ses tribuns apprennent enfin que ce n’est pas à l’administration fiscale qu’ils doivent adresser leurs plaintes ; c’est à l’esprit même qui anime le gouvernement, à sa politique, à ce système, tantôt de concession sans mesure, tantôt d’envahissement sans frein, dans lequel, par l’antagonisme des partis et des intérêts, et de temps immémorial, il est ballotté.

Ne nous gendarmons pas contre ces fameux droits réunis, dont le malheureux Charles X eut le tort de promettre l’abolition quand il n’était pas en son pouvoir de l’effectuer. Réduisons seulement à un petit nombre, à une seule, s’il est possible, cette multiplicité de taxes qui affligent toute une catégorie de subsistances qui n’est pas de moindre nécessité que le pain. Le droit sur les vins, à Paris, est devenu prohibitif. S’il était possible aujourd’hui de le réduire des trois quarts, Paris seul fournirait aux vignerons de la Bourgogne et de la Gironde un débouché dix fois plus important que la Grande-Bretagne.

Je suis, à plus forte raison, d’avis de maintenir l’impôt sur les tabacs, et même de ne dégrever que l’espèce dite tabac de caporal, consommée par les marins, les soldats et les hommes du peuple. Hors de là, l’impôt sur le tabac me semble un impôt somptuaire du meilleur aloi ; je ne suis pas même éloigné de regarder, avec Michelet, cette consommation comme un des fléaux de l’époque actuelle.


Enregistrement et timbre. — Exempter de tout droit les petits héritages : une simple rétribution pour frais d’inscription et quittance.

Les successions après décès d’un chef de famille laissant une veuve et des enfants mineurs doivent également être exemptées.

Pour le reste, je voudrais établir un impôt progressif en raison composée : 1° de la fortune du nouvel acquéreur ou héritier, le nouvel héritage y compris ; 2° de l’éloignement de la parenté. Par là, le principe de l’héritage serait affirmé, en même temps la tendance au nivellement, qui doit être une des préoccupations du fisc, favorisée.

Quant au timbre, je ferai observer que toutes les transactions, étant placées sous la protection de la foi publique, par cela seul qu’elles sont formées, n’ont pas besoin d’authentication. Il faut le maintenir, cependant, bien que sous réserve d’une large réduction : d’abord parce que l’État a besoin de cette portion du revenu ; puis parce que cet impôt, de même que les droits payés à l’enregistrement, de même que l’impôt payé par les consommateurs de tabacs et les voyageurs par chemins de fer, tend à rester exclusivement à la charge de celui qui le paye ; enfin parce que la connaissance des transactions intéresse la statistique, et par suite le progrès de la raison publique.

Le timbre des journaux pourrait être considéré comme une taxe établie sur les annonces : c’est une branche de commerce qui n’a pas plus de droit qu’une autre à la franchise. Il conviendrait même de le rendre progressif, en raison de la masse d’annonces et du chiffre des abonnés : moyen de combattre un monopole de la plus dangereuse espèce.


Impôt sur les bâtiments, portes et fenêtres. — La concentration est le plus grand fléau qu’une société libre ait à redouter. Pour le combattre, l’impôt progressif sur les maisons offrirait un excellent moyen. Il ne s’agit pas d’abolir les villes : les lois de l’ordre politique et économique, les nécessités de la production et de la consommation elles-mêmes ne le permettraient pas. Mais il est devenu visible aux esprits même les plus grossiers, que depuis l’établissement des chemins de fer, sous l’influence des grands monopoles, les populations des campagnes tendent à s’engouffrer dans les villes ; les départements se précipitent sur la capitale, la vie déserte les extrémités et menace l’État d’une hypertrophie du centre. Rien de plus aisé que d’atteindre le mal, en frappant la propriété bâtie d’un droit qui progresserait en raison de la superficie bâtie, du nombre des logements et étages, de la ville et du quartier où elle serait située. Quant aux portes et fenêtres, elles peuvent servir par leur nombre au classement de la maison et à la fixation de la taxe ; mais il n’en devrait plus être question comme d’un élément fiscal. L’impôt sur les portes et fenêtres, en lui-même, est odieux et ridicule (V).


Impôt somptuaire. — Pas de réduction sur l’impôt des chiens, mesure d’hygiène, de civilisation, de sûreté.

L’impôt sur les matières d’or et d’argent doit être à la fois diminué et perfectionné : c’est la garantie donnée par l’État sur une nature de marchandises où la fraude est d’un préjudice énorme. La marque du gouvernement appliquée sur tout objet de luxe, d’or ou d’argent, sur les pierres précieuses elles-mêmes, devrait indiquer le poids du métal et la valeur brute de la matière, de manière que le débat entre le marchand et le chaland ne roulât que sur le travail d’art.


Patentes et licences. — L’impôt des patentes et licences frappe directement le commerce et l’industrie. Afin donc de pousser toujours plus au nivellement et de maintenir l’équilibre entre les fortunes, hors duquel l’égalité de l’impôt est une chimère, je voudrais deux choses :

a) Que la patente fût tout à la fois proportionnelle au capital engagé et au nombre des ouvriers occupés par l’entrepreneur, et progressive selon l’importance de la localité, s’il s’agit d’un entrepreneur simple particulier ;

b) Qu’elle fût du plus bas degré au contraire, s’il s’agit d’une société ouvrière.

À cette occasion, je rappellerai qu’un des devoirs du gouvernement est de procurer, avec l’instruction élémentaire, le développement de l’instruction professionnelle, seul moyen de soutenir et d’égaliser les salaires et d’arriver à l’extinction du prolétariat. Déjà, à propos des chemins de fer, des banques et des mines, nous avons parlé des associations à former, vrais boulevards des libertés ouvrières, et qu’il est du devoir de l’État de provoquer. La même initiative ne lui appartient point à l’égard des manufactures : il suffit qu’il indique le but à atteindre par l’éducation donnée aux masses et l’aménagement des impôts.


Douanes et octrois. — La douane est une taxe de consommation sur toutes les marchandises qui du dehors pénètrent dans l’intérieur du pays, ou qui du dedans s’exportent sur les marchés étrangers. Aussi longtemps qu’il existera un impôt de consommation et que l’humanité sera divisée par États, il existera une douane.

L’impôt des douanes, à l’importation et à l’exportation, se décompose en deux espèces de droits :

Droit fixe, c’est à proprement parler l’impôt ;

Droit de compensation, ayant pour but de protéger soit l’industrie, soit la consommation nationale, contre la concurrence ou la demande du dehors. Je crois savoir tout ce que l’on peut dire pour ou contre le libre échange, que mon intention n’est point ici de discuter. Mais il est un point sur lequel tout le monde doit être ici d’accord : c’est qu’à l’aide du système fiscal et de l’organisation des services publics que je propose, certains services et produits peuvent être livrés aux nationaux à des prix fort réduits, dont il ne serait ni prudent ni juste de faire jouir, sans garantie de compensation, les étrangers. Pour ces services et produits, le droit de compensation à la douane doit, plus que tout autre impôt, être maintenu.

L’octroi est un diminutif de la douane : il en diffère cependant en ce qu’il est simplement un impôt et ne sert à aucune compensation.

Je laisse la douane telle qu’elle existe, sauf les réductions à opérer, et l’application plus judicieuse du principe compensateur.

Quant aux octrois, je comprends à merveille que leur incommodité les fasse supprimer, comme on l’a fait en Angleterre et comme on vient de l’exécuter en Belgique. Mais qu’on les remplace par une contribution locative, ou par une assignation sur le budget de l’État, ou de toute autre manière : aussi longtemps qu’on n’aura pas organisé la réforme générale de l’impôt dans le sens et d’après les principes exposés dans ce mémoire, on n’aura fait que remplacer une iniquité par une autre, souvent même par une pire (X).


§ 10. — RÉSUMÉ GÉNÉRAL.


Tel est l’ensemble d’idées qui est résulté pour moi de l’étude de la question mise au concours par le conseil d’État du canton de Vaud. Ces idées, pour être d’abord dégagées de la masse des faits, du chaos de l’empirisme, puis exposées avec avantage, exigeaient une critique approfondie des institutions fiscales, critique que j’eusse pu rendre beaucoup plus volumineuse, il ne m’en eût coûté que des frais de citations, mais qui, telle qu’elle, m’a paru devoir suffire à des esprits éclairés, à des administrateurs versés dans la pratique.

Une théorie complète de l’impôt, de ses principes, de ses règles, de sa nature, de son objet, de ses anomalies, de sa fonction dans le système économique des nations, n’avait jamais, que je sache, été donnée : grâce à l’appel des honorables conseillers d’État de Vaud, elle aura été du moins ébauchée, et pour la première fois.

En quoi consiste cette théorie ?

Ici, point de système préconçu, nulle tendance à l’utopie, rien qui puisse paraître étrange à la pratique même la plus surannée, rien que la fiscalité la plus routinière ait le droit de trouver paradoxal. Nous nous sommes emparés des faits, nous les avons analysés, nous en avons dégagé le principe et mis en relief l’esprit. Dans une revue rapide, nous avons esquissé l’histoire de l’impôt, tant dans la société ancienne que dans la société moderne, nous en avons déterminé le but et tiré au clair les contradictions, ce qui voulait dire les lois.

Puis, à l’aide de réductions, de transformations, de déplacements, appliquant ici la proportionnalité, ailleurs la progression ; frappant tantôt la consommation, quelquefois la production et la circulation, et faisant pivoter le système sur la rente foncière, nous avons abouti, telle est du moins mon espérance, à un ensemble rationnel, harmonique, dont toutes les parties se supposent l’une l’autre, comme les membres dans l’animal ; nous avons produit un tout organique, fonction d’un organisme plus grand encore, qui est la société et l’État.

Que de plus expérimentés remanient, à présent, le projet de réforme que nous venons d’ébaucher en prenant pour thème le budget français ; que d’autres, l’appliquant aux divers États de l’Europe, lui fassent subir toutes les modifications réclamées par les convenances locales et les habitudes ; qu’on change les proportions proposées dans ce mémoire, peu importe.

Quiconque s’occupera de l’impôt et en cherchera, pour un pays et une société quelconque, la constitution normale, devra tenir compte, avant tout, des faits et des propositions que nous avons démontrés, et que l’on peut considérer comme autant d’axiomes.

Ces faits et propositions sont :

Que l’impôt, d’après le droit ancien, fut d’abord un tribut ;

Mais que, d’après le droit moderne et d’après la science économique, ce n’est et ce ne peut plus être autre chose qu’un échange ;

Que cette transformation de l’impôt, de la société antique à la société nouvelle, est le corollaire de la transformation qu’a subie l’État, autrefois souverain, maintenant balancé par une puissance rivale, la Liberté ;

Que de cette notion fondamentale, à savoir, que l’impôt est un échange, se déduit toute sa théorie ;

Qu’ainsi, à la différence des autres échangistes, l’État doit ses services à prix de revient ;

Qu’il ne les impose pas, mais qu’il attend que la nation les lui demande ;

Qu’en conséquence de cette libre demande des citoyens, la quotité de l’impôt ne saurait s’élever d’une manière indéfinie, mais doit au contraire indéfiniment se réduire, d’où la nécessité d’assigner à l’impôt un maximum ;

Que la centralisation du gouvernement dans un grand pays est incompatible avec cette réduction illimitée des frais généraux de l’État et par conséquent avec la régularité du budget ;

Que, dans un état de choses normal, le montant des contributions paraît devoir être le vingtième du produit total du pays, et peut être abaissé au trentième ;

Que, dans les sociétés modernes, tous les citoyens étant égaux devant la loi, les charges de l’État doivent être acquittées indistinctement par tous et proportionnellement à leurs facultés ;

Que tout impôt, quelles que soient sa forme et son assiette, se perçoit en définitive sur le produit collectif ;

Qu’en conséquence toute taxe fiscale se réduit à une taxe de consommation ;

Que, par le mouvement des valeurs et la règle qui préside à la formation des prix, cette taxe de consommation se trouve acquittée, en très-grande partie, non pas individuellement comme il semble d’après les cotes de contribution, mais par la masse ;

Qu’il en résulte que l’impôt, pris dans sa généralité, se réduit, à peu de chose près, à une capitation ;

Qu’eu égard à l’inégalité des fortunes, cette capitation constitue un véritable impôt progressif en raison inverse de la fortune et directe de l’indigence ;

Que, sous l’influence de ces deux causes, le mouvement incessant des valeurs et l’inégalité des fortunes, le problème de la péréquation de l’impôt est insoluble, et que tout ce qu’on peut obtenir à cet égard se réduit à une approximation ;

Que pour revenir à la Justice dans l’impôt, la vraie méthode, le seul et unique moyen est ainsi de travailler à la péréquation des fortunes elles-mêmes, chose qui ne dépend pas de l’initiative de l’État, mais uniquement de l’intelligence et de la volonté des citoyens qui consentent à l’impôt ;

Que toute tentative faite dans une autre direction pour arriver à la péréquation de l’impôt, soit par l’impôt progressif, soit par l’impôt sur le capital, soit par l’impôt sur la rente ou le revenu, conduit à l’absurde et entraîne pour l’économie publique des perturbations énormes ;

Qu’un impôt unique, ayant infailliblement pour résultat de concentrer en un fait unique la somme des iniquités fiscales réparties dans une multitude de taxes, serait le plus écrasant des impôts et le pire des systèmes ;

Que la véritable marche à suivre étant, en fin de compte, de se soumettre à la loi, ou pour mieux dire à la tendance égalitaire, toute la difficulté consiste à tourner l’impôt dans ce sens et à l’organiser dans cet esprit ;

Que la première chose à faire pour arriver à cette fin est de constituer une dotation à l’État ;

Que cette dotation doit être établie sur la rente des terres appropriées et en bon état d’exploitation ;

Qu’en sus de cette dotation, sur laquelle doit pivoter tout le système des impôts, l’État doit établir deux catégories de taxes, l’une sur les services publics, directement reproductifs, crédit, voies de transport, mines, docks, eaux et forêts, etc. ; l’autre consistant en un ensemble de contributions facultatives, sur tous les objets de consommation et d’usage, sur les transactions, etc. ;

Que pour ces diverses contributions, l’État appliquera, selon les circonstances, aux unes la progression, aux autres la proportionnalité, de manière à favoriser le mouvement égalitaire, dont l’initiative, la direction et l’accélération appartiennent à la nation seule.

Tout cela, j’ose le dire, est simple, clair, naturel, logique, et, pour quiconque se rallie au droit nouveau, irréfragable. La pratique y trouve son explication, le mouvement historique sa justification, l’utopie elle-même sa raison. Les transitions y peuvent être aussi lentement ménagées qu’on le voudra.

Or, cette législation de l’impôt, où l’on voit l’iniquité antique se convertir peu à peu en un instrument de Justice, nous ne l’avons pas inventée, et c’est ce qui en fait le triomphe. Nous l’avons déduite de principes et de faits au-dessus de tout arbitraire ; nous l’avons dégagée, en un mot, des évolutions de l’histoire et de la contradiction des idées ; nous en avons saisi les vestiges et signalé la tendance organisatrice et libérale jusque dans les inventions de la fiscalité la plus tyrannique. En sorte que si jamais notre civilisation démocratique, victorieuse de résistances insensées, parvient à déterminer ses aspirations et à se constituer sur sa véritable base, elle trouvera son plus décisif argument, et pour ainsi dire sa consolidation, dans la théorie de l’impôt.

La réduction progressive, indéfinie, des frais de l’État ;

Des taxes combinées de telle sorte qu’elles servent tout à la fois à solder les services publics, à modérer le mouvement économique, à discipliner le marché, à favoriser l’émancipation des classes laborieuses ;

L’équilibre des propriétés ;

L’inviolabilité des héritages ;

Le nivellement des fortunes ;

La société s’avançant d’un pas égal dans la justice, la liberté et la richesse :

Voilà ce que signifie désormais pour nous ce nom, depuis tant de siècles odieux et maudit, l’Impôt.


§ 11. — OBSERVATION SUR L’IMPÔT DANS LE CANTON DE VAUD.


La dernière partie du programme contenant, avec la question à résoudre, les conditions du concours, est ainsi conçue : « De l’impôt, dans le canton de Vaud, et des modifications qu’il convient d’apporter au système actuel pour embrasser toute matière imposable et en assurer l’assiette, sans nuire au crédit, à la circulation des valeurs, au travail et au développement de la richesse. »

Je demande à mes juges, quoi qu’il puisse m’en coûter, la permission de m’abstenir complétement sur cet article. Étranger au canton de Vaud, n’en connaissant que très-imparfaitement la constitution, les mœurs, les traditions, les tendances, les besoins, les ressources, je suis forcé de déclarer mon incompétence : ce n’est pas à un théoricien cosmopolite qu’il appartient de discuter une question aussi locale. J’ai posé des principes qu’il m’est permis, sans trop de présomption, de croire universels ; en me référant fréquemment au système de l’impôt français, j’ai montré, par un éclatant exemple, de quelle manière et sous quelles conditions les réformes fiscales doivent être abordées : rien de plus aisé pour chacun que de faire un travail analogue, poursuivi dans le dernier détail, sur le budget de sa nation. Ce n’est pas tant, du reste, une série effective de réformes à introduire dans le système des contributions vaudoises que messieurs les juges du concours attendaient des concurrents, qu’un ensemble de principes certains qui pût leur servir à eux-mêmes de critère. Sous ce rapport j’ai accompli, autant qu’il était en moi, la tâche qui m’était imposée, et je ne demande pas mieux que d’être jugé sur la comparaison qui sera faite de mes principes avec les résultats de la pratique, quelle qu’elle soit.

Que pourrais-je dire, d’ailleurs, de la situation budgétaire de l’État de Vaud, qui ne fût un éloge pour son administration et une félicitation à ses heureux habitants ?

Je trouve, par exemple, que l’impôt dans le canton de Vaud, déduction faite des frais d’exploitation des bois et des salines, qui ne sauraient être considérés comme une dépense d’État, se monte à environ 15 fr. 77 c. par tête et par an. En supposant que le revenu moyen dans le canton de Vaud soit de 1,200 fr. par famille de quatre personnes, l’impôt serait d’un peu plus du vingtième ; et nous avons assigné le vingtième du produit national comme taux normal des dépenses de l’État. Quelle différence entre les citoyens de la libre et modeste Helvétie, et les sujets de ces grands groupes politiques, la France, par exemple, et l’Angleterre, où, pour un revenu certainement inférieur à celui des familles vaudoises, chaque tête d’habitant doit à l’État 50 et jusqu’à 60 fr., sans compter l’octroi des villes, c’est-à-dire près du cinquième du revenu ! Que la démocratie vaudoise en soit convaincue : personne, en France, ne songerait à attaquer l’impôt, personne ne se plaindrait de son inégale répartition, si tout à coup, par un miracle du ciel, cet impôt du cinquième était réduit au vingtième du produit. On ne parlerait plus d’impôt progressif, ni d’impôt sur le capital, ni d’impôt sur les rentes ; on ne crierait ni contre l’enregistrement, ni contre le timbre, ni contre les patentes, licences et douanes ; on n’aurait pas le moindre grief contre la gabelle et les droits réunis. Trente-cinq francs par personne et par an remis par le fisc aux contribuables, deviendraient pour la masse des familles comme un petit héritage : la France se croirait la plus libre, la plus riche, et serait la plus joyeuse des nations.

D’après les renseignements que j’ai pu me procurer, l’impôt foncier, équivalent d’un impôt sur la rente, est soumis dans le canton de Vaud, ainsi que le droit d’enregistrement, à une certaine progression. C’est aussi ce que je suppose ; seulement l’impôt foncier, au lieu de fournir les 3/5 de l’impôt, comme je le voudrais pour la France, en le convertissant en un impôt sur la rente, ne supporte, dans l’État de Vaud, que le cinquième de la contribution. Il ne m’appartient pas, je le répète, d’élever à cet égard la moindre critique. Je pense seulement que cette taxe pourrait être augmentée, sans danger pour la propriété, si, par l’organisation du crédit public, par la réforme des marchés, etc., l’État de Vaud pouvait obtenir à ses propriétaires une compensation, sans laquelle toute surtaxe pourrait être accusée d’injustice. Il s’agirait aussi de savoir quelle est, sur la totalité de la population dans le canton de Vaud, la proportion des familles propriétaires ; car il est évident, d’après nos principes, que plus les propriétaires seront nombreux, en autres termes, mieux la propriété sera répartie et les fortunes égalisées, plus on pourra laisser au rentier, puisque l’impôt, quel qu’il soit, se rapprochera toujours, dans ce cas, de l’égalité. Il en est autrement en France, en Angleterre, où la terre est répartie d’une manière beaucoup moins égale, et où le tiers de la nation et même davantage appartient à l’industrie : là il est évident que la rente doit être frappée, la masse de l’impôt établie sur elle, d’abord pour raison de justice, puis pour raison d’équilibre.

Il est une institution qui manque à la Suisse, que l’on ne rencontre encore nulle part sur le globe, et que l’on me permettra de considérer comme un des rouages principaux de cette grande machine fiscale : c’est le service du crédit public, organisé par le public, et fonctionnant pour le compte du pays. J’ignore si une création de cette importance conviendrait à un petit État comme le canton de Vaud ; mais elle conviendrait éminemment à la Suisse, et s’harmoniserait à merveille avec son système fédératif.

Que dirai-je de plus ? La Suisse entière, le canton de Vaud pour sa part, sont la preuve vivante de la vérité de cette proposition, qu’une des conditions de l’État moderne et de l’économie des frais généraux de la société est dans la décentralisation du pouvoir. Les partisans de la centralisation politique, du gouvernement unitaire, du pouvoir fort, affirment à qui veut les entendre que la France lui doit sa prospérité, sa puissance et sa gloire. La réplique ne m’embarrasserait guère… Mais à quoi bon ? De telles récriminations sont hors de saison et seraient en pure perte. Ce qui est incontestable et qui importe davantage à notre sujet, c’est que depuis soixante ans seulement, et sans remonter plus haut que le consulat, la France doit à son système gouvernemental d’avoir vu porter son budget à 1,929 millions, non compris les octrois, soit un cinquième environ du produit collectif ; de payer, pour des dettes qui grossissent tous les jours, 562 millions d’intérêts et d’amortissement ; de posséder une féodalité industrielle pire que la féodalité terrienne, et d’être en proie à un paupérisme tellement actif, qu’on le voit d’année en année changer la classe moyenne en prolétariat.

Que la démocratie helvétienne, chassant loin d’elle toute passion cupide, tout esprit de parti et toute vaine utopie, apprenne, par l’étude calme des institutions et des faits, quelles sont les vraies conditions du bien-être des masses, du gouvernement à bon marché et de la liberté ; qu’elle daigne surtout réfléchir que les anomalies dont elle se plaint en matière d’impôt tiennent généralement à des causes sociales, rarement à une mauvaise volonté fiscale ; qu’à cet égard toutes les nations de l’Europe, aujourd’hui comme autrefois, souffrent des mêmes abus, et que c’est encore dans les États les plus faibles qu’il se rencontre le plus d’équité et le moins de souffrance. Qu’elle considère, enfin, que pour faire cesser l’inégalité de l’impôt et guérir cette plaie du paupérisme qui soulève à chaque instant les sujets contre les gouvernements, il ne suffirait même pas aux citoyens d’une république quelconque d’introduire dans leur droit public toutes les améliorations imaginables, il faudrait promener la réforme dans tous les pays, attendu que, par le progrès de la civilisation, de même que par la communauté des traditions et des préjugés, les nations et les États de l’Europe moderne sont devenus, en ce qui est de l’ordre économique, tous solidaires.

Les nations ne peuvent vivre, prospérer ou pâtir isolément : il faut qu’elles se sauvent ou qu’elles se perdent ensemble…




APPENDICE


Le renvoi au texte principal ne fonctionne pas depuis ce chapitre.


NOTES



Définition de l'impôt. — J.-B. Say me paraît être de tous les économistes celui qui s’est le plus approché de la notion exacte de l’impôt. Il dit d’abord, dans son Traité d’Économie politique, livre iii, ch. 9.

« Quel que soit le nom qu’on donne à l’impôt, qu’on l’appelle contribution, taxe, droit, subside, ou bien don gratuit, c’est une charge imposée à des particuliers ou à des réunions de particuliers par le souverain, peuple ou prince pour fournir aux consommations qu’il juge à propos de faire à leurs dépens. »

Il y a dans cette définition quelque chose qui se ressent du principe d’autorité, auquel la Révolution a mis fin, sinon encore dans les faits, au moins dans les idées. Le droit public moderne n’admet plus que l’État impose, surtout ce qu’il juge à propos. C’est à la nation de consentir ce qu’elle juge à propos de donner à l’État.

Dans son Cours complet d’Économie politique, liv. viii, ch. iv, J.-B. Say corrige, par son commentaire, ce que sa première définition contenait d’absolutiste. « Quand les peuples, dit-il, ne jouissent pas des avantages que l’impôt peut leur procurer, quand le sacrifice auquel il les soumet n’est pas balancé par l’avantage qu’ils en retirent, il y a iniquité. Ce bien leur appartient : on ne saurait, à moins de commettre un vol, ne pas leur donner en échange un bien qui le vaille…

« …De même que le prix d’une marchandise, lorsqu’il est fondé sur un monopole, et en vertu de ce privilége supérieur aux frais de production, est une atteinte à la propriété de l’acheteur, de même un impôt qui s’élève plus haut que les frais nécessaires pour procurer au contribuable la sécurité dont il a besoin, est un attentat à la propriété du contribuable.

« Ainsi, en supposant que les citoyens pussent jouir de toute la sécurité désirable moyennant cent francs de contribution par famille, si on leur fait payer plus que cette somme, ce surplus pourrait passer comme un prix exagéré injuste, illégitime, de l’avantage qu’on lui procurait ; ce serait une spoliation. »

À ce propos, J.-B. Say rappelle ses théories de la valeur et de la production ; puis il se prévaut de l’autorité de Montesquieu qui dit : « Ce n’est point à ce que le peuple peut donner qu’il faut mesurer les revenus publics (les impôts), « mais à ce qu’il doit donner. »

La conclusion de tout cela est que l’impôt, non plus imposé par le souverain, mais consenti par la nation, et devant être le prix d’une utilité égale, est bien réellement un échange. Mais le mot n’était pas affirmativement posé comme définition ni par Montesquieu, ni par J.-B. Say, ni, que je sache, par aucun écrivain postérieur. Or, tant qu’une chose n’est pas appelée de son vrai nom, tant que l’idée n’a pas trouvé son terme propre, sa définition, il y a incertitude dans la théorie, partant erreur dans l’application.



Définition de l’impôt. — M. de Parieu, l’un des derniers élus de l’Académie des sciences morales et politiques, et venu plus de quarante ans après J.-B. Say, est tombé dans le travers signalé dans le texte. Il a repris la vieille théorie du Souverain, de son domaine éminent sur les personnes et sur les choses, et il en a déduit sa théorie de l’impôt, rétrogradant ainsi de près de trois quarts de siècle.

« L’impôt peut être défini : le prélèvement opéré par l’État sur la fortune ou le travail des citoyens pour subvenir aux dépenses publiques. »

Et afin qu’on ne se trompe pas sur le fond de sa pensée, M. de Parieu cite Locke, dont l’opinion est peu favorable à cette théorie, et qu’il réfute en ces termes :

« Locke a fait remarquer que l’impôt suppose le consentement du pays ou de ses légitimes représentants pour son établissement régulier, sinon le principe de l’inviolabilité de la propriété se trouverait anéanti. — Si quelqu’un, a-t-il dit dans son Traité du gouvernement civil, prétendait avoir le droit d’imposer et de lever des taxes sur le peuple de sa propre autorité et sans le consentement du peuple, il violerait la loi fondamentale de la propriété des choses et détruirait la fin du gouvernement. — Cette proposition, dont la discussion se rattache aux problèmes les plus importants de la politique, ne saurait nous amener cependant à considérer l’établissement des taxes autrement que comme un des plus importants attributs, le plus important peut-être, de la souveraineté législative du pays. » (Études sur le système des impôts, publiées par le Journal des Économistes, 1857 à 1860, Paris, Guillaumin.)

L’établissement des impôts est un attribut de la souveraineté : telle est en deux mots la doctrine professée par M. de Parieu, et récemment accueillie en sa personne par l’Académie des sciences morales. Or, si l’on songe à ce qu’est le souverain, d’après le même économiste, on est vraiment effrayé.

« Tous les êtres semblent soumis dans leur existence à une grande loi : ils ne se soutiennent et ne se développent que par l’emprunt d’autres existences dont ils s’assimilent certains éléments. Les êtres collectifs, notamment, ne vivent guère que d’emprunts faits aux individualités qui les composent. Comme, dans l’ordre moral, la société réclame le dévouement d’une partie des sentiments personnels de ses membres, de même, dans l’ordre matériel, les besoins des sociétés ne peuvent être satisfaits qu’à l’aide des ressources individuelles de ceux qui les composent. »

Cela signifie, en langage clair, que tous les êtres vivants sont condamnés à se dévorer les uns les autres ; que les plus terribles de ces dévorants sont les gouvernements, lesquels subsistent tout à la fois, et du sacrifice des sentiments et des idées, et du sacrifice des fortunes de leurs sujets.

Que M. de Parieu reconnaisse ensuite un peu plus loin que « là où les idées politiques se sont fait jour, la nécessité de l’intervention du pays pour l’établissement des impositions a été l’une des premières garanties et sauvegardes de la nation, » cela ne tire guère à conséquence. La Gazette de France, journal de l’opinion légitimiste, n’en est pas moins aussi un des partisans les plus acharnés du suffrage universel. Et nous savons par expérience combien il est facile d’accorder le suffrage universel avec le droit divin, Vox populi, vox Dei. L’infaillibilité de la multitude est devenue un dogme à la fois religieux et politique aux États-Unis.

Certainement M. de Parieu, ex-ministre de l’empereur Napoléon III, ancien membre de la Constituante en 1848, reconnaît des droits aux nations. Mais il met ceux du souverain fort au-dessus : il n’admet pas que, dans une société bien ordonnée, citoyen et gouvernement traitent d’égal à égal. Son âme religieuse répugne à une idée aussi révolutionnaire. Il ne veut pas de l’impôt entendu à la manière de Locke, de Montesquieu et de J.-B. Say, et défini par nous, à la suite de ces philosophes, un échange. On verra bientôt où l’on arrive avec cette théorie de la souveraineté de l’État, et de son domaine éminent sur les personnes et les propriétés. Qu’il me suffise pour le moment de remarquer que toute la théorie de l’impôt est dans sa définition, et que toutes les définitions se réduisent à deux, celle de M. de Parieu ou du droit divin, et celle que nous avons déduite des propres paroles de J.-B. Say ou du droit révolutionnaire.



Les dépenses de l’État sont les frais généraux de la société. — Si cette proposition est vraie, il faut admettre celle-ci, qui n’en est que le corollaire, savoir, que les fonctions et services de l’État sont de second ordre, fonctions et services par conséquent auxquels on ne peut en aucun cas sacrifier les autres, mais qui peuvent eux-mêmes, à l’occasion, être sacrifiés, qui dans tous les cas doivent être subordonnés aux fonctions et services industriels.

Toutefois on peut élever ici une difficulté sur laquelle il est indispensable que je m’explique. L’État rend la justice, défend la cité soit contre les incursions du dehors, soit contre les agitations du dedans, paye le culte, pourvoit à tous les besoins d’utilité générale. Comment peut-on dire que de semblables fonctions sont d’ordre secondaire ? L’Évangile a dit : L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de la parole de Dieu. Si le corps n’est que la condition d’exercice de l’esprit, le lieu de manifestation de l’âme, son instrument, il est clair que la nourriture spirituelle l’emporte sur la nourriture matérielle. Sans doute l’homme doit nourrir son corps, mais c’est afin de cultiver, de nourrir, d’agrandir son âme, la plus noble partie de lui-même. Le magistrat, le prêtre, le savant, l’instituteur, chargés de distribuer cette céleste nourriture, sont donc, par la nature de leur ministère, autant élevés au-dessus de l’artisan, du manouvrier, du laboureur, que l’âme est élevée au-dessus de la matière, le ciel au-dessus de la terre. Aucune fonction ne peut être comparée, pour la dignité, à la leur, pas même celle qui a pour but de produire la chose la plus nécessaire à la vie, le pain. Comment donc, d’après cela, dire que les dépenses d’État sont les frais généraux de la société ? Ne serait-il pas plus exact de dire au contraire que ce sont les dépenses de l’industrie qui sont les frais généraux de l’État, attendu que la société a pour but d’élever le citoyen à la souveraineté, à la vie politique, juridique, libérale, sauf à lui à acquitter préalablement son devoir, de producteur, et à fournir son contingent de travail ?

Telle est l’objection : elle n’est pas faite seulement par les partisans du droit divin, de la théocratie et de la monarchie absolue ; elle est également présentée par les démocrates, partisans des droits de l’homme et du citoyen.

Il est incontestable qu’au point de vue de la dignité humaine les besoins de l’âme passent avant ceux du corps : satisfaire aux premiers est notre vraie destinée, tandis que la nécessité de pourvoir aux seconds est plutôt l’indice d’une servitude. À cet égard, je ne m’écarte pas de l’opinion commune. Et la conséquence que l’on en tire en faveur des fonctionnaires de l’État et du culte, je l’admettrais également, si la position de ces fonctionnaires était la même aujourd’hui que dans l’ancienne société.

Autrefois le chef de l’État tenait son autorité du droit divin ; sa famille formait ce que l’on appelait une dynastie, protégée d’en haut, pour ne pas dire issue du sang des dieux mêmes. Ceux qui, sous l’autorité du prince, remplissaient l’administration, l’armée, la justice ; ceux qui servaient au culte, tous ceux-là, nobles et prêtres, formaient des classes à part, séparées du reste de la population, comme si, pour un service supérieur, divin, il eût fallu des hommes de race élue et en quelque sorte divine. Ainsi la race d’Aaron et de Lévi était, par une prérogative spéciale, chargée du service divin dans la république des Hébreux ; ainsi furent les patriciens de l’ancienne Rome ; ainsi s’établit la féodalité au moyen âge.

Maintenant toute cette institution est changée : le roi ou l’empereur tient ses pouvoirs de la nation ; la noblesse n’est plus qu’un vain titre ; tous les citoyens sont également admissibles aux emplois ; tous sont guerriers, justiciers, législateurs même, et c’est à eux que le pouvoir exécutif rend des comptes. Il n’y a plus que l’Église qui relève de Dieu par le pape son vicaire : mais, pour annuler cette prérogative sacerdotale, la loi a admis la liberté des cultes, l’indifférence en matière de religion, la séparation de la morale et de la foi, de telle sorte que chaque citoyen, devenu son propre roi, peut se regarder encore comme son propre juge et son propre prêtre. La conséquence de ce nouvel ordre de choses, c’est, d’un côté, que le magistrat, l’homme de guerre et l’homme d’Église ne sont plus que des délégués du père de famille, de l’industrieux lui-même, par conséquent ses subordonnés ; d’autre part, que, par le développement de l’instruction publique, de la vertu civique, de la liberté individuelle, de l’industrie et de l’économie sociale, la tendance est à la réduction incessante des fonctionnaires spéciaux de l’ordre gouvernemental et spirituel, d’autant mieux que le spirituel lui-même n’est que la conception des lois et des rapports de l’ordre économique, et le gouvernement, la garantie de leur exécution.

En deux mots, le progrès spirituel, juridique et politique d’une société est adéquat à son progrès économique : le premier est l’expression abstraite ou idéalisée du second. Plus la société se perfectionne par le travail, l’industrie, la répartition équitable des services et des produits, plus par cela même elle s’élève dans l’ordre spirituel, et moins par conséquent ses membres ont besoin de se soumettre à des Excellences, à des Éminences, à des Révérences, comme on disait autrefois, à des Commandants, à des Présidents, à des Préfets, à des Maïeurs ou Maires, comme nous disons encore, qui les disciplinent, les jugent, les confessent, les taxent, les punissent et les moralisent. L’enseignement n’est plus qu’un corollaire de l’apprentissage ; la justice, la police et l’armée, des attributs de la corporation. Le droit pénal lui-même, comme l’impôt, a changé de caractère.

Voilà comment, sans rabaisser les fonctions de l’ordre politique, moral ou religieux au-dessous des fonctions industrielles, nous avons pu et dû dire que les dépenses d’État sont les frais généraux de la société, frais qui doivent diminuer indéfiniment, précisément parce que l’ascension de la masse dans la morale et la liberté est indéfinie.



La Liberté et l’État. — L’antithèse de l’État et de la Liberté, présentée ici comme le fondement et le principe de la société moderne, en remplacement de la suprématie de l’État et de la subordination de la Liberté, qui faisait la base de la société ancienne, cette antithèse éminemment organique, ne sera pas admise par les publicistes partisans du principe d’autorité, du domaine éminent de l’État, de l’initiative gouvernementale et de la subalternisation du citoyen ou plutôt sujet ; elle ne sera pas comprise de ceux qui, formés aux leçons de la vieille scolastique, sont accoutumés à ne voir dans l’État et dans le libre arbitre que des abstractions. Ceux-là, de même que les vieux partisans du droit divin, sont ennemis-nés du self-government, adversaires systématiques de la vraie démocratie, et condamnés à l’éternel arbitraire de la raison d’État et de l’impôt. Pour eux l’État est une entité mystique, devant laquelle doit s’incliner toute individualité ; la Liberté n’est pas une puissance, l’impôt n’est pas un échange ; les principes sont des fictions dont l’homme d’État fait ce qu’il veut, la justice une convention et la politique une bascule. Ces doctrinaires, comme on les a appelés, dont le scepticisme et la misanthropie gouvernent aujourd’hui l’Europe, sont autant au-dessous des anciens monarchistes et féodalistes, que l’arbitraire est au-dessous de la foi, Machiavel au-dessous de la Bible. L’Europe doit à cette école de pestilence la confusion d’idées et la dissolution de mœurs à laquelle elle est en proie : les maximes relâchées des jésuites ne produisirent rien de comparable.

Ce n’est pas ici le lieu d’entamer une discussion sur le réalisme de l’État et de la Liberté : je me contenterai de renvoyer provisoirement à mon ouvrage De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, Études IVe et VIIIe de l’édition belge.



Opposition de la raison collective et de la raison individuelle. Voir, sur ce curieux sujet, l’ouvrage indiqué dans la précédente note, Étude VIe de l’édition belge.



Influence de la circulation sur l’impôt. — Les économistes ont beaucoup écrit sur ce qu’ils ont appelé la loi de la répercussion ou de la diffusion de l’impôt, et qui n’est que le fait dont il est ici question et auquel nous devrons revenir plus d’une fois, savoir, que tout producteur rejetant, autant qu’il est en lui, dans le prix de son service ou produit, le montant de ses contributions, l’impôt tend à se confondre avec le prix des choses, et par conséquent à se répartir sur la masse. Les uns, tels que M. Thiers, prétendent que la répercussion ou diffusion, qu’ils comparent poétiquement à la diffusion de la lumière, est indéfinie ; les autres, qu’elle s’étend seulement dans une certaine mesure et n’appartient qu’à certaines natures d’impôt. Quoi qu’il en soit, toujours est-il certain que cette diffusion, qu’on pourrait regarder comme une sorte de péréquation de l’impôt, s’opérant toute seule par la solidarité et l’influence mutuelle des industries, si les conditions et les fortunes étaient égales, est au contraire la plus grande cause d’inégalité, dans l’état actuel de l’économie sociale. Suivre dans le détail les phénomènes de cette diffusion est une étude qui peut avoir son utilité ; mais ce serait étrangement se méprendre que d’y voir, avec certains économistes, une sorte de loi confirmative de l’assiette et de la répartition de l’impôt, telles que la tradition les a fixées. On est allé jusqu’à prétendre qu’en vertu de cette soi-disant loi de diffusion, ce sont les riches qui payent la plus grande partie de l’impôt, précisément parce qu’ils consomment davantage, et qu’en conséquence l’impôt de consommation ou impôt direct est de tous les impôts le plus favorable au peuple.

« En somme, dit M. Thiers, la valeur d’une chose étant le composé de tous les genres de travail qui ont concouru à la produire, le travail de la protection sociale représenté par l’impôt doit être l’un des éléments essentiels qui sont entrés dans ce composé ; dès lors celui qui consomme le plus de toutes choses est celui qui paye la plus grande part des impôts, et par une loi des plus sages, des plus rassurantes de la Providence, de quelque façon que s’y prennent les gouvernements, le riche est, après tout, le plus soumis à l’impôt. »

On ne s’attendait guère à voir la Providence en cette affaire. M. Thiers loue très-fort Napoléon Ier d’avoir rétabli l’impôt sur les boissons et l’impôt sur le sel. — « Certes, » dit l’historien du Consulat et de l’Empire, « Napoléon n’aimait guère la liberté, faute d’y croire, pour la France du moins. Mais il aimait le peuple, il tenait surtout à en être aimé. Il rétablit donc l’impôt du sel à la suite de celui des boissons, et les finances se trouvèrent en équilibre. »

Il est de ces choses qu’il faut lire de ses yeux et entendre de ses oreilles, pour y croire. Tout le monde s’était imaginé, en vertu même de la loi de répercussion ou diffusion de l’impôt, que c’était sur les masses travailleuses, pauvres, consommant peu, que pesait l’impôt ; que c’était parce qu’elles donnaient tout à l’impôt qu’il ne leur restait rien pour elles-mêmes ; qu’au rebours c’était parce que le riche produisait peu et ne payait rien qu’il pouvait consommer beaucoup. M. Thiers vient de nous prouver le contraire. C’est en 1848, alors que l’utopie débordant de toutes parts menaçait la propriété, que M. Thiers a jeté dans le monde cette idée à lui, en ayant soin de l’entourer de toutes les précautions oratoires. « Je n’ai aucun penchant, dit-il, pour les opinions singulières. Je n’aime que les opinions communes, tout comme en fait d’esprit je n’aime que le sens commun. Si celle-ci n’était que singulière, elle ne serait pas de mon goût, mais elle est rigoureusement vraie, et je vais l’exposer pour tâcher de faire cesser beaucoup d’erreurs, fort nuisibles aux classes pauvres qu’on a tant à cœur de servir. » (De la Propriété.) Et là-dessus M. Thiers se met à exposer compendieusement le phénomène de la diffusion de l’impôt.

Un homme de l’importance de M. Thiers mérite toujours qu’on le réfute : la certitude de la théorie de l’impôt et la correction du langage économique l’exigent. Il n’y a pas un ouvrier qui ne sente le faux de ce singulier raisonnement : Le riche paye le plus d’impôt, parce qu’il consomme le plus. Mais tous ne sont pas capables d’en démontrer le sophisme.

En ce qui concerne l’impôt de consommation, par exemple, c’est le vendeur, fabricant, commerçant ou propriétaire, qui fait le versement au fisc. Il n’y a rien à reprendre à cette proposition.

Le vendeur, fabricant, commerçant ou propriétaire, est remboursé de son avance par le consommateur : cela n’est pas plus douteux.

Mais le consommateur, à son tour, avec quoi rembourse-t-il le vendeur ? Naturellement avec son propre produit, service ou revenu, livré soit en nature, soit en espèces, le tout conformément à l’axiome : Les produits s’échangent contre des produits. De là cette conséquence relevée par nous au chapitre II, § 1er , que l’impôt se lève non sur les capitaux, mais sur les produits.

Puis donc que l’impôt se lève sur le produit, et que nous ne saurions remonter au delà, la conséquence est que celui qui acquitte l’impôt, le vrai contribuable, en dernière analyse, c’est le producteur.

D’où il suit encore qu’au point de vue de l’impôt, interprété d’après la raison économique et le droit moderne, tout producteur est censé consommateur et tout consommateur producteur, chacune de ces qualités adéquate à l’autre, en vertu du principe que nul ne peut consommer que ce qui lui appartient : Qui non laborat, ne manducet.

Cela posé, que faut-il pour que la répartition de l’impôt soit égale ?

C’est : 1o que chacun produise ce qu’il consomme et ne consomme que ce qu’il produit, en autres termes, que personne ne produise pour autrui ou ne consomme à sa place ; 2o que l’impôt frappe également sur toute production. Car, si l’un consommait beaucoup en produisant peu, tandis que l’autre consommerait peu en produisant beaucoup, ou si le travail de l’un était chargé tandis que celui de l’autre ne le serait pas ; si le travail était mal réparti, le salaire mal réglé ; s’il y avait des prélibations et des priviléges, il y aurait nécessairement inégalité dans la répartition. Et cette inégalité serait toute au détriment de celui qui, ayant produit la richesse, n’en obtiendrait qu’une part insuffisante : bien loin que le grand consommateur petit producteur, qui aurait remboursé à la vente les avances faites par le commerçant au trésor, pût se vanter d’avoir payé l’impôt, c’est à lui qu’on pourrait reprocher d’avoir dévoré la portion congrue de l’ouvrier, une richesse à la production de laquelle il aurait peu ou point du tout concouru. Il aurait vécu sur la masse sans payer en réalité un centime de contribution, puisque le consommateur qui ne produit rien ne paye rien. Ceci est de la comptabilité en partie double, mise en langage vulgaire : M. Thiers, qui a été ministre des finances, doit s’y connaître.

On demandera peut-être comment il se peut faire, sous un régime de légalité et d’ordre, qu’il y ait des gens qui consomment ce qu’ils ne produisent pas, tandis que d’autres ne consomment pas ce qu’ils produisent. Les économistes répondent à cette question en expliquant qu’il y a deux manières de produire, l’une par le travail, l’autre par la seule vertu du privilége capitaliste et propriétaire, sans parler de l’arbitraire qui règne dans la rémunération des fonctionnaires publics, des entremetteurs du commerce et de l’industrie, etc. Or cette production des capitalistes et propriétaires, soumise à l’analyse, n’est autre chose qu’une fiction de l’ancien droit féodal, laquelle a passé dans l’économie politique moderne, et se résout en une allocation à peu près gratuite de l’ouvrier au capitaliste-spéculateur et propriétaire, dernière forme de l’exploitation humaine et de l’antique servitude.

En réalité, le travail seul, physique ou intellectuel, est productif. Mais cette théorie de la production par le travail exclusivement n’a point encore prévalu dans la science, n’est pas entrée dans le droit public ; tous les égoïsmes et les préjugés se sont croisés contre elle ; l’ouvrier la comprend à peine et ne paraît point y tenir. La démocratie, occupée des grandes questions de nationalité, de frontières naturelles, d’unité politique, ne l’appuie pas. De tout quoi il résulte que le travail reste ce qu’il était jadis, une condamnation, l’égalité devant l’impôt un mensonge, et la Révolution un mythe.



Statistique budgétaire. — Pour tirer des tableaux présentés dans le texte des conclusions certaines, au point de vue de la proportion à observer entre l’impôt et le revenu, il faudrait pouvoir indiquer, d’une manière au moins approximative, quel est, en tout pays, le montant du produit brut collectif. Ce chiffre donné, celui de la population connu, on en déduirait immédiatement, pour chaque famille de contribuables, la proportion de l’impôt au revenu moyen, et cette proportion, excessive ou normale, serait la condamnation ou la justification du gouvernement.

Mais le chiffre du produit brut annuel en chaque pays est peut-être ce qu’il y a de plus difficile à déterminer, autant à raison du mode d’évaluation que par la nature des aliments, qu’on ne sait souvent comment classer, si ce sont des frais ou des produits, et dont plusieurs échappent à l’inventaire. En France, on a porté le produit brut du pays depuis 9 jusqu’à 13 milliards pour 36 millions d’habitants, ce qui donne de 60 centimes à 1 franc par tête et par jour. En Belgique, où l’on a pu se procurer des données statistiques plus exactes, ce même produit brut paraît devoir être fixé entre 75 et 90 centimes, chiffre qui peut convenir à la France, dont le régime agricole-industriel est assez semblable à celui de la Belgique, où la population moins dense et le climat plus heureux laissent plus de ressources aux pauvres gens des campagnes, mais où la masse des improductifs est aussi relativement plus grande.



Du régime financier de l'empire français. — Celui qui étudie avec zèle et bonne foi les institutions des peuples ne tarde pas à s’apercevoir que dans le mal-être dont les populations accusent leurs gouvernements, le mauvais vouloir et la tyrannie des princes comptent pour infiniment moins que la fausseté des systèmes. Le ralliement des partis en devient sans doute plus difficile : il n’y a pas d’antagonisme plus difficile à vaincre que celui qui repose sur l’antagonisme des principes. Mais c’est un soulagement pour le cœur de penser qu’on n’a pas affaire à une scélératesse satanique. et que, parmi les méfaits que l’homme politique reproche à ses adversaires, il y a encore moins de perversité que d’erreur.

Aux faits cités dans le texte touchant l’influence de la centralisation en matière d’impôts, on peut joindre les suivants, qui serviront à faire ressortir davantage encore le vice du système.

Caisse de dotation de l’armée. — « Elle a été créée, » dit M. Charles de Hock, « par la loi du 26 avril 1855 et le décret du 9 janvier 1856, pour recevoir les fonds payés pour obtenir le rachat du service militaire. Elle reçoit aussi, comme une caisse d’épargne, les fonds que les soldats lui remettent, et en sert les intérêts. C’est d’elle qu’émanent les prix d’engagement et les hautes payes des militaires qui se rengagent après l’expiration de leur temps de service, et des remplaçants obtenus par voie administrative en place des individus qui se rachètent quand le nombre des réengagés n’est pas suffisant. Le reliquat sert à élever la pension de retraite des sous-officiers et des soldats invalides. La caisse est la propriété exclusive des corps recrutés par la conscription ; ses fonds sont administrés par la caisse des dépôts et consignations. On ne sait pas en- core (1859) quelle a été l’importance de ses recettes pour la première année de son existence. Le rapport adressé le 6 mai 1857 à l’empereur par la commission de dotation de l’armée, sur l’administration de la caisse de dotation pendant l’année 1856, la première de la mise en activité, montre une remarquable intelligence de l’importance de cette institution. Par le moyen de la caisse, 22,427 hommes, soit 16.2 pour 100 du contingent de 140,000 appelés, ont été libérés du service ; 24,277 ont été réengagés ou sont entrés à nouveau ; les libérés ont payé plus de 70 millions de fr. ; les engagés ont reçu plus de 29 millions de primes d’engagement et plus d’un million de haute paye (40 fr. par homme, soit 10 cent, par jour). — Une circonstance offre de l’intérêt ; quand on avait en perspective la durée de la guerre, le prix du remplacement avait été fixé à 2,300 fr. ; à la paix, il fut abaissé à 1,500. » (Administration financière de la France, par M. le chevalier Charles de Hock, Paris, Guillaumin.)

L’auteur que je cite peut louer l’intelligence avec laquelle l’institution est dirigée : je ne le contredirai point. Je ne doute ni de l’intelligence ni de l’intention. Ce que je tiens à faire ressortir, c’est, avec le principe des armées permanentes, inhérent aux grands États centralisés, la conséquence que le gouvernement impérial a fini par en tirer en fondant la caisse de l’armée. Plusieurs années avant le rétablissement de l’empire, il avait été question d’abolir le commerce des remplacements, et d’y substituer une organisation à la fois financière et militaire. Un décret du 23 avril 1856 a enfin réalisé ce projet : qu’en résulte-t-il ? Que le commerce d’hommes, jadis réputé infâme, peut-être à tort, est devenu un privilége du gouvernement ; qu’en vertu de ce privilége on peut regarder le budget de l’armée, fixé par M. Horn à 340 millions, comme augmenté d’une somme de 70 millions à percevoir sur les familles ; qu’à l’aide de cet impôt, plus ou moins volontaire, je le reconnais, le gouvernement crée une rente à ceux qui servent, aux dépens de ceux qui ne servent pas ; que rien n’est plus facile au gouvernement que d’augmenter cette rente, en faisant tour à tour la hausse et la baisse sur le prix des réengagements, en fixant par exemple, en prévision de la guerre, le prix des hommes à 2,300 fr., puis en l’abaissant au premier bruit de paix à 1,500 fr. ; que dans ces conditions le service militaire, obligatoire pour tout le monde en cas de guerre, suspendu ou supprimé en temps de paix, est devenu un vrai métier, dont les bénéficiaires forment au-dessus de la nation une sorte de caste, parfaitement analogue à l’ancienne noblesse vivant de la cape et de l’épée. Eu égard au temps, aux tendances industrielles, fédératives et de plus en plus diplomatiques des nations, n’est-ce pas là une marche rétrograde ?… Mais la France est un grand État, à mœurs monarchiques et centralisatrices ; pour un tel État, l’armée permanente est une nécessité, le remplacement et la caisse de dotation s’ensuivent. Combinez tout cela avec le maintien des titres nobiliaires, avec les majorats, dotations, pensions, décorations ; demain vous aurez un prétorianisme et après-demain une caste.

Organisation financière. — Tout gouvernement cherche à mettre l’ordre dans ses finances ; il n’existerait pas sans cela. La constitution impériale ayant cru devoir, par une restriction de la prérogative parlementaire, prémunir le pouvoir exécutif contre les inconvénients de la discussion publique du budget, force lui a été de se créer d’autres garanties. — « Le décret du 7 février 1857 » (c’est toujours l’ouvrage de M. de Hock que je cite), « a ajouté au service du ministère des finances une commission spéciale composée des plus grandes autorités financières de France, telles que MM. Schneider, comte d’Argout, Élie de Beaumont, de Parieu, Vuillefroy, Michel Chevalier, Lorieux, et des chefs des grandes divisions du ministère. Cette commission est autorisée à s’adjoindre d’autres membres pris hors des services administratifs. Elle n’a que voix consultative ; mais, sauf cette restriction, ses droits sont illimités. Elle a pour attributions officielles de rechercher les causes du renchérissement actuel des denrées, et particulièrement du blé, du vin et de la soie, et les moyens d’y remédier, les moyens de compléter les grandes voies de communication, les motifs de l’exportation croissante de l’argent, et les moyens de l’arrêter. Elle doit étudier les questions monétaires, l’influence de la Banque et de la spéculation sur le commerce, la question de l’accroissement du capital de la Banque. »

Le système impérial se révèle ici tout entier. Il tend à gouverner selon les inspirations d’une sagesse toute personnelle, en écartant le contrôle de la presse, les manifestations de l’opinion, la critique des représentants du pays ; en se bornant à consulter ceux que l’on répute les plus savants, les plus éclairés, les mieux informés en chaque matière, en entourant, enfin, du concours de capacités sympathiques l’initiative du chef de l’État. Ce serait le retour, en petit comité, aux us et coutumes de la monarchie de droit divin, en attendant l’occasion de supprimer ce qui reste des formes révolutionnaires.

Est-ce qu’une commission consultative peut tenir lieu de l’opinion générale, du mouvement des idées et de la volonté du pays ? Mais c’est juste le moyen de s’aveugler soi-même et de se compromettre, que de mettre ainsi le boisseau sur la pensée d’un peuple. Autant voudrait soutenir que pour avoir une littérature il n’y a qu’à nommer des censeurs et à créer des académies. Est-ce que tout écrivain de quelque puissance et de quelque originalité n’est pas un antipode de l’académie ? Est-ce que la censure n’est pas un poison pour ceux-là mêmes qui l’exercent ? Une académie peut être utile à quelque chose, je ne dis pas non, je n’en sais rien. Il y a des honneurs et des honoraires, des jetons de présence et des prix. Mais il ne sortira jamais d’une académie en corps ni un discours, ni un livre, ni même un dictionnaire, pas une découverte, pas une idée. L’académie est au génie ce que la pluralité est à la divinité : c’est le néant, l’impuissance.

Il en est ainsi en fait de politique, de réformes, d’impôts. Qu’un despote rassemble autour de lui tous les sages d’une nation : il ne leur fera produire ni richesse, ni liberté, ni idée. Sa nature est de dépenser, de réprimer, de conclure, toujours au statu quo. De même qu’il ne saurait travailler et produire avec économie, il est incapable de penser avec force et certitude. Pour se racheter du néant qui l’attire, il faut au pouvoir la critique incessante des partis et leur opposition. On sait où le défaut de contrôle a conduit l’ancien régime ; l’intention du nouveau n’est certainement pas de le suivre.

Profusions. — Les dépenses de la France, dit J.-B. Say, qui sous le cardinal de Richelieu s’élevaient à environ 160 millions de notre monnaie, purent être portées à 330 sous Louis XIV. A l’époque de la Révolution, elles montaient à 531,533,000 livres tournois. Le budget, pour 1830, a été de 979,352,000 fr. sans les accessoires ; et tout le monde sait que le budget prévu pour 1862, est de 1,929 millions. Ajoutez les dépenses communales et départementales : nous touchons aux deux milliards.

En rapportant ces chiffres, je suis loin de prétendre que l’impôt s’est accru de toute leur différence : puisque la population a augmenté, et la richesse avec elle, il est tout simple que l’impôt se soit aussi accru. Mais il est certain que si depuis Richelieu les principes se sont modifiés, si le droit public a changé, le système, quant au gouvernement, ne s’est pas amélioré : c’est toujours le même esprit d’orgueil et d’improductivité. Un fait minime, mais caractéristique, le démontre.

« J’ai vu, dit J.-B. Say, les mémoires du berceau du roi de Rome, offert en don par la ville de Paris, dont les magistrats étaient nommés par le prince. Ils se montaient à 201,874 fr. 97 cent. » Ainsi faisait-on jadis pour les Dauphins, considérés à tour de rôle comme de petits messies, à qui le pauvre peuple devait offrir l’or, l’encens et la myrrhe.

Ce qu’il y a de curieux dans ces offrandes aux premiers-nés des empereurs et des rois, c’est qu’on les adresse invariablement à tout héritier présomptif de la couronne, de quelque race et lignée qu’il soit (voir la chanson de Béranger, les Deux cousins) ; c’est en second lieu que, pour peu que la critique s’en mêle, les offrandes s’arrêtent tout à coup : il n’y a plus personne qui ose prendre sur soi de grever de ces coûteux joujoux le budget des communes et de l’État. On se souvient des fameux pamphlets de Timon sur la liste civile, et de la peine qu’eut la famille d’Orléans à arracher à la parcimonie des Chambres une dotation pour ses princes. La liste civile elle-même diminue ou augmente selon que le gouvernement est plus ou moins sincèrement représentatif : en 1789, on sépare les dépenses du prince de celles de l’État, et les frais de la suprême magistrature s’abaissent jusqu’à la Convention, pour se relever ensuite avec le Consulat et l’Empire ; plus tard, en 1830, en passant de la légitimité à la quasi-légitimité, la liste civile tombe de 25 millions à 12 ; à l’avénement de la république, elle n’est plus que de 1,200,000 fr. ; le rétablissement de l’empire la reporte à 25 millions. La cause de ces variations, je le répète, n’est ni l’amour ni la haine ; c’est tout simplement la différence des systèmes.

« Une nation, dit fort bien J.-B. Say, a, comme un particulier, des besoins réels et des besoins factices ; et elle est d’autant mieux gouvernée qu’on pourvoit aux premiers préférablement aux seconds… Mais si cette nation a la fureur des conquêtes ou celle de la vengeance ; si ses dépenses ont pour objet d’ajouter à son territoire des provinces qui n’ajouteront rien à son bonheur ; si elle entretient à grands frais une multitude d’agents, une cour splendide, qui ne la servent pas, et une nombreuse armée propre seulement à menacer l’indépendance de ses voisins, elle ne satisfait par ces dépenses que des besoins factices.

« C’est encore pis si, loin de trouver des satisfactions dans ses dépenses, la nation n’en peut recueillir que des peines ; si ses affaires sont d’autant plus mal gérées qu’elle entretient un plus grand nombre d’agents et qu’elle les paye plus largement ; si le faste de sa cour ne sert qu’à humilier le mérite modeste et à corrompre les hommes dont le talent pourrait lui devenir utile ; si les armées, loin de protéger les citoyens, fournissent des sbires et des bourreaux à leurs oppresseurs ; si un clergé avide et ambitieux abrutit l’enfance, désunit les familles, s’empare de leur patrimoine, met l’hypocrisie en honneur, soutient les abus et persécute toutes les vérités. » (Cours complet d’économie politique, 7e partie, chap. XIII.)

Majesté du prince, sûreté de l’État, dignité du pouvoir, autant de prétextes d’aggraver sans cesse les dépenses. La liberté ne coûte rien… On peut regarder ceci comme un aphorisme fiscal.



Dettes publiques ; armées. — Le montant des rentes payées par les États et les communes de l’Europe peut être, sans exagération, évalué à 2,500 millions de francs ; le montant des intérêts pour dettes hypothécaires, commanditaires, chirographaires, à pareille somme. Soit donc une charge de 100 milliards, en capital, qui pèse sur le tra- vailleur européen. Or, comme cette dette est le résultat du régime économique, politique et fiscal, traditionnellement conservé de l’ancien régime, il est évident qu’on ne peut pas espérer, cette tradition étant maintenue, de rembourser une pareille dette ; elle ne peut que s’aggraver au contraire, et la situation s’empirer : ce qui pousse la société européenne et les États qui la composent à la situation la plus extrême.

Pour conjurer ce péril, pour opérer la liquidation des dettes par des voies rationnelles et amiables, essayera-t-on d’un changement de système ? Mais, de même qu’en 89, et bien plus encore qu’en 89, la masse des intérêts est engagée à l’ordre des choses qui a créé ces dettes énormes ; contre cette masse réfractaire, la moindre tentative de réforme prendrait l’importance d’une révolution. La réforme de l’impôt à elle seule en serait une.

D’autre part, les frais de police et d’armement ne sont pas, ainsi qu’on l’a vu dans le texte, pour l’ensemble de l’Europe, fort au-dessous de 2,500 millions. Pour abolir cet autre chapitre de dépenses, supprimer les armées permanentes, il faut établir un système d’équilibre international qui, se combinant avec une pratique sérieuse du gouvernement parlementaire et une constitution du droit économique, créerait partout la liberté, l’indépendance, l’économie, la paix, rendrait impossibles la guerre, le despotisme et la misère. Mais une semblable réforme ne sortira jamais des discussions d’un congrès, des concessions mutuelles des gouvernements : il ne faut pas moins que l’intervention des peuples eux-mêmes.

De quelque côté que nous nous tournions, nous avons une révolution européenne en perspective, à moins que la pensée qui depuis quarante ans a créé cet état de choses, et qui se nomme la pensée conservatrice, ne se charge de faire elle-même la besogne, je veux dire la révolution.



Comptabilité financière. — La tenue des livres en partie double n’a été introduite en France qu’en 1806 et 1808, par le comte Mollien. Dès la fin du xvie siècle, Simon Stevin, de Bruges, avait proposé de l’introduire dans la comptabilité des États, d’abord à Maurice, stathouder de Hollande, puis à Sully. Le premier s’empressa d’accueillir la proposition ; le second, honnête homme pourtant et ministre intègre, ennemi des traitants, n’en voulut pas, probablement parce qu’il ne sut pas en comprendre l’importance. En 1716, sous la Régence, le duc de Noailles fit une tentative pour doter la monarchie de ce système, et échoua. Qui sait si la tenue des livres en partie double, appliquée aux finances d’un grand pays, n’eût pas suffi pour préserver la France de la malheureuse expérimentation de Law, qui bouleversa tant de consciences et de fortunes ? Mais les habitudes de l’administration ne s’accommodaient pas, il faut le croire, d’une comptabilité si bien ordonnée. L’absolutisme a horreur de la lumière et de l’ordre. Aujourd’hui, la comptabilité française ne laisse rien à désirer : il n’y manque que la publicité et la critique… (Consulter à ce sujet l’ouvrage de M. d’Audiffret, 2e et 5e parties ; celui de M. de Montcloux, notamment pour ce qui a trait à la distinction de l’exercice courant, de l’exercice clos, et de l’exercice périmé.)



Règles pour l’établissement des impôts. — Adam Smith et Sismondi ont tracé, pour l’établissement, la quotité, la répartition et la perception des impôts, quelques règles qui paraissent avoir été adoptées par tous les économistes ; du moins, je ne sache pas qu’aucune critique se soit produite à cet égard, ni qu’aucune suite y ait été donnée. Je rapporte ici ces règles parce qu’elles forment encore aujourd’hui à peu près tout ce que la science a de positif sur la matière.

Les maximes d’A. Smith sont au nombre de quatre :

« 1. Les sujets de chaque État doivent contribuer aux dépenses du gouvernement, autant que possible, à proportion de leur habileté respective, c’est-à-dire à proportion du revenu dont ils jouissent respectivement sous la protection de l’État.

« 2. La taxe imposée à chaque individu doit être certaine et non arbitraire. Le temps, le mode, la quotité du payement, tout doit être clair et net pour le contribuable, ainsi que pour toute autre personne.

« 3. Toute taxe doit être levée dans le temps et de la manière qui conviennent le mieux aux imposés.

« 4. Toute taxe doit être combinée de manière qu’il ne sorte des poches du peuple que le moins possible au delà de ce qui doit entrer dans le trésor de l’État. »

Je n’ai rien à dire contre ces maximes dictées par le bon sens et la plus élémentaire équité. Mais tout le monde remarquera qu’elles n’ont rien de véritablement économique, et qu’on ne peut y voir que le premier bégayement de la science. « La première règle de Smith, par exemple, » c’est un écrivain anglais cité par M. de Parieu qui parle, « est aussi obscure que vraie, et son admission générale est due à la facilité avec laquelle elle se plie à tous les systèmes. » Ne voilà-t-il pas une étrange manière de louer A. Smith ?

Aux quatre règles de Smith, Sismondi a joint les suivantes, qui ont déjà un caractère plus précis et une portée plus sérieuse. C’est sans doute pour cela que les hommes d’État ne les admettent qu’avec réserve :

« 1. Tout impôt doit porter sur le revenu, et non sur le capital. Dans le premier cas, l’État ne dépense que ce que les particuliers devraient dépenser ; dans le second, il détruit ce qui devrait faire vivre et les particuliers et l’État.

« 2. Dans l’assiette de l’impôt, il ne faut pas confondre le produit brut annuel avec le revenu ; car le premier comprend, outre le second, tout le capital circulant ; et une partie de ce produit doit demeurer pour maintenir ou renouveler tous les capitaux fixes, tous les travaux accumulés, et la vie de tous les ouvriers productifs.

« 3. L’impôt étant le prix que le citoyen paye pour des jouissances, on ne saurait le demander à celui qui ne jouit de rien ; il ne doit donc jamais atteindre la partie du revenu qui est nécessaire à la vie du contribuable.

« 4. L’impôt ne doit jamais mettre en fuite la richesse qu’il frappe : il doit donc être d’autant plus modéré que la richesse est plus fugitive. Il ne doit jamais atteindre la partie du revenu qui est nécessaire pour que ce revenu se conserve. »

Les maximes d’A. Smith sont de prudence, celles de Sismondi d’une philanthropique économie. Le premier tend à l’exactitude, le second à la modération et à la charité. Tout cela est excellent à dire : mais nous voulons avoir le droit, la vérité, la science, non plus comme une perspective entrevue à travers quelques apophthegmes du sens commun, mais comme une théorie complète, qui se puisse réduire tout entière, comme il convient à la science des peuples, en définitions, axiomes et théorèmes, et dont les conclusions s’imposent à la raison publique et à l’État. C’est cette lacune de la science, indiquée mais nullement remplie par les règles d’A. Smith et de Sismondi, que nous avons essayé de combler dans ce chapitre, sur lequel j’appelle toute l’attention du lecteur.



Centralisation. — Une fièvre de centralisation court le monde ; on dirait que les hommes sont las de ce qui leur reste de liberté et ne demandent qu’à la perdre. La tendance au gouvernementalisme unitaire est manifeste en Belgique ; elle se révèle en Suisse, en Allemagne. L’Italie se déchire pour l’unité ; l’Amérique du Nord fait la guerre à l’Amérique du Sud beaucoup plus pour l’unité que pour l’affranchissement des esclaves. La Hongrie et ses annexes protestent, il est vrai, contre l’absorption impériale ; mais remplacez la dynastie de Habsbourg par une dynastie maggyare ; changez le centre de l’empire, et demain cette unité, pour laquelle lutte la cour de Vienne, se fera par la diète même qui la refuse. Jusque dans la Grande-Bretagne, il existe des tendances unitaires. Est-ce le besoin d’autorité qui partout se révèle, le dégoût d’indépendance, ou seulement l’inhabileté à se gouverner soi-même ? Je ne le saurais dire : en tout cas, voici ce que je recommande aux heureux habitants des beaux vallons de l’Helvétie, tourmentés, à ce qu’il paraît, comme tant d’autres, de ce moustique de la concentration.

S’il est un fait qui paraisse constaté en économie politique, c’est l’incompatibilité d’une bonne administration financière avec un gros budget, en d’autres termes, c’est la contradiction entre l’accroissement du pouvoir central et la réduction de l’impôt.

Voulez-vous donc jouir des avantages de la centralisation sans en éprouver les inconvénients ? Pour cela, il n’est qu’un moyen, indiqué par la théorie de l’impôt : que le pouvoir légifère, unifie, dirige, organise tant qu’il voudra ; qu’il rende les lois, les poids et mesures, les monnaies, la justice, de plus en plus uniformes : rien de mieux. Mais qu’il manie le moins d’argent possible ; que, salarié de tous il n’ait à payer personne ; que chaque canton, chaque ville, bourg, hameau, garde ses finances : à cette condition, ô Suisses, vous réunirez tous les avantages de la république à ceux de la monarchie ; vous serez, autant que de besoin, centralisés et unis, et vous n’aurez rien à craindre de votre gouvernement. Il n’y a pas de dictateur qui se soucie du pouvoir s’il n’a la main sur le trésor public, je vous le garantis. Marat, de sinistre mémoire, convaincu, en 1793, de la nécessité d’une dictature pour sauver la République, mais effrayé du péril que courrait avec elle la liberté, voulait qu’on enchaînât le dictateur, qu’on lui mît un boulet aux pieds, et que tout son pouvoir consistât à indiquer du bout de sa baguette les conspirateurs, qui devaient être aussitôt mis à mort. Le préservatif que je propose est beaucoup plus simple : faites un président de la confédération, s’il vous en prend envie ; mais ne lui donnez pas un batz en sus de ses appointements. Par là vous aurez, les premiers d’entre les peuples, résolu le fameux problème de l’accord de la liberté avec l’autorité : il n’y a pas plus de mystère.



Service militaire. — Un individu à qui sa religion défend de porter les armes peut-il jouir des droits politiques accordés aux autres citoyens, et, par exemple, devenir représentant du peuple et ministre ? En cas de guerre, ce même individu, refusant obstinément, par motif de conscience, le service militaire, condamnant ainsi la politique de son pays et désertant devant l’ennemi la cause nationale, ne devient-il pas, ipso facto, suspect ?

Remarquez ici que la suspicion ne vient pas d’intolérance religieuse ; elle ne tient point à la différence des cultes : elle résulte uniquement des exigences de la sûreté publique, incompatible avec certains dogmes, ou pour mieux dire avec la casuistique de certaines sectes. Il est bien d’admettre aux droits de cité et de nationalité, sur leur simple demande, et sans distinction de culte ni de race, tous particuliers qui ont résidé pendant un certain temps dans un pays ; je voudrais même que la nationalité pût être double et triple, que la qualité de Français, par exemple, ne fût pas exclusive de celle d’Allemand, et vice versa. Ce serait un commencement de pacification générale et de véritable fraternité, que ce droit de bourgeoisie obtenu et simultanément exercé dans divers pays par un même citoyen. Mais ce serait à la condition, bien entendu, que ledit citoyen remplirait partout ses devoirs civiques, et qu’en cas de guerre il devrait opter entre ses diverses patries. Le refus du service militaire, en pareil cas, me semble devoir être un titre de déchéance, que la qualité d’indigène ne saurait couvrir. Cette question de droit public, que je crois neuve, pourrait avoir une grande portée : je me borne à la consigner ici sous forme de note.



Contribution personnelle. — L’impôt personnel, en France, peut être cité comme un monument de l’imbécillité publique autant que de l’iniquité fiscale.

« Depuis la Révolution, dit M. de Parieu, une taxe personnelle de la valeur de trois journées de travail a été comprise dans le système de la contribution personnelle et mobilière ; après diverses transformations, elle a été maintenue par la loi du 21 avril 1832, la dernière sur la matière. La valeur de la journée de travail est déterminée par les circonstances locales, dans chaque département et pour chaque commune, par le conseil général sur la proposition du préfet. Elle ne peut être ni au-dessous de 50 cent., ni au-dessus de 1 fr. 50. »

M. de Parieu n’ajoute pas un mot de plus.

Quoi ! on a établi une taxe de trois journées de travail, ce qui signifie en économie politique et au point de vue fiscal trois journées de produit, par conséquent trois journées de revenu. C’est le législateur de 1791 qui en a posé le principe. Là-dessus s’élève un débat qui dure quarante ans ; tous les administrateurs, les économistes, les hommes d’État sont consultés ; une demi-douzaine de révolutions passent sur la loi et lui font subir toute une série de métamorphoses. Enfin, les chambres assemblées, les conseils généraux appelés, les préfets interrogés, la journée de travail est fixée entre les chiffres, minimum et maximum, de 0 fr. 50 cent, et 1 fr.50. Et M. de Parieu, ancien représentant du peuple, ex-ministre, académicien, ne trouve rien à dire ; personne ne réclame. Les maîtres de la science, de même que le gros public, acceptent, sans un froncement de sourcil, cette détermination de la journée de travail : pour les pauvres 50 cent. ; pour les riches 1 fr. 50. La France compte aujourd’hui soixante-dix ans de critique fiscale, et c’est là que nous en sommes ! Il y a plus d’un siècle que la science économique a été fondée dans l’entre-sol de Versailles par Quesnay, et voilà ce que se disent, sans rire, les savants de l’Académie !…



Patentes. — Veut-on un fait qui montre d’un coup, sans argumentation, l’irrationalité de la patente, et l’ineptie, au point de vue du droit, de toutes les conceptions fiscales ? Je citerai la Banque de France.

La patente de la Banque de France a été fixée à 10,000 fr. par la loi de 1844, puis portée au double en 1858 à la suite du doublement de son capital. C’est donc 20,000 fr. que paye aujourd’hui la compagnie. Voilà ce qui s’appelle une contribution, n’est-ce pas ? L’État sait atteindre le capital, et, quand il s’y met, il a la main lourde. Mais la Banque, en vertu du privilége que lui assure l’État fait pour des milliards d’affaires ; elle réalise de 24 à 25 millions par an de bénéfices, et distribue 127 fr. de dividende à ses actionnaires, 12 fr. 70 pour cent. En sorte que l’État, de tout temps ami des capitalistes, des financiers, des banquiers et des traitants, l’État, agissant au nom du pays, autorise la Banque de France à prélever sur le pays, qui pourrait se passer de cette entremise, un bénéfice annuel de 25 millions, à la condition de verser dans le trésor public 20,000 fr. N’est-ce pas le pendant de la journée de travail, fixée à 50 cent. pour les pauvres (on a voulu ménager les pauvres), et 1 fr. 50 pour les riches, les plus forts des contribuables parce qu’ils consomment le plus, dit M. Thiers ?



Inégalité de l’impôt. — L’insurmontable iniquité de l’impôt a été dès longtemps aperçue, cela ne paraît pas douteux. Mais, soit que le législateur ait dans tous les temps jugé à propos de s’en taire et que les publicistes n’aient fait qu’imiter sa réserve, soit que la contradiction qui éclate à chaque pas en cette matière n’ait pas été convenablement analysée et mise en lumière, toujours est-il que les ouvrages, même les plus accrédités, laissent sur cette question beaucoup de nuages. On croirait parfois, de la part des économistes, à une sorte de convention tacite de s’abstenir.

Voici ce que j’ai trouvé de plus philosophique dans la longue étude de M. de Parieu, l’un des derniers et des plus illustres qui se soient occupés de la question.

« On a souvent opposé, dans la discussion des institutions sociales, les données de la théorie et les exigences de la pratique. Ce contraste n’est le plus souvent que l’expression de la lutte du bien et du mal, de l’élément positif et de l’élément négatif dans les choses humaines. »

Ainsi, pour expliquer comment l’impôt, voulant être égal pour tous, ne peut y parvenir, M. de Parieu nous reporte au mysticisme manichéen, au dogme des deux principes, Dieu et Satan, à la lutte éternelle du bien et du mal. Et ce sont là les gens qui nous gouvernent et nous instruisent, qui réclament, de gré ou de force, notre obéissance ! Triste nation !

Notre homme continue : « La théorie arrive difficilement à calculer l’action du mal dans la vie sociale.

« Étudiez les fondements de la société politique. Si vous faites abstraction des passions qui s’y agitent, votre imagination reconstruira peut-être un édifice grand et harmonieux sur les bases de l’égalité et de la liberté sans limites. Mais à mesure que vous apprécierez ensuite l’étendue des passions diverses que manifeste le caractère national de chaque peuple, vous reconnaîtrez la nécessité d’un ensemble de mesures restrictives, répressives ou préventives, qui ôteront à l’application du principe de liberté une part correspondante à ce qui manque dans la moralité du peuple… »

Voyez-vous cela ? M. de Parieu est chrétien et catholique ; il croit de toute son âme au péché originel, à l’immoralité essentielle du genre humain. La première chose qu’il aperçoive dans la société, quand il jette les yeux sur elle, c’est la perversité de notre race, et comme naturellement c’est dans les classes inférieures que l’immoralité est la plus grande, ce sont ces classes-là qu’il s’agit surtout de contenir par les restrictions, les répressions, les préventions, par le retrait des libertés, par le travail et par l’impôt. À ce point de vue, le despotisme et l’impôt, calculés d’après l’action du mal, redeviennent justes. Combattre la tyrannie, demander l’égalité de contribution, ce serait déchaîner les passions, empêcher la refrénation et la castigation du mauvais principe, se rendre apôtre du péché et fauteur de révolte. Bien plus, dire la vérité aux masses sur tout ce qui touche leurs intérêts, les agiter au nom d’une justice impossible, c’est manquer de prudence, de religion, et même de charité. Le vrai philanthrope s’apitoie sur les misères de ses semblables ; il ne répand pas le sel et le vinaigre sur leurs plaies.

« Comme la misère et l’ignorance sont fortement enracinées dans le monde, les artifices qui dérobent à la plupart des citoyens le chiffre exact des taxes qu’ils acquittent ne cesseront pas de longtemps d’être licites et de renfermer pour ainsi dire une anesthésie bienfaisante, d’autant plus que les procédés qui cachent à certains contribuables les taxes qu’ils acquittent facilitent tout au moins à d’autres qui sont plus éclairés le payement de leur part afférente dans le même fardeau. »

M. de Parieu reculerait d’horreur si, au lieu de ce style lourd, obscur et entortillé qu’il affectionne, je lui traduisais sa pensée en un franc langage : « Il est permis de voler un homme pourvu qu’il ne s’en aperçoive pas ; permis même, à cet effet, de l’assassiner, pourvu qu’au préalable on l’ait endormi au moyen du chloroforme. Le dommage qu’aura souffert la victime sera largement compensé par la joie de l’assassin. » Voilà, et je le dis précisément afin que les ignorants le sachent, voilà ce que M. de Parieu entend par l’anesthésie en matière d’impôt.

« Sous ces divers aspects, » poursuit le grave et pieux écrivain, « les législateurs paraissent avoir recherché par deux voies diverses la facilité dans l’acquittement des taxes. L’extrême divisibilité du payement qui existe dans les taxes sur les consommations accommode l’acquittement de l’impôt aux dispositions prises par le contribuable pour ses approvisionnements. L’impôt se confond, ainsi qu’on l’a dit souvent, avec le prix des choses ; d’un autre côté, en graduant certains droits sur le caractère plus ou moins inattendu, plus ou moins gratuitement prospère de certaines acquisitions, les législateurs de divers pays ont justement apprécié les dispositions de l’âme humaine, et constaté, pour ainsi dire, une facilité psychologique de sacrifice, à côté des facilités économiques qu’ils ont recherchées sur d’autres points. »

Que dites-vous, lecteur, de cette morale ? Que pensez-vous de cette politique ? M. de Parieu est un des hommes qui ont combattu avec le plus de zèle la République de février, sortie en droite ligne de la Révolution de 89. En se vouant à cette réaction il a cru, cela est certain, servir le ciel contre l’enfer, appuyer le bien dans la lutte contre le mal. Que nous dit-il, maintenant que, sorti de ses fonctions législatives et ministérielles, il emploie les loisirs que l’empire lui a faits à l’étude des questions économiques ?

Que la Révolution, c’est l’anarchie ; que la République, c’est la société livrée aux passions inférieures ; que le progrès dans la Justice est une utopie. Donc répression, restriction, prévention ; point de libertés, pas de discussion, et s’il est possible, pas de constitution. Que le travail devienne un joug, et que la masse travailleuse n’obtienne jamais en salaire plus du quart ou du tiers de son produit. À cet effet, la société dispose d’instruments irrésistibles : elle a la rente, l’intérêt des capitaux, les prélèvements de la maîtrise, la police, l’armée et l’impôt.

En ce qui touche l’impôt, la multitude est fondamentalement ignorante : Dieu nous garde qu’elle s’éclaire ! Elle ne sait ni ce qu’elle paye ni ce qu’elle doit payer ; elle ne se doute même pas que seule elle paye : on peut donc, en conscience et sans aucun risque, la charger. On le peut d’autant mieux qu’on trouvera dans les avisés, habiles à rejeter sur la masse leur part de contribution, autant de fauteurs du système.

L’impôt sur la consommation, impôt homicide, n’est pas plus aperçu par le peuple que la mort ne se sent venir par le malade qu’on a mis dans un bain après une forte application de sangsues : donc il est permis, et c’est même une chose charitable, de saigner le peuple, si la raison d’État l’exige, jusqu’à extinction. Il n’y aura pas de plainte, et, y en eût-il, hébété d’intelligence, le peuple n’aurait pas même la dignité de sa force.

Mais, et voici qui met le sceau à la morale financière de M. de Parieu, s’il est un impôt qui doive rallier toutes les consciences, c’est celui sur les successions.

Celui qui tout à coup, par la mort d’un père, d’une mère, d’un oncle ou d’un frère, hérite d’une fortune, si petite qu’elle soit, est tout consolé. Joyeux de sa perte domestique, il payera, sans dire mot, tout ce qu’on voudra. Tel est le cœur humain, corrompu par le péché d’origine et devenu une sentine d’égoïsme. Donc imposez les successions, les donations, toute espèce de mutation à titre gratuit. Pour le fisc, pour l’héritier et le donataire, c’est pain bénit !

M. de Parieu a pu, sans commettre d’indiscrétion, dire ces choses à ses collègues de l’Académie des sciences morales et politiques : qui donc, parmi les trente-sept millions de contribuables que contient l’empire français, ira écouter aux portes de l’Académie ? Il a pu, sans danger pour le fisc, faire part de ses idées chrétiennes au Journal des Économistes : son verbe massif, indigeste, incompréhensible aux ténèbres vulgaires, ne risquait pas de soulever une émeute d’indignation.

Mais de pareilles théories doivent être traînées au grand jour et dénoncées à la conscience universelle.



Sur qui pèse l’impôt foncier. — Il n’est pas tout à fait exact de dire, comme je le fais dans le texte, que l’impôt foncier fasse exception à la loi de diffusion ou répercussion, et qu’en conséquence il ne soit pas, aussi bien que ceux de consommation, acquitté par la masse. La répercussion ne se fait pas pour lui de la même manière ; mais elle n’en est pas moins réelle. Ainsi, il est bien vrai que le propriétaire foncier, après avoir acquitté le montant de ses contributions directes, incline plutôt à les déduire du produit net ou de la rente qu’à les rejeter dans le prix de ses denrées : sous ce rapport, il n’y a pas de répercussion. Mais si l’on réfléchit que l’impôt foncier se paye, comme tout autre, sur le produit collectif ; que, par l’engrenage des industries, la solidarité des travaux, la mutualité des échanges, le produit collectif peut et doit être considéré comme un tout indivis, à chacune des parties duquel ont concouru tous les travailleurs ; si l’on considère enfin que dans cette masse de richesse, créée par le travail collectif, chaque produit spécial reçoit sa valeur de son utilité, d’abord, et en second lieu de son échangeabilité, c’est-à-dire de sa proportion dans la richesse totale, on concevra que la contribution payée par le propriétaire foncier, sous le nom d’impôt foncier, est soumise, comme toutes les autres, et supportée par la masse.



Impôt progressif. — L’impôt progressif a été généralement bien apprécié par les économistes. Toutefois il convient de ne pas perdre de vue que ce système, dont l’irrationalité est prouvée, a pour lui de grandes autorités, parmi lesquelles il suffit de citer ici Montesquieu, J.-J. Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre, Adam Smith et J.-B. Say. Qu’est-ce donc qui a pu rallier à cet impôt des partisans aussi illustres, et qui lui en conserve encore aujourd’hui de si opiniâtres ? Rien autre chose que le spectacle de la partialité révoltante du fisc, et le désir de venir en aide au peuple, condamné à porter seul le fardeau de la dépense publique. Aussi la protestation subsiste, et s’il est certain que le système de la progression doive être décidément écarté comme impraticable, il n’en résulte pas que le système de la proportionnalité soit d’une parfaite justice. Ce que je reproche donc aux économistes du statu quo, c’est l’indifférence avec laquelle, après avoir écarté l’utopie, ils s’en tiennent à une routine homicide ; c’est d’avoir pris si lestement leur parti de la misère des classes laborieuses, en concluant, dans leur pédantesque optimisme, de l’absurdité des réformes proposées à la suffisance du système en vigueur. En cela ils n’ont pas seulement fait injure à l’humanité, ils ont manqué à la science elle-même.

Non, tout n’est pas dit sur l’impôt, quand on en a démontré, comme nous l’avons fait, toutes les contradictions. On a dégagé les deux moitiés, pour ainsi dire, d’une idée ; on a posé le problème dans ses vrais termes : reste à donner la solution. Car nous savons, par la métaphysique, que toute contradiction, de la nature de celle que nous avons relevée dans l’impôt, appelle une équation, une balance. Or, cette balance, qui dans le cas particulier a pour but de rétablir entre les citoyens l’égalité des charges, doit porter, non plus seulement sur les taxes fiscales, ce qui n’avance à rien, mais sur les conditions sociales ; elle rentre dans les attributions, non plus seulement du financier et de l’économiste, mais de l’homme d’État à la fois administrateur et justicier. C’est ce qui est exposé plus bas, chap. v.



Définition de la rente. — Le lecteur est prié de remarquer la définition de la rente donnée dans le texte. Nous ne disons point, à l’exemple de plusieurs économistes, que la rente est la part de la production agricole qui revient à la terre représentée par son propriétaire, comme si, économiquement parlant, la terre produisait quelque chose. La terre fournit à l’homme des matériaux, des instruments, des forces. Le travail met ces forces en jeu, les fait servir à la transformation des produits de la nature et des matières brutes, dans un but d’utilité et de consommation exclusivement humaines. Le travail seul, dans le sens économique du mot, est producteur : c’est confondre toutes les notions, et faire dès le début de l’économie politique un chaos, que de le nier.

Il y a quinze ans, un homme était réputé socialiste, c’était tout dire, par cela seul qu’il ne reconnaissait en économie politique qu’un sujet, l’homme ; un principe, le travail ; un but, le bien-être de tous. Les conservateurs prétendaient que le travailleur n’agissait pas seul, dans la création industrielle ; ils lui donnaient pour auxiliaires, et conséquemment pour copartageants, le capital et la terre, en autres termes le financier et le propriétaire. Mais depuis que M. Thiers, cherchant l’origine et la justification de la propriété, a fait voir que celle-ci avait pour principe le travail, que le capital à son tour se résolvait dans le travail, on est généralement revenu à l’unité du principe producteur, et l’on répugne beaucoup moins aujourd’hui à reconnaître la souveraineté du travail. C’est un grand pas de fait, dont les conséquences pour le capital et la propriété vont bien au delà des prévisions de M. Thiers. Aussi l’opposition n’a-t-elle pas cessé ; elle serait même plus vive que jamais au sein de l’Académie des sciences morales, s’il faut en croire le Journal des Économistes.

Pour moi, tout ce que le cultivateur récolte, tout ce que produit l’industrie humaine, résulte du travail. Mais, comme ainsi soit que la terre, dont le cultivateur dispose, n’est pas partout également favorable ; que parmi les cultivateurs il en est de mieux et de moins bien partagés ; qu’à travail égal il s’en faut de beaucoup que la production soit égale ; attendu en outre que la mieux-value des terres à rente provient fréquemment, et pour une part considérable, des créations de la puissance collective ; attendu, enfin, que le droit de propriété individuelle dérive du droit collectif, et a pour condition, autant que le permet la pratique, la mutualité et l’égalité : de toutes ces considérations je déduis la notion de rente, que je définis la portion du produit qui excède les frais du producteur, et qui doit se répartir entre trois ayant-droit : le propriétaire, l’exploitant et l’État.

Ainsi, tandis que la rente, pour les économistes de la réaction, dérive d’une sorte de droit divin attribué à la terre, et exercé au lieu et place d’icelle par le propriétaire, elle exprime pour moi une compensation nécessitée par les inégalités de qualité du sol : ce qui n’a rien de mystique et repose sur une justice plus vraie que celle de l’Académie.



Synonyme du travail et de l’esclavage. — À ceux qui parfois sont tentés de nier le progrès de la justice, il faut rappeler sans relâche ce fait immense : que l’homme a été jeté sur la terre sans industrie ; qu’il a vécu de longs siècles de ce que lui fournissaient spontanément la terre, les eaux, les bois et les animaux, dans une absolue oisiveté ; qu’il ne s’est livré au travail que peu à peu, contraint et forcé ; et que les premiers sur lesquels a pesé cette loi de contrainte ont été appelés esclaves, c’est-à-dire travailleurs, le mot servus, féminin serva (littéralement l’homme ou la femme du ménage), exprimant indivisiblement l’un et l’autre. Ici le progrès de la langue porte témoignage du progrès des idées et du droit. Le serf n’est plus la même chose que l’esclave, et le serviteur n’est pas non plus la même chose que le serf. Il y a ascension de l’un à l’autre. De même servitium et servitus sont identiques en latin, tandis qu’en français ils sont aussi opposés que possible. Le mot service, entré dans la langue des affaires, est devenu scientifique, et indique une fonction honorable ; la servitude est restée infâme. À quoi tient cette différence ? Tout simplement à ce que le service est volontaire, et partant échangeable, tandis que la servitude est forcée et ne donne lieu pour l’esclave à aucun droit. Voilà tout. On conçoit donc que, tant que le travail est resté honni, que par conséquent il a dû être imposé, l’esclavage s’est maintenu : c’était le fondement même de la civilisation. Du moment au contraire où la loi du travail est entrée dans les esprits, où elle est devenue un précepte de morale, comme on le voit par l’Évangile, où il s’est formé, en dehors de la classe servile, des travailleurs volontaires, de ce moment la servitude personnelle a perdu sa raison d’être, l’émancipation a commencé sur tous les points. L’établissement du christianisme, préparé de longue main par les luttes de l’aristocratie et de la plèbe, n’a pas, au point de vue économique, d’autre signification. Cette émancipation du travailleur est loin encore d’être complète : le servage vient d’être aboli en Russie, la corvée en Autriche ; l’extinction du prolétariat a été posée comme le but de la révolution de 1848, et il est aisé de voir, par ce que nous avons dit de l’impôt, quels préjugés il reste à vaincre pour mener à fin cette métamorphose du travail servile en travail libre et anobli, dans laquelle se résume jusqu’à présent toute l’histoire de l’humanité.



Crédit public. — Le principe de la mutualité ou réciprocité du crédit a reçu un commencement d’application en Belgique par la fondation de la Société du Crédit communal. L’initiative de cette fondation est due à l’ancien ministre des finances, M. Frère-Orban ; la pensée première appartient à M. François Haeck, l’un des hommes les plus éminents de la démocratie belge. La Société du Crédit communal n’en est pas encore à la gratuité du crédit, mais elle est sur le chemin, et la distance qui l’en sépare serait bientôt franchie, si, au lieu de se borner aux prêts sur hypothèque, cette Société avait inscrit dans ses attributions l’escompte des valeurs commerciales.

Il paraît qu’il existe également en Prusse des sociétés de crédit mutuel.

En France, les projets abondent : malheureusement, l’esprit de spéculation qui s’est emparé du pays et qui envahit l’Europe gâte tout, et commande aux novateurs sérieux la plus complète abstention. Des intrigants ont vu dans le principe de mutualité un moyen de faire fortune ; après avoir promis le bon marché, ils ont abouti à la plus imprudente usure, et leur entremise n’a servi qu’à faire des dupes et des victimes.



Bâtiments, loyers. — Une chose qui intéresse au plus haut point la population des capitales est la réduction du prix des loyers. À propos de mon travail sur l’impôt, quelqu’un me demandait de Paris si je n’indiquerais pas un moyen de dégrever cette partie du budget domestique, devenue si lourde depuis dix ans. Celui qui m’adressait cette question n’y mettait aucune malice : écho de la multitude, pénétré de l’omnipotence du pouvoir, il ne doutait pas qu’un économiste, tenant le gouvernail de l’État, ne pût, comme en un tour de main, donner pleine et entière satisfaction aux locataires. C’est là un des signes de l’époque. À force de vivre d’expédients, on a perdu l’intelligence du possible et de la raison des choses ; on n’a plus foi qu’à l’empirisme, et l’on en vient, comme si rien n’était plus naturel, à demander son salut à des coups de théâtre et à des panacées. — Sauriez-vous point un moyen de diminuer les impôts, ou tout au moins de les faire payer aux riches ? Un secret pour faire baisser le prix des loyers ? Un autre pour diminuer celui de la viande, du pain et du vin ?… Parlez, monsieur l’économiste ; nous vous écoutons : mais dites vite, surtout point de théories, point de révolution !

C’est ainsi que des gens de bon sens en viennent tous les jours, en France, à traiter les questions politiques et économiques. Des miracles, voilà ce que l’on demande ; mais un ensemble de réformes, de la raison, de la suite, on en a horreur.

J’ai montré, dans cet écrit, à quelles conditions on pourrait obtenir une réforme de l’impôt. Je vais tâcher de faire comprendre, en quelques lignes, comment il serait possible de dégréver de 40 ou 50 pour 100 les loyers parisiens. Puissent ceux que l’affaire intéresse prendre en considération mes paroles et en faire leur profit !

Pour déterminer une baisse sur le prix des loyers dans les grandes villes, il n’existe, en dehors des moyens surnaturels, qui ne sont pas à la disposition des hommes d’État, que l’alternative suivante :

Ou doubler le nombre des maisons, à Paris et dans les grands centres ;

Ou diminuer de moitié la population desdits centres, en l’écoulant et la répartissant d’une manière plus égale sur la surface du territoire. Dans l’un comme dans l’autre cas, chacun comprend que, l’offre des appartements étant doublée, ou bien, ce qui revient au même, la demande diminuant de moitié, une réduction de prix proportionnelle s’ensuivra infailliblement.

Doubler le nombre des maisons serait un expédient anti-économique. A quoi bon dépenser trois ou quatre milliards pour un objet dont le pays n’a pas positivement besoin, puisque la population subit en ce moment un temps d’arrêt ; qu’en somme le nombre des habitations suffit, et que c’est seulement parce qu’il n’y en a point de trop que le prix est devenu exorbitant ? Ce serait combattre une anomalie par une autre, se jeter dans l’eau pour échapper à la pluie, combattre la cherté, créer le déficit par la surproduction, avilir le produit afin d’arriver au juste prix du produit. Ce n’est plus de l’économie politique, c’est du gaspillage, de l’anarchie.

Reste donc le second moyen : diminuer la population des capitales, dégarnir les centres, et reporter la population aux extrémités.

Or, pour un semblable résultat, il n’est pas de combinaison ni policière ni financière : l’autorité est ici impuissante ; les baïonnettes elles-mêmes n’y feraient rien. Il faut en venir aux grandes mesures :

1. Décentralisation du pouvoir ;

2. Organisation des services publics, d’après les règles tracées au chap. v, § 8, de cet ouvrage ;

3. Liquidation des dettes ;

4. Réduction des frais d’État au 20e du produit brut ;

5. Réforme de l’impôt ;

6. Combinaison mieux entendue, dans les départements, des travaux de l’agriculture et de l’industrie ;

7. Au besoin, création de compagnies maçonniques pour la construction, l’entretien et la location des maisons et appartements, au prix le plus juste.

Quand ces conditions auront été remplies, il est hors de doute que le prix des appartements, à Paris et dans toutes les grandes villes, descendra rapidement. Mais tout cela n’est rien de moins qu’une révolution, la plus rationnelle, il est vrai, la plus douce, la plus conservatrice, mais aussi la plus radicale qui fut jamais. Or, une révolution est chose dont personne en France ne se soucie plus, ni la bourgeoisie, ni la plèbe, ni le gouvernement. D’ailleurs, c’est de la logique, de la science, du droit, toutes choses usées, auxquelles on n’a pas la moindre confiance.



Octrois. — Par décision législative, sur la proposition du gouvernement et après le vote des chambres, l’octroi a été supprimé dans toute la Belgique à la fin de l’année 1861. Soixante-dix-huit villes ont vu dans la même nuit tomber leurs barrières. Une somme d’environ 14 millions, montant de la totalité des revenus des 78 villes à octrois, a été allouée sur le budget annuel de l’État, pour subvenir aux dépenses de ces villes, et remplacer les recettes obtenues par le moyen de l’octroi. Les droits d’accise sur les vins, bières, eaux-de-vie, sucres, etc., ont été augmentés proportionnellement pour toute la Belgique, en sorte que les populations rurales, jusque-là demeurées étrangères, comme partout, aux dépenses des villes, y contribuent aujourd’hui pour leur part, ce qui est une confusion manifeste des budgets municipaux avec le budget de l’État. Aussi, malgré les raisonnements fournis à l’appui de la mesure par le ministre des finances, M. Frère-Orban, les économistes sévères ont-ils blâmé ce mode de remplacement des octrois, qui n’eût certainement point été adopté par la chambre des députés et par le sénat, si les villes intéressées n’avaient en cette circonstance imposé leur volonté à leurs représentants. On peut dire que par cette abolition des octrois le pouvoir central en Belgique a fait un pas immense. Il est difficile que l’indépendance de la commune reste ce qu’elle était autrefois, lorsque le pays tout entier est appelé à lui servir son budget : on vient d’en avoir une preuve dans les discussions qui ont eu lieu au sujet du dernier emprunt de la ville de Bruxelles. Pour être conséquent, le pouvoir central doit avoir un représentant dans tous les conseils municipaux et colléges d’échevins ; tôt ou tard il devra même s’arroger la nomination du bourgmestre et de ses adjoints. L’appui des campagnes ne saurait ici lui manquer : il s’agit, en effet, d’une catégorie de dépenses auxquelles les populations rurales peuvent se dire désormais intéressées, en vertu des mêmes raisonnements par lesquels M. Frère-Orban a soutenu qu’elles avaient intérêt à l’abolition des droits d’entrée dans les villes.

Quant à l’effet même de la suppression des octrois sur la consommation, il a été, on peut dire, nul, nuisible même. Ni la viande, ni rien de ce qui payait à l’entrée n’a baissé de prix : les débitants d’un côté prétendant que la remise obtenue par la suppression de l’octroi faisait tout leur bénéfice ; les paysans, vendeurs de bétail, de l’autre, élevant leurs prix afin de se couvrir, disent-ils, de la part qui leur appartenait dans les charges nouvelles. La bière, sur laquelle pèse la plus forte partie du nouvel impôt, et dont il est à peu près impossible, en Belgique, d’augmenter le prix, a perdu de sa qualité, surtout dans les campagnes. En résultat, les villes de Belgique, au nombre de 78, ont été délivrées, aux frais du pays entier, d’un établissement incommode, moyennant une subvention annuelle de 14 millions, fournie par la masse des contribuables, et qu’il faut songer à augmenter, attendu que depuis moins d’un an les dépenses pour plusieurs villes se sont accrues, et que l’allocation qui leur a été faite ne suffit plus.



OBSERVATIONS

SUR


LE RAPPORT DE M. CHERBULIEZ




Le rapport sur le concours de Lausanne ayant été publié dans le Journal des Économistes, je ne crois pas manquer aux convenances en adressant à l’honorable rapporteur, M. Cherbuliez, professeur d’Économie politique à l’École fédérale de Zurich, quelques mots de réponse.

Déjà, sur l’autorité de ce rapport, sur ce qu’il dit et sur ce qu’il ne dit pas, la décision du jury vaudois a été, en certains lieux, révisée, mon travail, avant d’avoir vu le jour, jugé, condamné : tant, lorsqu’il s’agit de certains noms et de certaines idées, il y a de ferveur dans les jugements humains… À coup sûr, je ne prétends point ramener à l’opinion du jury vaudois des contradicteurs si puissants : est-ce que je me souviens seulement de ce qui s’est passé, il y a six mois, à Lausanne ? Ceux qui me connaissent savent fort bien que lorsque je me suis mêlé à ce débat, ce n’était pas précisément pour y disputer une couronne. Le procès de 1848 n’est pas vidé : j’ai voulu le remettre à l’ordre du jour.

1. M. Cherbuliez, après quelques mots d’éloge qu’il est toujours facile d’accorder à un auteur et qui n’engagent à rien, me reproche d’abord de n’avoir en Économie politique que des notions superficielles.

Le reproche n’est certes pas dénué de fondement. Mais à qui la faute ? Est-ce que la science économique est faite pour M. Cherbuliez ? Est-ce que lui, par hasard, se flatterait de la posséder ? En ce cas il rendrait au monde un signalé service, et sa gloire serait grande, s’il daignait révéler à ses contemporains ce qu’il en a appris. L’économie politique a-t-elle trouvé ses principes, ses définitions, sa méthode ? L’économie politique peut-elle se vanter d’avoir jusqu’ici démontré quoi que ce soit ? Peut-elle citer une suite de vérités positives, irréfragables, entrées dans la raison publique et dans le droit ? Non, l’économie politique, science promise, mais non pas encore science conquise, n’a rien, presque rien de ce qui constitue le savoir certain, le vrai savoir. Elle abonde en matériaux, elle fourmille d’hypothèses ; elle n’a pas encore produit ses théorèmes. On n’a pas même su en déterminer clairement l’objet, la circonscription, le caractère. Depuis un siècle, cette science s’élabore, et ce qu’on en a recueilli de plus clair jusqu’à ce jour, ce sont ses contradictions. M. Cherbuliez, par exemple, qui enseigne l’économie politique à la jeunesse, et qui juge d’assez haut les concours, serait-il en mesure de fournir seulement une définition du capital ? Je vais plus loin : M. Cherbuliez saurait-il nous dire si l’économie politique est ou n’est pas susceptible de définitions ? Oserait-il se prononcer pour oui ou pour non ? Si l’économie politique, comme la géométrie pratique, a des définitions, qu’il les donne ! Si elle n’en a pas et n’en peut avoir, qu’il veuille bien nous expliquer pourquoi ! Qu’est-ce qu’une science dont la certitude reposerait sur des indéfinissables ? Que M. Cherbuliez essaye de lever ce seul doute, et je ne crois pas trop m’aventurer que de le lui dire : La science est faite, qui plus est elle lui appartient.

Mais non, l’économie politique n’existe pas ; elle attend encore son premier instituteur. Rien de ce qu’on débite en son nom n’est marqué au coin d’une raison démonstrative : témoin le libre-échange, que personne encore n’a su ramener à une théorie rationnelle, exempte de contradiction, et dont la pratique produit en ce moment en France, à côté des souffrances les plus vives, des avantages plus que douteux ; témoin la division des industries, dont les inconvénients, de l’aveu des économistes, compensent, et au delà, les bénéfices ; témoin la question de population, qui depuis Malthus soulève la pudeur publique ; témoin la question de l’or, à propos de laquelle M. Chevalier a jeté dans le monde des affaires une panique ridicule ; témoin la propriété, dont il existe autant de théories que d’économistes, quot capita, tot sensus ; témoin la question de l’impôt, que le conseil d’État du canton de Vaud s’est vu dans la nécessité de mettre au concours, et sur laquelle M. Cherbuliez, nommé rapporteur, garde un silence profond. Était-ce le cas à lui de parler de notions superficielles ? Ah ! monsieur, du professeur à l’écolier, de l’académie au candidat, il n’y avait pas, croyez-moi, la distance de votre férule, et tout ce que nous pouvons, après nous être critiqués l’un l’autre, c’est de nous tendre modestement la main.

2. Après ce premier grief, qu’il eût été au moins prudent de laisser dans l’ombre, M. le Rapporteur en soulève un autre, presque aussi grave. Je cite ses paroles :

« Les chapitres où l’auteur expose l’origine et les développements successifs de la fiscalité révèlent chez lui ce « manque absolu de sens historique et cette inintelligence des nécessités gouvernementales qui caractérisent toujours, au moins en France, une certaine école de penseurs. Il ne voit dans l’ancien régime, c’est-à-dire dans tout ce qui a existé avant la révolution de 1789, qu’un continuel abus de la force brutale, s’abritant sous un prétendu droit divin ; une exploitation intentionnelle des classes inférieures, une domination sans responsabilité, produisant des misères sans compensation, dénuée par conséquent de toute grandeur, de toute influence morale, de toute mission providentielle, de tout ce qui explique et justifie, aux yeux de l’historien philosophe, ces stages de laborieuse éclosion. Par une étrange inconséquence, l’auteur affirme que l’exploitation de l’homme s’est perpétuée depuis et malgré la révolution, et qu’elle se pratique maintenant plus que jamais, ce qui aurait dû l’amener à reconnaître que les abus dont il se plaint n’étaient pas les effets de l’ancien régime. »

Si je me montre plus sensible à ce reproche que je ne l’ai été au précédent, c’est qu’il me prête une manière de concevoir l’histoire et des sentiments que mon ouvrage dément d’un bout à l’autre. Il est possible que j’incline à me méfier des nécessités gouvernementales, et que je montre quelque promptitude à accuser les missionnaires de la Providence. M. Cherbuliez est de l’école genevoise ; comme la plupart de ses savants compatriotes, il a une prédisposition à défendre et à justifier les actes du pouvoir, à exagérer les nécessités gouvernementales. Ne pourrais-je pas à mon tour l’accuser de sacrifier le sens pratique au sens historique ; de s’attacher trop fortement aux conditions générales qui, après avoir motivé la formation des États, servent ensuite de prétextes à l’absolutisme des gouvernements ; de faire ainsi trop bon marché de l’écrasement des masses et des douleurs populaires ? Ma critique vaudrait la sienne, et, les reproches compensés, resterait à trouver entre nous la pure vérité. Sortons donc des appréciations personnelles, et tâchons de voir les faits tels qu’ils sont, en philosophes humains.

Il n’entre pas sans doute dans la pensée de M. Cherbuliez de justifier l’esclavage, et je n’en veux pas plus que lui. J’ai pourtant osé dire, et je l’ai dit pour l’honneur de la conscience humaine et pour la providentialité de l’histoire, j’ai dit que la raison supérieure, historique et philosophique, de l’esclavage, avait été la nécessité de contraindre l’homme au travail ; qu’une des formes de cette servitude avait été l’établissement des tributs, nom primitif et caractéristique de l’impôt. J’aurais pu ajouter que telle est pour l’ordre social, pour l’éducation de l’humanité et la félicité à venir des peuples, l’importance du travail et du rassemblement des familles en corps d’État, que cette contrainte a pu et dû, à une certaine époque, être considérée comme légitime, et donner lieu à une sorte de droit. Était-il possible d’accorder davantage à la philosophie de l’histoire et à la raison d’État ? Quant à l’impôt, dont l’étymologie témoigne de la pensée d’asservissement qui présida à son institution, et qui jusqu’à la Révolution française eut pour complément et pour auxiliaire la mainmorte, la corvée, et tout l’attirail des droits féodaux, il est évident qu’il servit à marquer la longue transition entre l’esclavage antique et le droit public moderne, où l’on ne le considère plus que comme la part proportionnelle incombant à chacun dans les services publics. Il n’y a pas, à ce double point de vue de l’esclavage et de l’impôt, d’autre enseignement à tirer de l’histoire : car je compte pour rien les considérations de bonne foi et de philanthropie intentionnelle alléguées en faveur des princes et de leurs suppôts. Que M. Cherbuliez consulte sa conscience, et je m’assure qu’il n’y trouvera rien de plus. Que signifie donc le reproche qu’il m’adresse, d’inculper les intentions du pouvoir, et de méconnaître les lois de la politique et du progrès ? Avais-je besoin de ressasser ces vieilles excuses du despotisme, tandis que j’aurais couru d’un pied léger sur les misères des masses ? J’ai écrit mon livre pour le peuple, je l’avoue, non pour les académiciens et les hommes d’État ; je tenais à exciter le zèle de la justice beaucoup plus que le respect des nécessités gouvernementales, dont on a trop abusé. De là ces jugements que M. le Rapporteur trouve passionnés, et qui ne sont que des arguments ad homines ; de là ce style parfois âpre, mais le seul qui convienne, à mon avis, au temps où nous sommes.

Ceci entendu, je dis et je soutiens que l’histoire de l’impôt se divise, comme celle du droit, en deux grandes périodes : l’une que je désigne par le mot Droit divin, compris en France de tout le monde, et qui s’étend depuis les origines de l’histoire jusqu’à l’année 1789 ; l’autre que j’appelle période de Liberté, ou de Droit humain, et qui date de la Révolution. Et quand j’ajoute que cette révolution du droit, accomplie, quant à ce qui est de l’impôt, dans les principes, ne l’est point du tout dans l’application, je ne vois pas en quoi cette assertion est contradictoire, et je ne puis attribuer qu’à une lecture distraite ce que dit ici l’honorable Rapporteur. Oui, la législation a été changée en ce qui concerne l’impôt, et le droit radicalement transformé depuis 1789 ; mais je nie en même temps que la pratique ait suivi la théorie. Les principes sont nouveaux, le régime d’un autre âge : si la contradiction doit être reprochée à quelqu’un, ce n’est pas à moi qui la constate, c’est aux différents pouvoirs qui se sont succédé depuis la Révolution, et qui certes n’ont plus à faire valoir la même excuse que leurs prédécesseurs.

3. M. Cherbuliez regrette l’amertume de mes critiques. — « Les critiques de l’auteur, » dit-il en parlant de mon mémoire, « sont toujours amères, souvent haineuses, et par conséquent injustes. Si tout était mauvais sous le régime de publicité et de responsabilité qui a existé, qui existe même encore en France, à l’égard du fisc et de ses agents, ne faudrait-il pas renoncer à obtenir jamais un état de choses tolérable ? Comment l’auteur n’a-t-il pas senti que ces exagérations où se manifestent tant de haines irréfléchies et tant d’aveugles préventions, ôteraient toute valeur et toute autorité à cette partie de son mémoire ? »

M. le professeur d’économie politique parle ici d’après son tempérament. D’autres ont trouvé le ton de mon mémoire aussi calme qu’impartial. Pour lui, il habite la région sereine des idées : ni la clameur des masses, ni les menaces de la tyrannie, ni les fureurs des partis n’arrivent jusqu’à lui. Je l’en félicite, sans lui porter la moindre envie. Mais comment ne voit-il pas que toute conquête de la Justice est le prix d’une lutte, et qu’un peu de véhémence ne messied point à l’écrivain armé pour cette cause ? Est-ce que la seule raison touche le pouvoir ? Est-ce qu’elle émeut le privilége ? Est-ce qu’elle suffit pour entraîner les sages eux-mêmes ? Quand a-t-on vu les abus se réformer, l’usure se restreindre, le despotisme abdiquer, sur le simple avis d’un conseil académique ou d’une consultation de jurisconsultes ? Jamais la plainte du peuple n’est écoutée, si elle n’est accompagnée de grincements de dents. Je souhaite à M. Cherbuliez de n’avoir jamais à se mêler de révolution. Son flegme ferait de lui le plus implacable des tribuns. Le plus méchant des animaux, dit-on, ce n’est ni le tigre, ni la hyène, ni la vipère ; c’est le mouton atteint de la rage. Ah ! de grâce, monsieur le Rapporteur, ne plaidez pas les circonstances atténuantes en faveur de l’ancien régime. Nous ne sommes pas encore échappés de ses griffes, et, s’il remontait jusqu’à vous, vous ne pourriez pas répondre de votre plume.

4. Abordant le fond de ma théorie, M. Cherbuliez affecte de ne pas comprendre l’opposition établie par moi entre la Liberté et l’État. « La liberté, dit-il, n’est pas une puissance ni un être moral luttant contre l’État. » — Pardon, monsieur le Rapporteur, la liberté est une puissance et un être moral au même titre que l’État : c’est ce dont vous ne douteriez pas, si vous réfléchissiez que cet État, que vous adorez, n’est pas lui-même autre chose que la liberté collective, en rapport, tantôt de suprématie, tantôt d’infériorité, tantôt d’équilibre avec la liberté individuelle.

5. M. Cherbuliez n’admet pas la définition que j’ai donnée de l’impôt, savoir qu’il est un échange. Alors j’ai le droit de dire que M. Cherbuliez, tout en admettant, dans les mots, le principe de l’égalité et de la proportionnalité de l’impôt, ne se soucie point d’en opérer dans la pratique la péréquation ; comme MM. de Parieu, Thiers et autres, il veut qu’on en reste au statu quo. Quant à moi, c’est justement en vue de la pratique que j’ai posé ma définition, hors de laquelle il est impossible d’introduire le droit dans les affaires fiscales et d’avoir raison du gouvernement.

« L’échange, dit M. Cherbuliez, est une convention résultant de l’accord libre de deux volontés ; tandis que l’impôt est pour le contribuable une loi à laquelle il doit, bon gré, mal gré, se soumettre. »

Pur sophisme. L’échange est une convention, je l’accorde ; mais cela l’empêche-t-il d’être aussi une nécessité, une loi, par conséquent, à laquelle le producteur est forcé bon gré, mal gré, de se soumettre ? Il en est ainsi de l’impôt : c’est aussi, depuis 1789, une convention ; ce n’était auparavant qu’une nécessité.

6. M. Cherbuliez paraît regretter que je n’aie pas donné plus d’importance au phénomène de la dévolution, ou répercussion, ou diffusion de l’impôt. C’est ce qu’il qualifie d’erreur économique. Mais, en vérité, qu’avais-je à faire de suivre cette dévolution dans tous ses zigzags, une fois qu’il a été démontré, et cela par tous les économistes, que l’impôt, soit qu’il pèse réellement et exclusivement sur celui qui en fait le versement, soit qu’il rejaillisse sur un tiers, soit qu’il se répartisse sur la masse, toutes choses que je crois avoir suffisamment indiquées, est injuste. M. Cherbuliez aurait-il pour la dévolution de l’impôt l’admiration de MM. de Parieu et Thiers ? On le devrait croire, s’il fallait prendre au sérieux les lignes suivantes de son rapport :

« Quant aux consommateurs, ce sont les nécessiteux qui échappent le plus sûrement à la charge de l’impôt. Ils y échappent précisément parce qu’ils sont nécessiteux, c’est-à-dire parce que le revenu dont ils vivent ne peut supporter aucune diminution. »

Exactement la pensée de M. Thiers (voir plus haut les notes (F) et (Q), pages 350 et 375). Mais d’abord M. Cherbuliez commet lui-même la plus grossière des erreurs, en prenant au pied de la lettre, à l’exemple de M. Thiers, les mots impôts sur la consommation. Pour être correct, il faut dire impôt sur le produit, ce qui rend d’une évidence immédiate cette vérité que le contribuable, si fort consommateur soit-il, qui ne produit rien, ne paye rien. D’autre part, et puisqu’on aime tant à parler de dévolution, comment M. Cherbuliez ne voit-il pas que le travail a sa dévolution aussi bien que l’impôt, de telle sorte que, par la mutualité des services et la solidarité des industries, chaque travailleur concourt au produit collectif, et que celui qui taille la pierre, forge le fer, tisse la laine ou le coton, peut se vanter en même temps d’avoir labouré, semé, taillé la vigne, fauché la prairie, extrait le minerai, etc. ? La conséquence est que les travailleurs étant solidaires pour la production le sont également pour l’impôt ; que comme ils produisent tout ils payent tout, tandis que le riche oisif qui ne produit rien ne paye rien. Voilà ce que, considérée sous toutes les faces, signifie la loi de dévolution. Ce sont de ces choses qu’on ne devrait pas avoir besoin de rappeler à un professeur. Malheureusement, les professeurs sont comme l’équité dans l’impôt, des êtres de raison, très-savants, très-érudits, sages, modérés, à l’abri de toute aigreur et de tout emportement. Seulement, il leur arrive assez fréquemment de ne voir qu’une partie des faits, ce qui fait trébucher leur judiciaire.

7. M. Cherbuliez prétend que l’impôt sur la rente foncière, dont j’ai fait le pivot de ma réforme, n’est autre chose que l’impôt foncier. — Je soutiens que l’impôt sur la rente foncière n’est pas la même chose que l’impôt foncier.

8. J’aurais, selon mon scrupuleux Rapporteur, commis une inexactitude en ne distinguant pas les profits du fermier de la rente du propriétaire. Mais cette distinction n’a rien de scientifique : ce n’est pas autre chose qu’un partage, entre le fermier et le propriétaire, de ce que l’on entend par rente, partage dont je n’avais pas, dans une théorie de l’impôt, à m’occuper. Est-ce que le fisc, en faisant le décompte du produit net, ne saura pas comprendre, sous ce terme, et la rente proprement dite et le profit ? Est-ce que, si le fermier gagnait plus que le propriétaire, il ne devrait pas être réputé le vrai rentier, et l’impôt fixé en conséquence ?

Je crois avoir satisfait à toutes les critiques. Me sera-t-il permis à présent de demander à mon honorable Rapporteur pourquoi il n’a pas jugé à propos de dire un seul mot, ni en bien, ni en mal, de la partie principale de mon mémoire, de cette Synthèse économique, car c’est ainsi que je la nomme, au moyen de laquelle je propose de rétablir la justice dans l’impôt, de le rendre à l’avenir aussi léger, aussi égal, aussi fécond qu’il a été jusqu’à présent onéreux, absorbant et inique ? Que pense M. Cherbuliez de mon procédé d’équilibration fiscale ? Le silence d’un professeur d’économie politique, jouissant d’une aussi grande autorité, a ici de quoi surprendre. Il donne lieu de penser que si M. Cherbuliez me refuse son adhésion, il n’a lui-même rien à proposer. La science qu’il enseigne aux autres ne lui aurait donc rien appris. Elle ne lui fournit ni de quoi faire mieux, ni de quoi faire autrement. Supposons que M. Cherbuliez, appelé, comme professeur fédéral, à rédiger et motiver la décision du jury, à distribuer la louange et le blâme, ait été invité à proposer lui-même une solution du problème : qu’aurait-il répondu ? Quelle est la théorie des économistes de l’école officielle, conservatrice, modérée, en matière d’impôt ? J’ai le droit de poser la question, et le public celui d’exiger une réponse.

En résumé, l’auteur du rapport sur le concours de Lausanne, appréciant le mémoire no 39, qui est le mien, a dit tout ce qu’il fallait pour prouver que ce mémoire n’était pas digne de la récompense qui lui a été décernée ; il n’a rien dit des motifs qui la lui avaient fait obtenir. Ce mémoire, il faut en convenir, parlait avec une médiocre estime de la secte des économistes ; je suppose, peut-être à tort, que M. le Rapporteur a voulu rendre à l’auteur, un adversaire inconnu, la monnaie de sa pièce : partant quittes. J’ai eu l’occasion de connaître, dans ma vie de publiciste, plusieurs économistes fort honnêtes gens, excellents citoyens, zélateurs de la science et de la vérité, qui plus d’une fois m’ont donné de précieux témoignages d’estime, et auxquels j’ai toujours tenu à grand honneur de faire la guerre. Je n’ai pas besoin de dire que je pense tout le bien possible de l’honorable professeur de Zurich : son nom et ses écrits sont connus du public. Mais je serais heureux qu’il pût se convaincre un jour qu’il y a dans tout ce que j’écris un peu plus de réflexion et beaucoup moins de tempérament qu’il ne suppose.


fin


TABLE




L’IMPÔT AVANT LE DROIT MODERNE.


Dualisme social : nécessité et Libre Arbitre ; l’État et l’individu, 9. — Constitution primitive, nécessaire, de l’État et de l’impôt : influence du libre arbitre sur cette constitution, origine du droit divin, 10. — Raison philosophique du droit divin et de l’esclavage ; l’éducation des masses, 12. — Témoignages historiques : l’impôt d’après la Bible, 14. — L’impôt dans la société païenne, 17. — L’impôt pendant le moyen âge, 19. — Les rois, dans l’intérêt de l’impôt, prennent l’initiative de l’affranchissement, 22. — L’impôt conçu comme remède à la fainéantise populaire, 24. — Les États généraux : leurs idées en matière d’impôt, leur influence, 26. — Effet de l’impôt sur les masses : tandis que la plèbe se civilise, l’aristocratie se déprave, 29. — Des procédés fiscaux sous le régime du droit divin. — Emploi des fonds, 32. — Que le droit divin en matière d’impôt a été aboli en théorie, non-application.. 37



L’IMPÔT SELON LE DROIT MODERNE.


  • Détermination des principes en matière d’impôt. 40


§ 1er. — De la nature de l’impôt. 42
L’impôt n’est ni un tribut, ni une redevance, ni un loyer, ni un honoraire, ni une offrande, ni une assurance, 42. — Définition de l’impôt. — L’impôt est un échange : 1er principe, 47. — L’État rend ses services à prix de revient : 2e principe, 51. — Les services de l’État doivent être reproductifs d’utilité : 3e principe, 57. — Préjugés populaires sur les dépenses d'État. 61


§ 2. — Assiette de l’impôt. 68
Difficulté que présentent, sous le droit moderne, les questions concernant l’établissement, l’assiette, la quotité et la perception de l’impôt, 68. — Rapport de l’État et de la Liberté, d’après le droit moderne, 76. — Détermination des fonctions, attributs et prérogatives de l’État, d’après le droit moderne, 79. — Application des principes précédents à la théorie de l’impôt. — Critique du Congrès de Lausanne, 82. — Règles concernant l’assiette, la répartition et la perception de l’impôt. 90


§ 3. — Quotité de l’impôt. — Maxime fiscale. 97
Règles à suivre concernant la quotité de l’impôt, 1re règle : fixation d’un maximum, 100. — 2e règle : définition et décentralisation des services publics, 102. — 3e règle : abstention d’emprunt, 113. — 4e règle : cessation de l’état de guerre, 113. — 5e règle : suppression des dotations, listes civiles, retraites, pensions, de toute dépense ayant un caractère de faste et de privilége. — Observation sur l’instruction publique en France et aux États-Unis, 115. — 6e règle : publicité et contrôle. 119



DE LA RÉPARTITION DE L’IMPÔT.


  • Application des principes et des règles exposés au chapitre précédent. 125
  • Difficulté du problème de la répartition de l’impôt dans une société qui veut être à la fois juste et libre. 125


§ 1er. — De l’égalité de la proportionnalité de l’impôt. 127
Comment la contribution personnelle se change en une contribution réelle, 127. — Comment la contribution aux charges de l’État s’exerçant en raison de la personne et en raison des facultés, l’impôt, égal à l’origine, devient proportionnel. 131


§ 2. — Application de la loi de proportionnalité. — Critique des formes les plus usitées de l’impôt. 136
Critique sur l’impôt en nature, 138. — Critique de l’impôt foncier, 147. — Critique de l’impôt personnel et mobilier, 153. — Critique de l’impôt somptuaire, 157. — Critique de l’impôt des portes et fenêtres, 163. — Critique de l’impôt des patentes, 164. — Critique de l’impôt sur les donations et successions, 165. — Critique de l’impôt sur les mutations à titre onéreux et du timbre, 179. — Critique de l’impôt de consommation. — Octroi, douane. 181


§ 3. — Inconvénients communs à tous les impôts. — Examen approfondi du principe de proportionnalité : comment il se tourne contre le pauvre. 186
Critique du principe de proportionnalité, 191. — Phénomène de la contradiction dans l’impôt. 198



PROJETS DE RÉFORME.


§ 1. — De l’impôt progressif. 204
§ 2. — De l’impôt sur le capital. 220
§ 3. — Impôt sur le revenu. 238
§ 4. — Impôt sur la rente foncière. 245



PRINCIPES GÉNÉRAUX D’UNE RÉFORME DE L’IMPÔT DANS LA SOCIÉTÉ ACTUELLE.


§ 1. — Ce que doit être l’impôt dans la société moderne. 259
§ 2. — Que la péréquation de l’impôt est un problème insoluble. 262
§ 3. — Que l’unité de l’impôt serait la pire des formes. 265
§ 4. — Premier aperçu de la vérité en matière d’impôt. 268
§ 5. — Fixation d’un maximum. 271
§ 6. — Décentralisation gouvernementale. 275
§ 7. — Dotation de l’État. 284
§ 8. — Organisation des services publics. 294
Crédit public, 296. — Voies de transport, 305. — Mines, 309. — Docks, 315. — Dessèchements, défrichements, reboisements, etc., 317. — Service des postes et télégraphes, 318. — Poudres et salpêtres. 319


§ 9. — Impôts facultatifs. 321
Impôts de consommation, 323. — Enregistrement et timbre, 325. — Impôt sur les bâtiments, portes et fenêtres, 326. — Impôt somptuaire, 327. — Patentes et licences, 327. — Douanes et octrois. 328
§ 10. — Résumé général. 330
§ 11. — Observation sur l’impôt dans le canton de Vaud. 336


APPENDICE.



A. Définition de l’impôt. 343
B. Définition de l’impôt. 345
C. Les dépenses de l’État sont les frais généraux de la société. 347
D. La liberté et l’État. 350
E. Opposition de la raison collective et de la raison individuelle. 351
F. Influence de la circulation sur l’impôt. 351
G. Statistique budgétaire. 356
H. Du régime financier de l’empire français. 357
I. Dettes publiques ; armées. 362
J. Comptabilité financière. 364
K. Règles pour l’établissement des impôts. 364
L. Centralisation. 367
M. Service militaire. 368
N. Contribution personnelle. 369
O. Patentes. 370
P. Inégalité de l’impôt. 371
Q. Sur qui pèse l’impôt foncier. 375
R. Impôt progressif. 376
S. Définition de la rente. 377
T. Synonyme du travail et de l’esclavage. 379
U. Crédit public. 380
V. Bâtiments, loyers. 381
X. Octrois. 384



  1. Les lettres placées entre parenthèses indiquent des notes qu’on trouvera à la fin du volume.