Théorie des nombres irrationnels, des limites et de la continuité/Section I

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I

DÉFINITION DES NOMBRES IRRATIONNELS

1. Rappelons les propriétés suivantes de l’ensemble des nombres rationnels :

1o  De deux nombres rationnels différents, l’un est plus petit que l’autre ; si sont trois nombres rationnels tels que , , on a . Ces faits s’expriment en disant que l’ensemble des nombres rationnels est ordonné.

2o   étant rationnel, il y a une infinité de nombres rationnels inférieurs à , et aucun d’eux n’est supérieur à tous les autres ; il y a une infinité de nombres rationnels supérieurs à , et aucun d’eux n’est inférieur à tous les autres ; si et sont rationnels et si , il y a une infinité de nombres rationnels tels que .


2. On dit qu’on effectue une coupure dans l’ensemble des nombres rationnels si l’on partage cet ensemble en deux classes telles que tout nombre de la première est inférieur à tout nombre de la seconde. Il ne peut se présenter alors que l’un des trois cas suivants :

1o  Dans la première classe existe un nombre supérieur à tous les autres. Soit ce nombre : tout nombre de la première classe est . Tout nombre de la seconde est , puisque est de la première.

Un nombre rationnel ne peut faire partie de la seconde classe, sans quoi il serait  ; donc il fait partie de la première.

Ainsi, la première classe est l’ensemble des nombres rationnels  ; par suite, la seconde est l’ensemble des nombres rationnels  : elle ne contient pas de nombre inférieur à tous les autres.

2o  L’hypothèse du cas 1o  n’est pas réalisée, c’est-à-dire qu’il n’y a pas dans la première classe de nombre supérieur à tous les autres ; mais on suppose qu’il existe dans la seconde un nombre inférieur à tous les autres. On reconnaît que la première classe est l’ensemble des nombres rationnels , la seconde est l’ensemble des nombres rationnels .

Les cas 1o  et 2o  sont évidemment réalisables.

3o  Aucune des hypothèses 1o  et 2o  n’est réalisée. C’est donc que la première classe ne renferme pas de nombre supérieur à tous les autres, et que la seconde ne renferme pas de nombre inférieur à tous les autres.


3. Montrons qu’on peut réaliser le cas 3o .

On sait qu’il n’existe aucun nombre rationnel tel que , et que, étant donné un nombre positif rationnel , il est possible de trouver deux nombres positifs rationnels et tels que

avec
,.

Rangeons dans une première classe les nombres négatifs, nul, et les nombres positifs pour lesquels , dans une seconde classe les nombres positifs pour lesquels . On a effectué ainsi une coupure, car tout nombre rationnel fait partie de l’une des deux classes, et tout nombre de est inférieur à tout nombre de .

Il n’y a pas dans de nombre supérieur à tous les autres, c’est-à-dire que si appartient à , on peut trouver dans un nombre . Il suffit évidemment d’examiner le cas où est positif. On a  ; prenons rationnel et positif tel que  ; on peut trouver tel que avec . On aura , d’où , , et appartient à .

De même, il n’y a pas dans de nombre inférieur à tous les autres, car si appartient à , on a  ; soit rationnel tel que  ; on peut trouver tel que avec , d’où , d’où , et appartient à .

On peut réaliser le cas 3o  de telle sorte que, et étant deux nombres rationnels donnés (), fasse partie de la première classe et de la seconde. Remarquons que, dans l’exemple précédent, fait partie de , fait partie de . Cela posé, rangeons dans une classe les nombres rationnels tels que fait partie de , dans une classe les nombres rationnels tels que fait partie de . Comme il y a équivalence entre les conditions

et,

on voit que tout nombre de est inférieur à tout nombre de , qu’il n’y a pas dans de nombre supérieur à tous les autres, ni dans de nombre inférieur à tous les autres ; de plus, contient , contient .


4. Quand une coupure remplit les conditions du cas 3o , on convient de dire qu’elle définit un nombre irrationnel , qui est, par définition, supérieur à tous les nombres de la première classe, inférieur à tous les nombres de la seconde.

Nous dirons que l’ensemble des nombres rationnels et irrationnels constitue l’ensemble des nombres réels ou, simplement, des nombres.

En résumé, une coupure étant effectuée dans l’ensemble des nombres rationnels, il y a un nombre réel auquel tout nombre de la première classe est inférieur ou égal, et auquel tout nombre de la seconde classe est supérieur ou égal. Nous dirons que ce nombre est défini par la coupure considérée.


5. D’après la définition du nombre irrationnel , on reconnaît que, si et désignent deux nombres rationnels :

Les conditions , entraînent  ;

Les conditions , entraînent  ;

Les conditions , entraînent .

Si , il y a des nombres rationnels (en nombre infini) tels que .

Si , il y a des nombres rationnels (en nombre infini) tels que .


6. Soient deux nombres irrationnels et  ; soient , les première et seconde classes correspondant à , et les première et seconde classes correspondant à . Il y a trois cas possibles :

1o   et sont identiques ; il en résulte que et sont aussi identiques. Les nombres et sont définis par la même coupure ; nous dirons qu’ils sont égaux : .

2o  Il y a dans un nombre qui n’est pas contenu dans . Ce nombre appartient à et n’appartient pas à . Tout nombre de est inférieur à , qui appartient à , et comme , appartenant à , est inférieur à tout nombre de , il en résulte que tout nombre de est inférieur à tout nombre de . Par suite, et n’ont aucun élément commun ; tous les nombres de font partie de , tous les nombres de font partie de . Un nombre rationnel ne peut se comporter, par rapport à et , que de trois manières :

I. fait partie de , par suite de  ; on a

,.

II. fait partie de et de  ; on a

,.

Cette catégorie comprend au moins le nombre  ; elle comprend une infinité de nombres, car il y a, dans , dont fait partie , un nombre , soit  ; tous les nombres rationnels compris entre et font partie de cette catégorie.

III. fait partie de , par suite de  ; on a

,.

Par définition, nous dirons qu’on a

.

3o  Il y a dans un nombre qui n’est pas contenu dans . Ce cas ne diffère du précédent que parce que les rôles des nombres et sont permutés ; nous dirons qu’on a

.

De cette étude et des définitions données, il résulte que, si et sont deux nombres irrationnels :

Pour que , il faut et il suffit que tout nombre rationnel inférieur à l’un de ces nombres soit inférieur à l’autre ;

Pour que , il faut et il suffit qu’il existe un nombre rationnel tel que

,.


7. L’ensemble des nombres réels est ordonné, c’est-à-dire que, si , sont trois nombres réels tels que

,,

on a

.

Ces faits se trouvent établis : 1o  dans le cas où les trois nombres sont rationnels (§ 1) ; 2o  dans le cas où un seul des trois nombres est irrationnel (§ 5) ; 3o  dans le cas où le nombre intermédiaire est rationnel, les autres étant tous deux irrationnels (§ 6) ou non (§ 5). Dans le cas général, prenons deux nombres rationnels , tels que

,,,.

De , , on déduit .

De , , on déduit .

De , , on déduit .

Entre deux nombres réels différents existent des nombres rationnels ; cela est vrai quand les deux nombres sont rationnels (§ 1), quand l’un des deux est rationnel et l’autre irrationnel (§ 5), et enfin quand ils sont tous deux irrationnels (§ 6). Entre deux nombres réels différents existent aussi des nombres irrationnels : on prend d’abord, entre les deux nombres donnés, deux nombres rationnels et  ; le second exemple du § 3 montre qu’il y a entre et un nombre irrationnel.


8. Les nombres irrationnels supérieurs à 0 sont dits positifs, ceux qui sont inférieurs à 0 sont dits négatifs. Soit un nombre irrationnel positif ; soient et les première et deuxième classes correspondantes. Appelons l’ensemble des nombres opposés[1] à ceux de , l’ensemble des nombres opposés à ceux de  : on a ainsi une coupure, la première classe n’a pas d’élément supérieur à tous les autres, n’a pas d’élément inférieur à tous les autres ; il y a donc un nombre irrationnel supérieur aux nombres de , inférieur aux nombres de . Comme 0 est contenu dans et par suite dans , est négatif. Nous dirons que est le nombre opposé à . On écrira

, ;

on dira, comme pour le cas des nombres rationnels, que et ont pour valeur absolue commune  :

.

Il est évident que entraîne , que entraîne , quels que soient et .


  1. On emploie aussi l’expression « symétriques », ou encore « égaux et de signes contraires ».