Théorie des nombres irrationnels, des limites et de la continuité/Introduction

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INTRODUCTION


La nécessité s’impose, au début de tout cours d’Algèbre supérieure ou d’Analyse, de définir avec précision les nombres irrationnels, et de montrer rigoureusement que les règles de calcul algébrique, démontrées en Algèbre élémentaire pour le cas des nombres rationnels, s’appliquent encore aux nouveaux nombres. Les procédés employés pour faire cette extension sont nombreux, et peut-être s’étonnera-t-on d’en voir publier un de plus. Toutefois, un simple coup d’œil jeté sur le sommaire du présent ouvrage montrera, je pense, que mon plan diffère assez notablement de ceux qui sont généralement suivis. Sauf erreur de ma part, ce plan est nouveau ; je dois tout d’abord essayer de le justifier.

Les méthodes courantes pour l’introduction des nombres irrationnels se rattachent à deux principales : l’une repose sur la notion de coupure, l’autre sur la notion de suite convergente ; dans l’une et l’autre, une fois les nombres irrationnels introduits, on se préoccupe immédiatement de leur étendre les quatre opérations arithmétiques. Je procède différemment à cet égard : j’ajourne l’étude de ces quatre opérations, sauf la différence, à laquelle je fais une place à part, parce qu’elle joue dans toute la théorie un rôle prédominant, comme une simple réflexion le montre : la notion de différence est en effet la forme précise de la notion vague de rapprochement, de voisinage, qui domine nécessairement toute étude où il s’agit du continu ; or, le rôle des nombres irrationnels est précisément de servir à construire le continu, en comblant les lacunes que présente l’ensemble des nombres rationnels. L’ordre classique des quatre règles : addition, soustraction, multiplication, division, qui est le seul logique en arithmétique, ne s’impose plus lorsqu’il s’agit des nombres irrationnels. Au contraire, en me bornant, comme je le fais, à définir la différence (V), j’ai tout ce qu’il faut pour établir le célèbre théorème de Cauchy (condition nécessaire et suffisante pour qu’une suite ait une limite) ; à l’aide de ce théorème et de quelques autres analogues (VI), j’établis, sous le nom de principe d’extension (IX), une proposition générale d’où résultent comme cas particuliers les définitions de la somme, du produit, du quotient de deux nombres [ainsi que, un peu plus loin (XIII), la définition de ]. Ces notions se trouvent ainsi définies en bloc, et, ce qui est plus important encore, la justification des règles de calcul algébrique se fait également en bloc (X), au lieu d’exiger un raisonnement spécial pour chaque règle.

D’ailleurs, la notion de différence elle-même n’est pas indispensable pour définir la notion générale de limite. C’est là un fait masqué par l’habitude invétérée d’écrire : , , là où il suffit de dire : tout nombre inférieur, tout nombre supérieur à . Cette remarque n’a pas seulement, à mon avis, un simple intérêt de curiosité : certains raisonnements sur les limites me paraissent plus faciles à saisir en adoptant la forme de définition que je donne au § 12, basée simplement sur la notion d’ensemble ordonné.

Dans le même ordre d’idées, je crois avantageux de définir les bornes supérieure et inférieure d’un ensemble, immédiatement après avoir défini les nombres irrationnels. Cette manière de faire permet de substituer tout de suite et définitivement à la notion de coupure la notion plus générale et plus maniable de borne d’un ensemble : on remarquera que, après la Section II, il n’est plus fait aucun usage de la notion de coupure sous sa forme primitive.

J’estime enfin qu’il n’y a pas intérêt à ajourner la définition d’un mot, lorsqu’on se sert déjà depuis longtemps de la chose que ce mot représente ; c’est pourquoi j’introduis le plus tôt possible les notions de fonction et de continuité (VII). La notion de fonction est déjà impliquée dans la notion d’opération, et rien n’oblige de considérer les fonctions d’une seule variable comme plus simples que les fonctions de plusieurs variables ; c’est plutôt le contraire qui est vrai, car la première fonction que chacun a vue, c’est la somme de deux nombres entiers.

En définitive, je me suis efforcé d’ordonner les différentes matières que je traite de manière à éviter les redites et à n’utiliser autant que possible, comme propositions intermédiaires, que des théorèmes ayant leur place marquée en mathématiques.

Je me suis placé au point de vue de l’Analyse pure ; mais il est certainement avantageux, dans l’enseignement, d’éclairer une théorie aussi abstraite par une image géométrique (points sur une droite indéfinie). Il sera facile, sans rien changer à l’ordre suivi, de compléter la théorie à cet égard.