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Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 03/Chapitre 04

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Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 1p. 148-153).

CHAPITRE IV.



APOLOGIE DE L’AUTEUR. SCÈNE PUÉRILE QUI EN A PEUT-ÊTRE AUSSI BESOIN.

Qu’il nous soit permis, avant de passer outre, de prévenir certaines méprises, où un excès de zèle pourroit faire tomber quelques-uns de nos lecteurs. Nous serions au désespoir d’en offenser aucun, surtout ceux d’entre eux qui sont les amis sincères de la religion et de la vertu.

À Dieu ne plaise que par une fausse, ou maligne interprétation de notre pensée, on nous prête l’odieux dessein de tourner en ridicule ce qui élève l’homme au plus haut degré de perfection où il puisse atteindre, ce qui épure et ennoblit son ame, et le distingue essentiellement de la brute. Nous osons dire, et plus le lecteur sera vertueux lui-même, plus il aura de penchant à nous croire, nous osons dire que nous aimerions mieux ensevelir dans un éternel oubli les sentiments de Thwackum et de Square, que de porter la moindre atteinte à la religion et à la vertu.

C’est au contraire dans l’intérêt de l’une et de l’autre, que nous avons entrepris de peindre, d’après nature, deux de leurs faux et prétendus champions. Un ami perfide est le pire des ennemis. Les grimaces des hypocrites, nous ne craignons pas de l’affirmer, ont fait plus de tort à la religion et à la vertu, que les sophismes des incrédules et les sarcasmes des libertins. Nous disons plus, si la religion et la vertu, dans leur pureté primitive, sont réputées à juste titre les liens de la société civile et les bienfaitrices de l’humanité, du moment que le mensonge, la fraude, et l’hypocrisie, y mêlent leurs poisons, elles deviennent le plus redoutable fléau dont le ciel puisse châtier la terre, et inspirent aux hommes toutes les fureurs et tous les crimes.

Nous pensons donc qu’on approuvera le ridicule que nous avons versé sur nos deux personnages. Une seule chose nous inquiète et nous afflige ; comme il leur arrivera de temps en temps de mêler à leurs erreurs des pensées vraies et justes, nous craignons qu’on ne confonde les unes avec les autres, et qu’on ne nous accuse de vouloir les tourner toutes indistinctement en dérision. Mais que le lecteur considère que ces deux hommes n’étant ni des imbéciles ni des insensés, on ne peut supposer qu’ils n’aient émis que des opinions fausses, ou absurdes. Quelle injustice n’aurions-nous pas commise à leur égard, en ne présentant que le mauvais côté de leurs caractères, et combien leurs raisonnements auroient paru misérables et monstrueux !

En un mot, ce n’est ni la religion, ni la vertu, mais le manque de toutes deux que nous attaquons ici. Si Thwackum et Square avoient moins négligé dans la composition de leurs systèmes opposés, le premier la vertu, le second la religion, s’ils ne s’étoient pas accordés à en exclure totalement la bonté naturelle du cœur, jamais ils n’auroient été livrés à la risée publique, dans cette équitable et véridique histoire, dont nous allons reprendre le fil.

L’incident qui mit fin à la dispute rapportée dans le chapitre précédent, n’étoit autre qu’une querelle survenue entre M. Blifil et Tom Jones. Le premier en étoit sorti avec le nez tout en sang ; car s’il avoit, quoique le plus jeune, l’avantage de la taille sur son camarade, il ne l’égaloit pas, à beaucoup près, dans le noble art de boxer.

Tom, loin d’abuser de sa supériorité, évitoit, autant qu’il le pouvoit, les occasions d’en venir aux mains avec lui. Malgré toutes ses espiègleries, c’étoit un garçon sans méchanceté ; il aimoit d’ailleurs Blifil ; et puis la crainte de M. Thwackum, qui servoit toujours de second à son élève favori, auroit suffi pour le rendre circonspect.

Mais comme l’a très-bien observé un certain auteur, nul homme n’est sage à toute heure du jour ; comment un enfant le seroit-il ? Une dispute s’étant élevée au jeu entre les deux condisciples, M. Blifil traita Tom de bâtard : sur quoi celui-ci, qui étoit peu endurant, lui appliqua au milieu du visage un coup de poing, qui produisit le fâcheux effet dont nous avons parlé.

M. Blifil, le nez en sang et les larmes aux yeux, alla trouver son oncle et le redoutable Thwackum. Il accusa Tom Jones de s’être jeté sur lui, et de l’avoir battu et blessé. Tom allégua pour toute défense l’insulte qui lui avoit été faite, seule circonstance que M. Blifil eût omise. Peut-être, au reste, cette circonstance étoit-elle effacée de sa mémoire ; car dans sa réplique, il nia formellement qu’il se fût servi du terme grossier qu’on lui reprochoit : « À Dieu ne plaise, dit-il, qu’une si vilaine expression soit sortie de ma bouche ! »

Tom, au mépris de la politesse, lui riposta par un démenti. « Sa conduite ne m’étonne pas, dit Blifil. Quand on a menti une fois, on peut bien mentir deux. Si j’avois fait à mon maître un mensonge aussi impudent que le sien, je rougirois de me montrer.

— Quel mensonge, enfant ? demanda vivement Thwackum.

— Eh mais ! monsieur, reprit Blifil, ne vous a-t-il pas dit qu’il chassoit seul, lorsqu’il tua la perdrix ? il sait pourtant bien, car il m’en a fait l’aveu, que Black Georges, le garde-chasse, étoit avec lui. Il m’a dit de plus, oui, vous m’avez dit, menteur, niez-le si vous l’osez, vous m’avez dit que vous n’auriez pas avoué la vérité, quand notre maître vous auroit écorché vif. »

À ces mots, le feu étincela dans les yeux de Thwackum. « Oh ! oh ! s’écria-t-il en triomphe, voilà donc votre notion de l’honneur ! voilà l’enfant qu’il ne falloit pas fouetter une seconde fois ! »

M. Allworthy, d’un air plus doux, se tourna vers Tom, et lui dit : « Est-ce vrai, mon ami ? Comment avez-vous pu soutenir un mensonge, avec tant d’obstination ?

— Monsieur, répondit Tom, personne ne hait plus que moi le mensonge. Mais je me suis cru obligé, par honneur, d’agir comme j’ai fait. J’avois promis à Georges de ne point le nommer ; je devois d’autant plus lui tenir parole, qu’il m’avoit prié de ne pas mettre le pied sur la terre de votre voisin, et qu’il n’y étoit entré lui-même, qu’en cédant à mes instances. Voilà toute la vérité. Vous me voyez prêt à en faire le serment. Ayez pitié, je vous en conjure, de ce malheureux et de sa famille. Je suis le seul coupable. Ce n’est qu’avec beaucoup de peine, que je l’ai déterminé à enfreindre vos ordres. En conscience, monsieur, ce que j’ai dit peut à peine s’appeler un mensonge. Je courois seul après les perdrix ; il ne m’a suivi, que pour empêcher un plus grand mal. Punissez-moi, monsieur, reprenez-moi mon petit cheval ; mais, au nom de Dieu, pardonnez à Black Georges. »

M. Allworthy hésita un moment, puis il renvoya les deux enfants, avec l’injonction d’être plus sages à l’avenir, et de vivre ensemble en meilleure intelligence.