Aller au contenu

Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 03/Chapitre 05

La bibliothèque libre.
Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 1p. 153-160).

CHAPITRE V.



OPINION DU THÉOLOGIEN ET DU PHILOSOPHE SUR LES DEUX ENFANTS. MOTIFS DE CETTE OPINION, ET AUTRES MATIÈRES.

Il est probable que M. Blifil, en révélant un secret qui lui avoit été confié dans l’épanchement de l’amitié, épargna à son camarade une sévère correction. Le seul fait du nez cassé auroit décidé Thwackum à y procéder sur l’heure ; mais l’importance de l’autre affaire, détourna l’attention de celle-ci. M. Allworthy déclara aux deux instituteurs que l’enfant méritoit plutôt une récompense qu’un châtiment, et la main de Thwackum fut enchaînée par un pardon général.

Ce pédant qui n’avoit que les verges en tête, se récria contre une indulgence qu’il traita de faiblesse criminelle ; il dit : qu’en pareil cas, le pardon ne servoit qu’à encourager le vice ; il insista sur la nécessité de châtier les enfants, et cita à ce sujet de nombreux passages de Salomon et des Pères que nous ne rapporterons point ici, parce qu’ils se trouvent dans beaucoup d’autres livres. Passant ensuite au vice du mensonge, il en démontra l’énormité, et prouva qu’il n’étoit pas moins fort sur ce nouveau texte que sur le précédent.

Square dit : qu’il avoit en vain cherché à concilier l’action de Tom avec l’idée de la vertu parfaite ; il observa que cette action avoit, au premier coup d’œil, l’apparence du courage ; mais que le courage étant une vertu, et le mensonge un vice, on tenteroit inutilement de les accorder ensemble. Il ajouta : que ce seroit confondre le vice avec la vertu, et qu’il laissoit, en conséquence, à M. Thwackum le soin de juger s’il ne convenoit pas d’infliger à Jones une nouvelle correction.

Nos deux savants hommes, en blâmant Tom d’un commun accord, faisoient de concert l’éloge de Blifil. Dévoiler la vérité, c’étoit, selon le théologien, remplir le devoir de tout homme religieux ; selon le philosophe, c’étoit se conformer à la règle immuable de la justice, et à l’éternelle convenance des choses.

Tous ces beaux raisonnements produisirent peu d’effet sur M. Allworthy, et ne purent le décider à consentir au châtiment de Jones. Il y avoit dans son cœur quelque chose à quoi l’inébranlable constance de cet enfant, répondoit beaucoup mieux que la religion de Thwackum et la vertu de Square. Il défendit donc au premier de le punir pour ce qui s’étoit passé ; le pédagogue obéit à regret, et murmura entre ses dents que c’étoit un enfant perdu.

Le bon gentilhomme se montra plus rigoureux envers son garde. Il le fit venir, et, après une dure réprimande, il lui paya ses gages et le renvoya. M. Allworthy pensoit avec raison, qu’il y a une grande différence entre le mensonge qu’on fait pour se justifier soi-même, et celui qu’on ne se permet que pour excuser autrui. Ce qui le rendoit surtout inflexible, c’étoit la bassesse avec laquelle le garde avoit souffert que Tom subît, pour l’amour de lui, une punition cruelle, dont il auroit dû le préserver par l’aveu de sa propre faute.

Quand cette histoire devint publique, bien des gens différèrent de Thwackum et de Square dans leur façon de juger les deux enfants. M. Blifil passa généralement pour un lâche, pour un perfide ; on ne lui épargna aucune épithète injurieuse, tandis que Tom fut partout honoré du titre de brave, de loyal garçon, d’ami généreux. Sa conduite avec Black Georges lui rendit l’affection des domestiques. Quoique le garde ne fût aimé d’aucun d’eux avant cette aventure, à peine eut-il été congédié, qu’il devint l’objet de leur pitié. Tous célébrèrent à l’envi la courageuse amitié de Tom Jones, et blâmèrent la lâcheté de M. Blifil, aussi ouvertement qu’ils le purent, sans courir le risque d’offenser sa mère. Le pauvre Tom ne gagna rien à cela. Pour une occasion perdue, Thwackum en retrouva mille, et le manque de verges auroit pu seul ralentir l’activité de son bras.

Si le pédagogue n’avoit été excité à ce jeu que par le plaisir qu’il y prenoit, il est probable que M. Blifil en auroit eu aussi sa part. Cependant, bien que M. Allworthy lui eût souvent recommandé de ne mettre aucune différence entre les deux enfants, il se montroit aussi doux, aussi indulgent pour l’un, que dur et même barbare pour l’autre. À la vérité, M. Blifil avoit trouvé le secret de gagner son affection, par le profond respect qu’il témoignoit pour sa personne, et par l’extrême attention qu’il prêtoit à ses leçons. Il savoit par cœur, il répétoit sans cesse ses phrases favorites ; il soutenoit ses principes religieux avec un zèle extraordinaire dans un si jeune homme, et bien propre à lui concilier les bonnes graces de ce digne précepteur.

Tom Jones, au contraire, ne donnoit à son maître aucune marque de respect. Souvent il passoit à côté de lui sans le saluer, sans lui ôter son chapeau. Il ne se soucioit pas plus de ses préceptes que de ses exemples. Inconsidéré, étourdi, léger dans ses propos comme dans sa conduite, il se permettoit fréquemment les plaisanteries les plus libres et les plus indécentes, sur la gravité pédantesque de son camarade.

Les mêmes motifs portoient M. Square à préférer Blifil. Tom Jones écoutoit les savants discours du philosophe, avec autant d’indifférence que ceux du théologien. Il osa un jour se moquer de la règle de la justice, et dit une autre fois qu’il ne connoissoit point de règle qui pût former un homme tel que son père. (M. Allworthy l’autorisoit à l’appeler ainsi.)

À l’âge de seize ans, Blifil savoit plaire à la fois aux deux rivaux. Avec l’un, il étoit tout à la religion ; avec l’autre, tout à la vertu. Les trouvoit-il ensemble ? il gardoit un profond silence que tous deux interprétoient en leur faveur, et à son avantage.

Non content de flatter ses maîtres en face, il saisissoit l’occasion de les louer en leur absence. Lorsque son oncle applaudissoit aux sentiments de religion ou de vertu dont il avoit soin de se parer, il ne manquoit point d’en attribuer le mérite aux instructions de Thwackum et de Square. Il savoit que M. Allworthy répétoit ces éloges aux personnes intéressées, et l’expérience lui avoit appris combien le théologien et le philosophe y étoient sensibles ; car de toutes les sortes de flatterie, la louange indirecte est la plus séduisante.

Blifil ne tarda pas non plus à s’apercevoir de la satisfaction que causoit à M. Allworthy lui-même, le panégyrique de ses instituteurs. L’excellent homme y voyoit une preuve manifeste de la sagesse de son plan d’éducation. Frappé des imperfections de l’enseignement dans nos colléges, et des dangers auxquels les mœurs de la jeunesse y sont trop souvent exposés, il avoit pris le parti d’élever chez lui son neveu avec son fils adoptif, espérant les préserver ainsi tous deux de la corruption presque inévitable dans les écoles publiques.

Un ami plein de lumières et de probité, qu’il consulta sur le choix d’un précepteur, lui proposa Thwackum. Ce Thwackum étoit agrégé d’un collége où il avoit presque toujours résidé, et jouissoit d’une haute réputation de piété, de science, et de vertu. Il dut, selon toute apparence, à ces précieuses qualités la recommandation de l’ami de l’écuyer, qui avoit d’ailleurs des obligations personnelles à sa famille, la plus considérable d’un bourg qu’il représentoit au parlement.

Thwackum, au premier abord, plut extrêmement à M. Allworthy. Notre respectable gentilhomme trouva qu’il ressembloit de tout point, au portrait qu’on lui en avoit fait. Ce n’est pas qu’après une connoissance plus approfondie, il ne remarquât en lui des défauts, dont il auroit souhaité qu’il fût exempt ; mais comme ces défauts paroissoient plus que balancés par ses bonnes qualités, il ne crut pas devoir le congédier : et, dans le fait, un pareil procédé n’auroit pas été suffisamment justifié ; car il ne faut pas s’imaginer que Thwackum se montrât à M. Allworthy, tel qu’on le voit dans cette histoire. Nos lecteurs se tromperoient aussi, s’ils pensoient que la plus intime liaison avec le théologien, les eût mis en état de découvrir ces foiblesses, qui n’ont pu échapper à notre profonde pénétration. Ceux qui, séduits par une vaine présomption, s’aviseroient de reprocher à M. Allworthy un manque de prudence ou de sagacité, commettroient une grande injustice, et payeroient d’ingratitude l’importante confidence que nous voulons bien leur faire.

Les erreurs palpables de Thwackum, servoient beaucoup à pallier les erreurs opposées de Square. L’écuyer ne voyoit pas moins les secondes que les premières, et les condamnoit également : toutefois il se flattoit que ce qui surabondoit chez l’un des instituteurs, corrigeroit ce qui manquoit à l’autre, et que les enfants, aidés de ses secours particuliers, puiseroient dans leurs leçons de solides principes de religion et de vertu. Si le succès ne répondit pas à son attente, il faut s’en prendre sans doute à quelque vice de son plan d’éducation. Nous laissons au lecteur la liberté de deviner, s’il peut, en quoi il péchoit. Loin d’avoir la prétention de peindre dans cette histoire des caractères parfaits, nous voulons qu’on n’y en trouve aucun dont la nature humaine n’offre le modèle.

Les détails que nous venons de donner expliquent assez, ce nous semble, la différence d’opinion et de conduite du philosophe et du pédagogue, à l’égard des deux enfants. Elle avoit encore une autre cause qui mérite, par son extrême importance, d’être exposée dans un chapitre à part.