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Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 04/Chapitre 05

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Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 1p. 205-214).

CHAPITRE V.



MATIÈRE QUI SERA DU GOÛT DE TOUT LE MONDE.

Peu de chose suffit pour gagner un cœur tendre[1]

a dit un poète, grand maître dans l’art d’aimer. Il est certain que, depuis ce jour, Sophie commença à prendre un peu d’inclination pour Tom, et beaucoup d’aversion pour Blifil.

Ces sentiments opposés se fortifièrent dans son cœur par mille petits incidents qu’il est inutile de rapporter. On pourra s’en former aisément une idée, d’après le portrait que nous avons fait de Tom et de Blifil, et juger combien le caractère du premier convenoit mieux à Sophie que celui du second. À dire vrai, Sophie, quoique très-jeune, voyoit fort bien que Tom, tout étourdi, tout inconsidéré, tout vaurien qu’il étoit, n’avoit d’ennemi que lui-même, tandis que le grave, le discret, le prudent Blifil, n’aimoit qu’une seule personne ; et l’on devinera, sans que nous le disions, quelle étoit cette personne.

Ces deux caractères ne reçoivent pas toujours dans le monde la louange, ou le blâme qu’ils méritent, et que chacun devroit, ce me semble, leur prodiguer, ne fût-ce que par intérêt personnel. Peut-être y a-t-il, pour cela, un motif politique. Lorsqu’on rencontre un homme d’une bonté parfaite, il est naturel de penser qu’on a trouvé un trésor, et d’avoir envie de le garder, comme tout autre objet précieux, pour soi seul. On craint de s’exposer, par d’imprudents éloges, à partager le fruit d’une découverte qu’on veut se réserver. Si cette raison ne satisfait pas le lecteur, nous ne savons comment expliquer le peu d’égards que l’on témoigne d’ordinaire pour un caractère qui honore la nature humaine, et fait un bien infini à la société.

Sophie ne suivit pas le commun exemple : Tom eut son estime, et Blifil, son mépris, aussitôt qu’elle put comprendre le sens de ces deux mots. Élevée par sa tante, et depuis plus de trois ans absente de la maison paternelle, elle n’avoit vu nos deux jeunes gens que de loin en loin, durant cet intervalle. Une seule fois, elle avoit dîné avec sa tante chez M. Allworthy. C’étoit peu de jours après l’aventure de la perdrix. Sophie en entendit conter à table tous les détails, sans ouvrir la bouche, et sa tante, pendant le retour, ne put obtenir d’elle que quelques paroles ; mais sa femme de chambre s’étant avisée de lui dire, le soir en la déshabillant : « Eh bien ! mademoiselle, vous avez vu aujourd’hui, je pense, le jeune monsieur Blifil ? — Monsieur Blifil ? répondit-elle en colère ; je hais ce nom comme la bassesse et la perfidie même, et je m’étonne que M. Allworthy ait pu souffrir qu’un pédant barbare maltraitât de la sorte un pauvre enfant, pour une action qui ne prouvoit que son bon naturel. » Elle conta ensuite l’histoire à sa femme de chambre, et lui dit en finissant : « Ne trouvez-vous pas que cet enfant a l’ame noble ? »

Sophie, revenue chez son père, gouvernoit la maison, et faisoit les honneurs de sa table, où dînoit souvent Tom Jones, que sa passion pour la chasse avoit rendu le favori de l’écuyer. Les jeunes gens d’un caractère franc et généreux sont portés à la galanterie. S’ils ont de l’esprit, comme en avoit Tom, ils manifestent leur aimable penchant par des manières obligeantes et gracieuses, envers le sexe en général. Celles de notre héros formoient un contraste frappant avec la bruyante rusticité des gentilshommes campagnards, et le ton froid et cérémonieux de M. Blifil : aussi à l’âge de vingt ans, passoit-il aux yeux des femmes du voisinage pour un jeune homme charmant.

La conduite de Tom avec Sophie n’étoit remarquable que par une expression particulière de déférence et de respect, distinction que méritoient la beauté, la bonne grace, l’esprit et la fortune de cette jeune personne. Quant à des vues sur elle, il n’en avoit aucune. Qu’on l’accuse, à présent, si l’on veut, de sottise ; il est possible que nous soyons en état de le justifier plus tard de ce reproche.

Sophie joignoit à l’innocence et à la candeur d’un ange, une extrême sensibilité. La présence de Tom augmentoit singulièrement en elle cette disposition. Notre jeune homme, sans son inexpérience et son étourderie, n’auroit pas manqué de s’en apercevoir, et peut-être M. Western, s’il eût été capable de penser à autre chose qu’à ses chevaux et à ses chiens, en auroit conçu de l’ombrage ; mais le bon écuyer, loin de se défier de rien, laissoit à Tom autant d’occasions de s’entretenir avec sa fille, qu’en auroit pu souhaiter l’amant le plus tendre ; et Tom guidé par le seul désir de plaire, faisoit, à son insu, plus de progrès dans le cœur de Sophie, que s’il avoit eu des desseins sérieux sur sa personne.

Mais on doit peu s’étonner que cette passion naissante échappât à des yeux étrangers, puisque Sophie elle-même n’en avoit nulle connoissance. Son cœur étoit perdu sans retour, avant qu’elle soupçonnât qu’il fût en danger.

Tel étoit l’état des choses, lorsqu’une après-midi Tom trouvant Sophie seule, lui dit d’un air grave, et après quelques excuses préliminaires, qu’il avoit une grace à lui demander, et qu’il espéroit qu’elle daigneroit la lui accorder.

Ni le début, ni les manières du jeune solliciteur n’étoient de nature à inspirer à Sophie le soupçon qu’il voulût lui parler d’amour. Cependant, soit par un secret avertissement de la nature, soit par toute autre raison que nous ignorons, il est certain que quelque idée de ce genre lui vint à l’esprit ; car son visage se couvrit d’une subite pâleur, ses genoux tremblèrent, et la parole eût expiré sur ses lèvres, si Jones se fût arrêté pour attendre sa réponse. Heureusement il la tira bientôt d’anxiété, en lui apprenant qu’il venoit recommander à sa protection Black Georges le garde-chasse, dont la ruine et celle de sa nombreuse famille étoient inévitables, si M. Western donnoit suite à la plainte qu’il avoit formée contre lui.

Sophie respira : « Eh quoi, monsieur Jones, lui dit-elle avec un sourire plein de charme, est-ce là cette grande faveur que vous me demandiez d’un air si solennel ? je vous l’accorde bien volontiers. Je plains ces pauvres gens de tout mon cœur, je m’intéresse à eux ; pas plus tard qu’hier, j’ai envoyé à la femme de Black Georges une de mes robes, un peu de linge, et dix schellings. » Jones le savoit, et c’étoit ce qui lui avoit donné l’idée de s’adresser à Sophie.

Notre jeune homme, enhardi par ce premier succès, résolut de hasarder une nouvelle tentative. Une place de garde étoit vacante chez M. Western ; il pria Sophie de la demander pour son protégé, l’assurant qu’il le croyoit très-capable de la bien remplir, et qu’il le regardoit comme un des plus honnêtes hommes du canton.

« Eh bien, dit Sophie, j’essaierai ; mais je ne vous promets pas de réussir. Quant à votre première requête, soyez sûr que je ne quitterai point mon père, qu’il n’y ait répondu favorablement. Enfin je ferai tout ce qui dépendra de moi pour le malheureux Black Georges ; car j’ai grand’pitié de lui et de sa famille. Maintenant, monsieur Jones, il faut qu’à mon tour, je vous demande une grace.

— Une grace, mademoiselle ! Ah, daignez commander. Un ordre de votre bouche sera pour moi la plus insigne faveur. Oui, j’en jure par cette belle main, je sacrifierois ma vie pour vous servir. »

En prononçant ces mots, il saisit sa main et la baisa avec transport. C’étoit la première fois qu’il osoit en approcher ses lèvres ; le sang qui, un moment auparavant, s’étoit retiré des joues de Sophie, y reflua tout-à-coup avec violence ; son visage devint couleur de pourpre, elle éprouva une sensation qu’elle n’avoit pas connue jusqu’alors, et la réflexion lui révéla des secrets que le lecteur saura plus tard, s’il ne les a déjà devinés.

Sophie, dès qu’elle put parler, ce qui ne fut pas sur-le-champ, dit à Jones, que la grace qu’elle avoit à lui demander, étoit de ménager un peu plus son père, dans les parties de chasse qu’ils faisoient ensemble. « Je tremble, ajouta-t-elle, toutes les fois que je le vois partir, qu’on ne le rapporte avec un bras ou une jambe cassés. Au nom du ciel, soyez plus prudent à l’avenir ; et comme vous savez que mon père se fait un point d’honneur de vous suivre partout, jurez-moi de renoncer aux courses téméraires et aux sauts périlleux. »

Tom promit d’exécuter fidèlement ses ordres, et après l’avoir remerciée de sa complaisance, il la quitta, charmé du succès qu’il avoit obtenu.

La pauvre Sophie étoit charmée aussi, mais d’une façon bien différente. Ceux de nos lecteurs à qui la nature n’a pas refusé un cœur, se représenteront mieux l’état du sien, que nous ne pourrions le faire, eussions-nous toute l’éloquence d’un poëte ou d’un amant.

C’étoit l’usage de M. Western, chaque après-midi, quand il étoit à moitié ivre, de demander à sa fille de lui jouer un air sur son clavecin. Il aimoit fort la musique, et auroit pu passer à Londres pour un connoisseur ; car il trouvoit toujours quelque chose à critiquer dans les plus belles compositions de Handel. Il n’estimoit que la cadence vive et légère de nos anciennes ballades, telles que le vieux sir Simon le Roi, Saint-Georges, patron de l’Angleterre, Bobbing Jean et d’autres semblables.

Sophie, quoique excellente musicienne et admiratrice passionnée de Handel, aimoit tant son père, qu’elle avoit appris par cœur, pour lui plaire, toutes ces vieilles chansons. Elle essayoit néanmoins, de temps en temps, de le ramener au goût moderne ; et lorsqu’il la prioit de répéter ses ballades, elle répondoit souvent par un doux refus, ou en lui demandant la permission d’exécuter quelque morceau de musique nouvelle.

Ce soir-là, lorsque M. Western eut fini de boire, Sophie joua d’elle-même, trois fois de suite, tous ses airs favoris. L’écuyer lui en sut si bon gré, qu’il se leva brusquement, courut l’embrasser, et jura qu’elle avoit fait des progrès surprenants. Sophie saisit cette occasion de présenter à son père la requête de Tom. Elle réussit au gré de ses désirs ; M. Western lui dit : que si elle vouloit jouer encore une fois le vieux sir Simon, il donneroit le lendemain matin à Black Georges une commission de garde. Le vieux sir Simon fut joué tant et tant, que le bon écuyer finit par s’endormir. Le lendemain, Sophie eut soin de lui rappeler sa promesse. Il chargea aussitôt son procureur d’arrêter les poursuites commencées contre Black Georges, et de lui expédier sa commission.

L’issue de cette affaire fut bientôt connue dans le canton. On en parla diversement : les uns applaudirent au bon naturel de Tom ; les autres observèrent avec malignité, qu’il n’étoit pas étonnant qu’un mauvais sujet en protégeât un autre. Le jeune Blifil enrageoit de tout son cœur. Il haïssoit depuis long-temps Black Georges, autant que Tom l’aimoit, non qu’il en eût jamais reçu la moindre offense, mais par une suite de son grand attachement à la religion et à la vertu ; car Black Georges passoit pour un libertin. Blifil représenta la conduite de Tom, comme une insulte faite à M. Allworthy, disant avec une douleur hypocrite, qu’on ne pouvoit expliquer autrement l’intérêt qu’il prenoit à un tel vaurien.

Thwackum et Square opinèrent dans le même sens, animés tous deux, surtout le dernier, d’un vif sentiment de jalousie. Tom approchoit de sa vingtième année, il étoit beau, bien fait, et mistress Blifil, à en juger par les encouragements qu’elle lui donnoit, sembloit le voir de jour en jour d’un œil plus favorable.

M. Allworthy ferma l’oreille à leurs insinuations perfides, il approuva la conduite de Tom, il loua l’ardeur de son zèle, et regretta que de pareils traits d’amitié ne fussent pas plus communs.

Mais la fortune qui ne favorise guère des étourdis tels que notre ami Tom, peut-être pour les punir du peu d’hommages qu’ils lui rendent, se plut à dénaturer toutes ses actions, et à les présenter à M. Allworthy dans un jour beaucoup moins avantageux, que celui sous lequel sa bonté les lui avoit montrées jusqu’alors.


  1. Parva leves capiunt animos.Ovide.