Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 04/Chapitre 06
CHAPITRE VI.
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INSENSIBILITÉ DE JONES AUX CHARMES DE SOPHIE, JUSTIFIÉE PAR DES MOTIFS QUI LE RABAISSERONT PEUT-ÊTRE DANS L’ESTIME DES BEAUX-ESPRITS, PASSIONNÉS POUR LES HÉROS DE NOS COMÉDIES MODERNES.
Nous craignons que deux sortes de personnes n’aient déjà conçu du mépris pour notre héros. Les unes le trouveront bien sot, d’avoir négligé l’occasion de s’approprier la fortune de M. Western ; les autres ne lui pardonneront pas sa froideur pour une fille charmante, qui sembloit prête à se jeter dans ses bras, s’il eût daigné les lui ouvrir.
Nous ne nous flattons pas de pouvoir le justifier sur ces deux points. Le premier n’admet pas d’excuse, le second en paroît peu susceptible. Cependant, comme un exposé fidèle des faits adoucit quelquefois la gravité d’une accusation, nous allons les rapporter dans toute leur simplicité. Le lecteur jugera ensuite si M. Jones mérite, ou non de l’indulgence.
Il y avoit en lui un certain sentiment, sur le nom duquel les philosophes ne sont pas d’accord, mais qui n’en existe pas moins dans le cœur humain, qui lui sert à distinguer le juste de l’injuste, qui le pousse vers l’un et le détourne de l’autre. La personne qui en est douée fait-elle bien ? point d’ami plus empressé de lui applaudir ; fait-elle mal ? point de censeur plus prompt à la blâmer.
On peut comparer ce sentiment au fameux Bahutier[1] de la comédie. En veut-on avoir une idée plus sensible ? C’est un juge placé dans le cœur, comme le grand-chancelier d’Angleterre sur son tribunal. Là, il préside, gouverne, dirige, prononce, acquitte, et condamne suivant le mérite et la justice, avec une intelligence à laquelle rien n’échappe, avec une pénétration que rien ne peut tromper, avec une intégrité que rien ne peut corrompre.
Ce principe actif constitue peut-être la barrière la plus essentielle, qui sépare l’homme des animaux rangés après lui dans l’ordre de la nature. Si quelque individu à figure humaine en méconnoît l’empire, il faut le considérer comme un déserteur de notre espèce, qui a passé chez les brutes, et qui, en qualité de transfuge, ne mérite pas même d’être placé parmi elles au premier rang.
Que notre héros tînt ce principe de Thwackum ou de Square, il en avoit l’ame fortement pénétrée. S’il ne faisoit pas toujours bien, jamais il ne faisoit mal par ignorance, ou sans remords. Il savoit, que payer d’un larcin la confiance d’un ami, et les bienfaits de l’hospitalité, c’étoit commettre la plus lâche, la plus odieuse des trahisons. Loin de se figurer que la grandeur de l’offense en diminuât la bassesse, il pensoit que si l’on punit d’une mort infame le vol d’un simple bijou, il n’existe pas de supplice assez rigoureux pour châtier le scélérat qui ose ravir à un père sa fortune et son enfant.
Tels étoient les motifs qui l’empêchoient de songer à s’enrichir par des voies illicites. S’il eût été bien épris de Sophie, peut-être eût-il agi d’une autre façon ; et, dans ce cas, sa faute n’auroit pas été tout-à-fait sans excuse ; car, on nous permettra de le dire, il est très-différent d’enlever une fille comme amant, ou comme voleur. Tom n’étoit point insensible aux attraits de Sophie, il savoit apprécier ses aimables qualités ; mais l’amour n’avoit nulle part à l’estime qu’il faisoit d’elle. Le moment est venu d’expliquer une bizarrerie pour laquelle on pourroit le taxer de stupidité, ou tout au moins d’un manque absolu de goût.
La vérité est qu’une autre femme possédoit son cœur. On s’étonnera, sans doute, du long silence que nous avons gardé sur ce sujet, et l’on aura peine à deviner quel étoit l’objet de son affection, puisqu’il ne nous est rien échappé jusqu’ici, d’où l’on ait pu conclure que Sophie avoit une rivale. Si notre devoir d’historien nous a forcé de dire un mot de la tendresse de mistress Blifil pour Tom, jamais nous n’avons laissé entendre qu’il en ressentît aucune pour elle : et, en effet, on ne peut nier que les jeunes gens des deux sexes ne soient trop enclins à payer d’ingratitude les bontés dont les personnes d’un certain âge daignent quelquefois les honorer.
Pour ne pas prolonger l’incertitude du lecteur, nous le prions de se souvenir du garde-chasse Georges Seagrim, communément appelé Black Georges. Sa famille se composoit d’une femme et de cinq enfants. Le second de ces enfants étoit une fille nommée Molly, qui passoit pour la plus belle du canton.
Il y a, dit très-bien Congrève, dans la vraie beauté, un charme secret qui échappe aux ames vulgaires. Nous ajouterons que ce charme se dévoile aux ames délicates, sous les haillons mêmes de la misère.
Tom ne fut pourtant frappé des attraits de Molly, que quand elle eut atteint sa seizième année. Alors seulement, plus âgé qu’elle d’environ trois ans, il commença à en devenir épris. Encore l’aima-t-il long-temps, avant de pouvoir se résoudre à chercher les moyens de la posséder, tant ses principes de vertu combattoient puissamment la violence de ses désirs. Séduire une jeune fille, quelque obscure que fût sa condition, lui paraissoit un crime impardonnable ; et son amitié pour le père, sa compassion pour une nombreuse famille, fortifiant dans son cœur les conseils de la sagesse, il résolut de triompher de sa passion, et laissa trois mois entiers s’écouler sans aller chez Georges Seagrim.
Molly passoit, comme on l’a dit, pour une très-belle fille ; mais sa beauté, dépourvue de grace, tenoit fort peu de la délicatesse de son sexe, et auroit aussi bien convenu à un homme qu’à une femme. La fleur de la jeunesse et de la santé, en faisoit le principal mérite.
Chez elle, le moral ressembloit au physique. Autant elle étoit grande et robuste, autant elle étoit libre et hardie. Elle avoit si peu de modestie, qu’on pouvoit dire que son amant se montroit plus soigneux de sa vertu qu’elle-même. Comme sa passion égaloit, selon toute apparence, celle de Tom, moins celui-ci témoignoit d’empressement, plus elle redoubloit de prévenances. Lorsqu’elle vit qu’il cessoit de venir chez son père, elle chercha toutes les occasions de se trouver sur son chemin : elle en fit tant, qu’il eût fallu que Tom eût été le plus grand, ou le plus mince des héros, pour qu’elle n’atteignît pas le but où elle aspiroit. En un mot, son triomphe fut complet ; nous disons son triomphe, car, malgré la résistance qu’elle crut devoir faire à la fin, il est juste de lui attribuer une victoire qu’elle dut tout entière à la constance de ses efforts.
Elle joua néanmoins si bien son rôle, que Jones crut être le vainqueur, et s’imagina que Molly n’avoit fait que lui rendre les armes. Il aimoit aussi à voir dans sa défaite la preuve d’un violent amour ; et cette dernière supposition paroîtra naturelle, si l’on se rappelle la peinture que nous avons faite plus d’une fois de la beauté singulière et de la bonne grace de notre héros.
Il y a des gens, tels que M. Blifil, si idolâtres d’eux-mêmes, qu’ils n’envisagent jamais que leur intérêt et leur satisfaction personnelle, qui regardent d’un œil indifférent le bien et le mal d’autrui, à moins qu’ils n’y voient, pour eux, un plaisir ou un avantage. Il existe aussi des hommes d’un caractère opposé, qui puisent dans l’amour-propre un nouveau degré de vertu. Leur rend-on quelque service ? on est payé de retour. Le bonheur de la personne qui les oblige, devient en quelque sorte nécessaire à leur félicité.
Tel étoit M. Jones. Il se regardoit désormais comme l’unique arbitre de la destinée de Molly. Peut-être lui eût-il préféré une maîtresse nouvelle et plus séduisante ; mais il l’aimoit toujours, et ce que la possession avoit ôté d’ardeur à sa flamme, étoit bien compensé par l’idée de l’attachement qu’elle avoit pour lui, et par la considération de l’état critique où il l’avoit mise. Ainsi, la reconnoissance d’une part, la pitié de l’autre, jointes à un reste de goût assez vif, composoient dans son cœur un sentiment assez digne du nom d’amour, quoiqu’on puisse douter si, dans l’origine, c’eût été le mot propre.
De là venoit son apparente insensibilité aux charmes de Sophie, et à des marques de bienveillance qu’il auroit pu interpréter, sans présomption, comme une sorte d’encouragement. Trop généreux pour laisser Molly dans la misère et sans appui, il étoit incapable de tromper, par une feinte tendresse, une personne telle que Sophie. Et il faut convenir que l’un ou l’autre de ces crimes, auroit suffi pour lui mériter la fin tragique, à laquelle chacun, comme on l’a dit au commencement de cette histoire, l’avoit cru destiné dès son enfance.
- ↑ Personnage bizarre et mystérieux qui, du temps d’Addison et de Steele, fréquentoit assidûment le théâtre. Il se plaçoit à la galerie supérieure, où vont d’ordinaire les gens du peuple. Là, prêtant au spectacle une oreille attentive, il jugeoit ce qui se passoit sur la scène avec un tact sûr, avec une sorte d’infaillibilité. Presque toujours ses arrêts étoient reçus du public comme des oracles. Toutes les fois qu’il étoit content de la pièce, ou des acteurs, il témoignoit sa satisfaction, en frappant sur les bancs et sur les bords de la galerie des coups violents, dont le bruit retentissoit dans toute la salle. Cet homme remarquable par sa grande taille et par sa barbe noire, n’étoit connu que sous le nom de bahutier, soit qu’il exerçât réellement ce métier, soit qu’on lui eût donné ce sobriquet, à cause de la ressemblance des coups qu’il frappoit, avec ceux qu’on a l’habitude d’entendre dans les boutiques des bahutiers.
(Extrait du no 235 du Spectateur.) Trad.