Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 05/Chapitre 04
CHAPITRE IV.
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PETIT CHAPITRE, CONTENANT UN PETIT INCIDENT.
Honora étoit du nombre des personnes qui visitoient M. Jones pendant sa retraite. Peut-être, en se rappelant certains traits de sa conversation avec Sophie, la soupçonnera-t-on d’avoir du goût pour lui : on auroit tort. Quoique Jones fût un joli garçon, et qu’Honora aimât assez les jolis garçons, elle ne le distinguoit pas des autres. Depuis que le valet de chambre d’un grand seigneur l’avoit traîtreusement abandonnée, au mépris d’une promesse solennelle de mariage, elle veilloit avec tant de soin sur son cœur, que personne ne pouvoit se vanter de l’avoir entamé de nouveau. Elle regardoit un bel homme avec ce sentiment d’intérêt général, qu’inspire à un esprit sage et honnête la vue de ce qui est beau ; on pouvoit dire d’elle qu’elle aimoit les hommes, de la même manière que Socrate aimoit le genre humain. Elle en préféroit quelques-uns pour leurs qualités physiques, comme le philosophe pour leurs qualités morales ; mais cette préférence n’alloit pas jusqu’au point d’altérer la tranquillité de son ame.
Le lendemain du jour où Jones soutint ce combat intérieur que nous avons décrit, Honora entra dans sa chambre, et le trouvant seul : « Monsieur, lui dit-elle, où croyez-vous que j’ai été ce matin ? vous ne le devineriez pas en cinquante ans ; et quand vous le devineriez, je vous avertis qu’il m’est défendu de vous le dire.
— Bon ! mistress Honora, si c’est quelque chose qu’il vous soit défendu de me dire, j’aurai la curiosité de vous le demander, et vous ne serez pas, je gage, assez barbare pour me refuser.
— En effet, je ne sais pas pourquoi je vous refuserois ; car enfin vous n’en direz rien à personne ; et puis, quand vous saurez où j’ai été, à moins de savoir ce que j’ai été faire, vous n’en serez guère plus avancé. Je ne vois pas, d’ailleurs, à quoi bon tant de mystère ; car assurément il n’existe pas dans le monde entier une meilleure maîtresse. »
Jones la pria avec instances de lui confier son secret, qu’il jura de garder fidèlement.
« Eh bien donc, monsieur, vous saurez que ma jeune maîtresse m’a chargée d’aller chez Molly Seagrim, et de m’informer si elle ne manquoit de rien. La commission étoit assurément peu agréable, mais les domestiques sont faits pour obéir… Est-il possible, monsieur Jones, que vous vous soyez ravalé de la sorte ? Ma maîtresse m’a donc chargée de porter à Molly Seagrim du linge et un peu d’argent. Elle est en vérité trop bonne, ma maîtresse ; c’est à Bridewell qu’il faudroit envoyer de pareilles créatures. Mademoiselle, ai-je dit, encourage la fainéantise…
— Et ma Sophie a eu la bonté…
— Ma Sophie ! voyez-vous ? fort bien ! Ah, si vous saviez tout ! Tenez, monsieur Jones, à votre place je laisserois là cette coquine de Molly Seagrim, et je lèverois les yeux plus haut.
— Qu’entendez-vous par là, si je savois tout ?
— J’entends ce que j’entends. Vous souvenez-vous, monsieur, d’avoir mis une fois vos mains dans un certain manchon de ma maîtresse ?… Si j’étois sûre que mademoiselle n’en sût rien, j’aurois bien quelque chose à vous dire. »
Jones lui promit une discrétion à toute épreuve.
« Eh bien, ma maîtresse m’avoit donné ce manchon. Quand elle a su ce que vous aviez fait…
— Quoi ! vous lui avez dit ce que j’avois fait ?
— Sans doute, monsieur, et ne m’en sachez pas mauvais gré. Mille autres m’auroient payée bien cher pour en instruire ma maîtresse, s’ils avoient pu deviner… car, assurément, le plus riche seigneur du comté seroit fier avec raison… Mais j’ai grande envie de ne pas vous en dire davantage. »
Jones eut recours aux prières, et la détermina bientôt à continuer.
« Vous saurez donc, monsieur, que ma maîtresse m’avoit donné ce manchon ; mais environ un jour ou deux après que je lui eus conté la chose, elle se dégoûta de son nouveau manchon, qui est pourtant le plus joli du monde. — Honora, me dit-elle, ce manchon me déplaît, je le trouve trop lourd, il me fatigue le bras ; en attendant que j’en aie un autre, rendez-moi l’ancien et prenez celui-ci ; » car c’est une excellente maîtresse, qui ne voudroit pas reprendre ce qu’elle a une fois donné. Je lui ai donc rendu son vieux manchon. Depuis ce temps, elle le porte presque toujours à son bras, et je gagerois qu’elle l’a souvent baisé, quand personne ne la voyoit. »
Cette conversation fut interrompue par l’arrivée de l’écuyer Western, qui venoit prendre Jones pour le mener au salon de musique. Le pauvre jeune homme le suivit, tout pâle et tout tremblant. M. Western s’aperçut de son trouble. La présence d’Honora lui inspira des soupçons ; il lâcha contre Jones un gros juron, et lui dit d’un ton moitié plaisant, moitié sérieux, d’aller chercher ailleurs du gibier, et de ne pas chasser sur ses terres.
Sophie parut ce soir-là plus belle que de coutume, et l’on peut croire que le manchon qu’elle avoit à son bras droit, n’augmenta pas médiocrement ses charmes aux yeux de Jones.
Elle jouoit un des airs favoris de son père, qui, debout derrière sa chaise, l’écoutoit attentivement. Tout-à-coup le manchon glissa sur ses doigts et lui fit manquer la mesure. L’écuyer furieux le lui arracha, en jurant, et le jeta au feu. Sophie au désespoir se lève, court à la cheminée et se hâte de sauver des flammes son cher manchon.
Quelque puéril que cet incident puisse paroître à beaucoup de nos lecteurs, nous avons cru devoir le rapporter, à cause de la vive impression qu’il fit sur Jones. C’est à tort que des historiens sans jugement, retranchent de leurs récits une foule de petits détails, d’où naissent souvent des événements de la plus haute importance. Le monde peut se comparer à une vaste machine, dont les maîtresses roues sont mises en mouvement par d’autres moins grandes, et quelquefois si petites, qu’il faut un œil perçant pour les apercevoir.
Ainsi, ce que n’avoient pu faire tous les charmes de l’incomparable Sophie, l’éclat de sa beauté, la touchante langueur de ses yeux, l’harmonie de sa voix, la grace de sa personne, l’agrément de son esprit, son aimable enjouement, la douceur de son caractère, l’élévation de son ame… un manchon en vint à bout !
Le poëte de Mantoue nous peint de même, en vers harmonieux, les défenseurs de Troye[1].
Subjugués par la ruse et par de feintes larmes,
Eux dont, pendant dix ans, les invincibles armes
Avoient bravé des Grecs les plus fameux héros,
Achille, Diomède, et leurs mille vaisseaux.
Le cœur de Jones fut emporté par surprise, comme une autre Troye. Tous ces beaux sentiments d’honneur et de prudence, qu’il avoit posés en sentinelle, pour en défendre les approches, désertèrent leur poste, et le dieu d’amour entra triomphant dans la place.
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… Captique dolis, lacrimisque coactis
Quos neque Tydides, nec Larissæus Achilles,
Non anni domuere decem, non mille carinæ. Virgile.