Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 05/Chapitre 05
CHAPITRE V.
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TRÈS-LONG CHAPITRE, CONTENANT UN TRÈS-GRAND ÉVÉNEMENT.
Le triomphe du dieu de Cythère n’étoit pas encore complet, il lui restoit à vaincre un dernier ennemi, retranché dans la citadelle. Pour quitter la métaphore, la destinée future de Molly tourmentoit d’une vive inquiétude le cœur honnête de Jones. Les attraits de la pauvre fille étoient éclipsés, ou plutôt totalement effacés à ses yeux par le mérite supérieur de Sophie ; mais à l’amour avoit succédé la pitié, et non le mépris. Jones se considéroit comme l’objet unique des affections de Molly, comme le dépositaire de toutes ses espérances. Lui-même, il le savoit trop bien, avoit autorisé sa confiance par les assurances réitérées d’une tendresse éternelle. Molly devoit compter sur la sincérité de ses promesses. Plusieurs fois, elle lui avoit déclaré, de la manière la plus solennelle, que de sa conduite avec elle dépendoit la félicité, ou le malheur de sa vie entière. Il repoussoit avec horreur la pensée de plonger dans un abîme de maux, une créature qui lui avoit sacrifié le peu qu’elle avoit en son pouvoir, qui s’étoit immolée à ses plaisirs, qui maintenant encore soupiroit et languissoit, éloignée de sa vue. « Eh quoi ! se disoit-il, mon rétablissement qu’elle a tant souhaité, ma présence, qui fait l’objet de tous ses vœux, au lieu de lui procurer le bonheur dont elle se flattoit, seroient pour elle le signal de la ruine et du désespoir ? Pourrois-je pousser si loin la barbarie ? » Mais au moment où le bon génie de Molly sembloit prêt à triompher, l’image de Sophie, de Sophie sensible à son amour (il n’en pouvoit plus douter), revint s’offrir à sa pensée ; et tous les obstacles qui lui fermoient l’entrée de son cœur disparurent.
À la fin, il s’imagina qu’il pourroit dédommager Molly d’une autre façon ; par exemple, au moyen d’une somme d’argent. La difficulté étoit de la lui faire accepter. Il en désespéroit presque, quand il se rappeloit combien de fois, dans l’ivresse de la passion, elle lui avoit assuré que l’univers entier ne sauroit la consoler de sa perte. Mais elle étoit pauvre, et comme on l’a vu, d’une excessive vanité. Jones pensa, que malgré l’ardeur apparente de son amour, il seroit possible de l’amener, avec le temps, à se contenter d’une fortune supérieure à ses espérances, et capable de satisfaire son ambition, en l’élevant au-dessus de ses égales. Il résolut, en conséquence, de saisir la première occasion de hasarder une proposition de ce genre.
Un jour que l’écuyer étoit à la chasse, Tom, qui commençoit à sortir, le bras en écharpe, s’échappa du château, et courut chez Molly. Il trouva sa mère et ses sœurs qui prenoient le thé. Elles lui dirent d’abord que Molly n’étoit pas à la maison ; un instant après, la fille aînée lui apprit, avec un malin sourire, qu’elle étoit en haut dans son lit. Tom, instruit de l’état de sa maîtresse, monta en silence l’échelle qui conduisoit à sa chambre. La porte en étoit fermée, ce qui lui causa quelque surprise ; il frappa, et attendit un peu de temps avant qu’on ouvrît ; car Molly, à ce qu’elle lui dit depuis, dormoit alors profondément.
On a remarqué que l’extrême douleur et l’extrême joie produisent des effets à peu près semblables, et que quand l’une ou l’autre affecte notre ame à l’improviste, elle la remplit d’un tel désordre, que l’exercice de nos facultés en demeure souvent suspendu. La présence inopinée de Jones causa tant d’émotion à Molly, que pendant plusieurs minutes, elle ne put exprimer le ravissement dont il est naturel de supposer qu’elle fut saisie. Quant à Tom, il éprouva de si vifs transports, une telle ivresse à la vue de son amante, qu’il oublia un instant Sophie et le principal objet de sa visite.
Il en rappela bientôt le souvenir. Après de mutuelles effusions de tendresse, il fit tomber insensiblement la conversation sur les suites funestes qu’auroit leur liaison, si M. Allworthy apprenoit, qu’au mépris de ses défenses, ils continuoient à se voir. Cette découverte, que la malice de leurs ennemis rendoit, dit-il, inévitable, les perdroit tous deux. Puis donc qu’un destin rigoureux les condamnoit à une cruelle séparation, il conjuroit sa chère Molly de s’y résigner avec courage. Il juroit de ne laisser échapper, dans le cours de sa vie, aucune occasion de lui donner des preuves d’une affection sincère, et de surpasser, s’il en avoit jamais le pouvoir, ses espérances et même ses vœux. Enfin, il lui fit espérer que, dans peu, une union sortable et légitime pourroit la rendre infiniment plus heureuse, qu’elle ne le seroit jamais en prolongeant avec lui un coupable commerce.
Molly garda une minute ou deux le silence, puis fondant en larmes : « Est-ce donc là, s’écria-t-elle, l’amour que vous avez pour moi ? M’abandonner ainsi, après m’avoir perdue ! Ah ! quand je vous disois que tous les hommes sont faux et perfides, qu’ils ne tiennent plus aucun compte de nous, dès que leur passion brutale est assouvie, vous preniez le ciel à témoin de votre constance. Pouvez-vous être parjure à ce point ? Hé ! que me font sans vous toutes les richesses du monde, sans vous qui avez gagné mon cœur, et qui le possédez tout entier ? Osez-vous bien, cruel, me parler d’un autre, à moi qui ne puis aimer que vous, tant que je vivrai ? Oui, tous les hommes ne sont rien pour moi. Si demain, le plus riche seigneur du comté venoit me demander en mariage, je le refuserois ; car je hais et je méprise tout votre sexe, à cause de vous. »
Elle alloit continuer sur ce ton, lorsqu’un accident imprévu lui ferma la bouche, au milieu de son pathétique discours. Sa chambre, ou plutôt son galetas, situé au premier étage, c’est-à-dire sous le comble de la maison, étoit de biais dans tous les sens, et ressembloit au grand delta des Grecs Δ. Le lecteur en aura une juste idée, quand il saura qu’on ne pouvoit s’y tenir debout qu’au milieu. Comme cette chambre n’avoit point de cabinet, Molly s’en étoit fait un, au moyen d’une vieille couverture clouée contre les chevrons du toit. Elle suspendoit dans ce recoin, et mettoit à l’abri de la poussière, ses meilleures hardes, telles que les débris de sa fatale robe, quelques bonnets et d’autres ajustements qu’elle avoit achetés depuis peu.
Cette espèce de cabinet répondoit au pied du lit, dont la vieille couverture étoit si proche, qu’elle lui servoit en quelque sorte de rideau. Or soit que Molly, dans l’emportement de la colère, l’eût poussée du pied, soit que Jones l’eût dérangée par mégarde, soit que les clous qui l’attachoient eussent manqué d’eux-mêmes, à l’instant où Molly prononçoit les dernières paroles rapportées plus haut, la maudite couverture tomba, et laissa voir, parmi des habillements de femme, (oserons-nous l’écrire, et le lira-t-on sans douleur ?) le philosophe Square dans l’attitude la plus risible que l’on puisse imaginer ; car la forme du lieu l’obligeoit de se tenir courbé, et pour ainsi dire replié sur lui-même.
Sa position ne ressembloit pas mal à celle d’un soldat, auquel on a lié ensemble le cou et les talons[1], et mieux encore à l’attitude accroupie où l’on voit souvent, dans les rues les plus fréquentées de Londres, des gens qu’on ne châtie pas, et qu’on devroit châtier de leur cynique impudence. Il étoit coiffé d’un bonnet de nuit de Molly ; ses deux grands yeux regardoient fixement du côté
Nous ne doutons point que la surprise du lecteur n’égale celle de Jones. Que penser de la présence de Square en pareil lieu, et comment concilier les soupçons qu’elle doit faire naître, avec l’opinion qu’on a, sans doute, conçue jusqu’ici de ce grave personnage ?
Avouons-le toutefois, cette contradiction est moins réelle qu’imaginaire. Les philosophes sont pétris du même limon que les autres créatures humaines. Quelque épurées, quelque admirables que soient leurs théories, un peu de fragilité, dans la pratique, leur est commun avec le reste des mortels. C’est en effet la théorie seule, et non la pratique qui les en distingue. Si ces êtres sublimes pensent beaucoup mieux que les autres hommes, ils agissent toujours de la même manière. Ils connoissent très-bien le secret de dompter les passions, de réprimer les appétits déréglés des sens, de vaincre la douleur et la volupté. Cette science, facile à acquérir, est pour eux une source d’ingénieuses méditations : mais la pratique en seroit pénible et importune ; aussi la même philosophie qui leur révèle ces grands principes de la morale, leur enseigne à s’en affranchir, dans l’habitude de la vie.
M. Square se trouvoit à l’église, le dimanche où la robe de Molly causa le tumulte dont on a parlé. Il y remarqua, pour la première fois, cette paysanne, et fut si frappé de sa beauté, qu’il proposa le soir à ses élèves de changer le but de leur promenade, dans l’espérance de revoir Molly, en passant devant sa demeure. Comme il ne fit part alors de son dessein à personne, nous n’avions pas jugé à propos d’en instruire le lecteur.
Le péril et les obstacles constituoient, en bonne partie, ce qu’il plaisoit à M. Square d’appeler l’inconvenance des choses. La difficulté qu’il prévoyoit à séduire cette jeune fille, la crainte du ridicule qu’imprimeroit à son caractère la découverte d’une coupable intrigue, étoient pour lui un frein puissant, et l’on peut croire qu’il n’eut d’abord d’autre intention, que de s’amuser des riantes idées qu’excite en nous la vue de la beauté. Les hommes les plus graves en apparence, se plaisent quelquefois à en récréer leur esprit, après de sérieuses études. C’est dans ce dessein qu’ils gardent au fond de leur cabinet, loin de tous les regards, certains livres, certains tableaux, et qu’ils font souvent de certains mystères de la philosophie naturelle, le principal sujet de leurs entretiens.
Mais quand le philosophe apprit, un ou deux jours après, que cette vertu, qu’il croyoit si rebelle, avoit déjà subi le joug d’un vainqueur, il donna une plus libre carrière à ses désirs. Square n’étoit point de ces gens délicats qui rebutent un mets friand, parce qu’un autre en a goûté avant eux. Au contraire, il n’en aimoit que mieux Molly, coupable d’une première foiblesse, sentant bien qu’avec son innocence, elle auroit été plus difficile à vaincre. Il tenta l’entreprise et réussit.
Ce seroit une erreur de croire que Molly préférât le philosophe à son jeune amant. S’il lui avoit fallu opter entre eux, nul doute que Jones n’eût été l’objet de son choix. Square ne dut pas seulement le succès qu’il obtint, à ce calcul des plus simples, que deux valent mieux qu’un (calcul qui eut pourtant son poids dans la balance). L’accident et l’absence de Jones, furent encore pour lui des circonstances favorables. Enfin, quelques présents qu’il sut faire à propos, amadouèrent si bien la jeune fille, qu’elle ne put résister à une occasion opportune, et Square triompha sans peine des faibles restes de sa vertu.
Ce fut environ quinze jours après que Jones, rendant visite à sa maîtresse, la trouva couchée avec Square. Cette circonstance explique assez pourquoi la vieille mère lui dit d’abord que Molly n’étoit pas à la maison. Comme elle tiroit parti du désordre de sa fille, elle l’encourageoit et le favorisoit de tout son pouvoir. Il n’en étoit pas de même de la sœur aînée : elle portoit à Molly tant d’envie et tant de haine, qu’elle auroit sacrifié de bon cœur sa part du profit, pour avoir le plaisir de la déshonorer et de nuire à son trafic. Elle apprit donc à Jones que sa sœur étoit au lit, dans l’espoir qu’il la surprendroit entre les bras de Square : ce qui n’auroit pas manqué d’arriver, si Molly n’avoit pris la précaution de fermer sa porte aux verrous. Elle eut ainsi le temps de cacher son amant derrière le rideau, où il fut si malheureusement découvert.
À l’apparition soudaine de Square, Molly désespérée enfonça sa tête sous la couverture, et s’écria qu’elle étoit perdue. La pauvre fille, encore novice dans son métier, manquoit de cette insigne effronterie qui sert si bien, en pareil cas, les femmes du grand monde, soit en leur fournissant à propos une adroite excuse, soit en les armant d’audace pour braver la colère d’un époux qui, de peur d’un éclat, par amour du repos, ou par crainte du galant, se contente ordinairement de fermer les yeux et de se taire. Molly, confondue par la présence de Square, n’essaya plus de soutenir une cause qu’elle avoit défendue jusque-là avec tant de larmes, avec tant de protestations d’amour et de fidélité.
Le personnage découvert derrière la tapisserie n’étoit pas moins consterné qu’elle. Il demeura quelque temps immobile, incertain de ce qu’il devoit dire, et n’osant lever la tête. Jones, qui étoit peut-être le plus interdit des trois, retrouva le premier la parole ; et, se remettant du désordre où l’avoient jeté les tendres reproches de Molly, il fit un grand éclat de rire, salua M. Square, et lui offrit la main pour l’aider à sortir de son trou.
Dès que le philosophe eut atteint la partie de la chambre où l’on pouvoit se tenir debout, il regarda Jones d’un air plein de gravité. « Monsieur, lui dit-il, vous triomphez, je le vois, de cette grande découverte. Je jurerois que vous jouissez d’avance du plaisir de me couvrir de honte. Si pourtant vous voulez écarter la prévention, vous conviendrez que vous êtes le seul blâmable en tout ceci. Je n’ai point à me reprocher d’avoir corrompu l’innocence, je n’ai rien fait de répréhensible aux yeux de quiconque juge les actions d’après la règle de la justice. La convenance dépend de la nature des choses, non des mœurs, des usages, ni des lois. Rien ne blesse la convenance, que ce qui est contraire à la nature.
— Puissamment raisonné, vieux fou ; mais de grace, pourquoi penses-tu que j’aie envie de te livrer à la risée publique ? Je n’ai jamais été, je t’assure, plus content de toi de ma vie, et l’aventure restera secrète, à moins que tu n’aies envie de la divulguer toi-même.
— Mais, M. Jones, je ne voudrois pas que vous me crussiez indifférent au soin de ma réputation. La bonne réputation est une sorte de καλὸν[2] qu’on ne doit mépriser en aucune façon. Y porter soi-même atteinte, c’est commettre un crime odieux, un véritable suicide. Si donc vous consentez à taire mes foiblesses (j’en puis avoir comme un autre, puisque nul homme n’est absolument parfait), comptez aussi sur ma discrétion. Il y a des choses qu’il convient de faire, et dont il ne convient pas de se vanter ; car la malignité humaine envenime souvent les actions les plus innocentes, et même les plus louables.
— À merveille ! Quoi de plus innocent que de satisfaire un désir de la nature ? Quoi de plus louable que de travailler à la propagation de son espèce ?
— À ne vous point mentir, j’ai toujours été de cet avis.
— Vous tîntes pourtant un autre langage, lorsqu’on découvrit ma liaison avec cette jeune fille.
— Il est vrai ; mais la faute en fut au ministre Thwackum, qui me présenta le fait sous un faux jour. Il vous peignit comme un corrupteur de l’innocence ; je dus vous blâmer à ce titre. Ce fut cela, monsieur, rien que cela… Car vous savez, M. Jones, que les circonstances les plus légères, oui, monsieur, les plus légères, altèrent sensiblement la convenance morale et la nature des choses.
— À quoi bon tout ce verbiage ? je vous le répète, il ne tiendra qu’à vous, qu’on n’entende point parler de ce que j’ai vu. Je n’en dirai jamais un mot à personne, si vous vous conduisez bien avec cette fille. Vous, Molly, soyez fidèle à votre ami, et non content d’oublier votre inconstance, je vous ferai encore tout le bien qui dépendra de moi. » À ces mots il prit congé d’eux, se laissa glisser le long de l’échelle et disparut.
Square se félicita d’en être quitte, selon toute apparence, à si bon marché. Molly, dès qu’elle fut revenue de sa confusion, reprocha vivement au philosophe de lui avoir fait perdre Jones ; mais il trouva bientôt le moyen de dissiper son chagrin, moitié par des caresses, moitié par un petit lénitif qu’il tira de sa bourse, remède d’une efficacité merveilleuse pour chasser de l’esprit les sombres vapeurs, et y ramener la sérénité.
Molly prodigua mille témoignages de tendresse à son nouvel amant, se moqua avec lui de ce qu’elle avoit dit à Jones, et de Jones lui-même, jurant que si le jeune homme avoit autrefois possédé sa personne, nul autre que Square n’avoit jamais possédé son cœur.