Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 06/Chapitre 01
CHAPITRE PREMIER.
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DE L’AMOUR.
L’amour a joué un grand rôle dans le livre précédent ; il en jouera un plus grand encore dans celui qu’on va lire. C’est donc ici le lieu d’examiner la doctrine de certains philosophes modernes, qui prétendent avoir découvert, entre autres choses merveilleuses, que cette passion n’existe point dans le cœur humain.
Ces philosophes sont-ils du nombre de ceux auxquels le docteur Swift attribue l’insigne honneur d’avoir deviné, par la seule force de leur génie, sans ombre de savoir, ni même de lecture, ce profond et inestimable secret, qu’il n’y a point de Dieu ? ou font-ils partie de cette secte insensée qui alarma naguère le monde, en s’efforçant de prouver que la vertu et la bonté sont des chimères, et que l’orgueil est l’unique principe des meilleures actions ? Sans prendre sur nous de décider la question, nous sommes tenté de les ranger dans la classe des professeurs de philosophie hermétique. Les uns et les autres suivent exactement, dans leurs recherches, la même méthode. Ils étudient, ils analysent des substances impures : et quoi de plus impur qu’une ame corrompue ?
Mais si l’on peut comparer avec justesse, sous le rapport des moyens et de la fin, les chercheurs d’or et les chercheurs de vérité, sous celui de la bonne foi, il n’y a entre eux nulle parité. Jamais alchimiste fut-il assez impudent, ou assez fou, pour conclure de son impuissance à faire de l’or, que les entrailles de la terre ne renferment point ce métal ? Les chercheurs de vérité, au contraire, après avoir sondé leurs cœurs abjects, où ne brille aucun rayon de la Divinité, où ne respire aucun sentiment d’honneur, de vertu, d’amour, osent affirmer, avec autant de logique que de franchise, qu’il n’existe rien de tel dans l’univers.
Pour éviter néanmoins, s’il est possible, toute discussion avec ces prétendus philosophes, et pour leur prouver notre sincère désir de la paix, nous leur ferons quelques concessions qui pourront terminer entre eux et nous le débat.
Nous conviendrons d’abord que beaucoup de gens, et surtout les philosophes, sont fort étrangers à l’amour.
En second lieu, que l’amour, dans le langage ordinaire, c’est-à-dire le désir de satisfaire un violent appétit causé par la peau blanche et délicate d’une belle femme, n’est point la noble passion, objet de notre apologie. Le véritable terme pour caractériser ce désir effréné, seroit la faim ; et comme nul gourmand ne rougit d’appliquer le mot j’aime, aux divers mets qui flattent sa sensualité, un amant qui ne connoît que l’amour physique, peut dire avec une égale propriété d’expression, qu’il a faim de telle ou telle femme.
Nous avouerons en troisième lieu (concession qui ne manquera point d’être bien reçue), que si l’amour en faveur duquel nous plaidons, se montre plus délicat dans ses jouissances, il ne les cherche pas avec moins d’avidité que le plus grossier de nos appétits.
En un mot, nous reconnoîtrons que l’amour, entre deux personnes de sexe différent, ne peut obtenir une pleine satisfaction, sans le concours de la faim dévorante dont nous avons parlé plus haut, et que cette faim, loin de diminuer ses plaisirs, y ajoute une volupté inconnue à ceux qui n’ont jamais senti que l’impulsion d’un brutal désir.
En retour de nos concessions, ces philosophes voudront bien nous accorder, qu’il existe dans le cœur humain une disposition naturelle à contribuer au bonheur d’autrui ; que de cette philanthropie, comme de l’amitié, de la piété filiale, de la tendresse paternelle et maternelle, découle une foule de jouissances délicieuses ; que si l’on ne donne point à ces affections de l’ame le nom d’amour, on ne sait comment les qualifier. Ils conviendront encore, que les plaisirs qui naissent d’un pur amour, bien qu’ils empruntent des sens un nouveau degré de douceur et de vivacité, peuvent se passer de leur secours ; enfin que l’estime et la reconnoissance sont propres à inspirer l’amour, comme la jeunesse et la beauté à exciter les désirs, avec cette différence que l’âge et la maladie qui éteint ces derniers, n’a dans un cœur bien fait, aucune influence sur le premier, lorsqu’un sentiment solide en est la base.
N’est-il pas ridicule de révoquer en doute l’existence d’une passion dont on voit tous les jours des preuves manifestes, et cela par la seule raison qu’on ne l’éprouve point soi-même ? L’homme exempt d’avarice et d’ambition, niera-t-il qu’il y ait des ambitieux et des avares ? Pourquoi ne pas juger du bien et du mal chez les autres, d’après la même règle ? Pourquoi, suivant l’expression de Shakespeare, vouloir resserrer l’univers dans les bornes étroites de son individu ?
Nous craignons qu’un excès de vanité ne soit la cause de ces folles erreurs. La plupart des hommes se considèrent avec une extrême complaisance. Il n’y en a peut-être pas un qui, malgré le mépris le plus prononcé de la flatterie, ne soit, pour lui-même, le plus aveugle des flatteurs.
Nous soumettons ces observations au jugement de ceux dont le cœur peut en attester la justesse. Sonde le tien, cher lecteur. Si tu y trouves un sentiment conforme au nôtre, continue de lire cette histoire. Dans le cas contraire, tu en as déjà lu plus que tu n’en as compris. Tu feras mieux de retourner à tes affaires, ou à tes plaisirs, quels qu’ils soient, que de perdre ton temps à une lecture que tu ne saurois goûter, ni comprendre. Il y auroit, de notre part, autant d’absurdité à t’entretenir des effets de l’amour, qu’à parler des couleurs à un aveugle de naissance. Tu pourrois t’en faire une idée aussi extravagante que celle d’un infortuné de cette espèce qui se figuroit, dit-on, que la couleur écarlate ressembloit beaucoup au son d’une trompette.