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Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 06/Chapitre 02

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Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 2p. 6-16).

CHAPITRE II.



CARACTÈRE DE MISTRESS WESTERN, SON GRAND SAVOIR, SA CONNOISSANCE DU MONDE, AVEC UN EXEMPLE DE SA PROFONDE PÉNÉTRATION.

Nous avons laissé M. Western, sa sœur, Sophie, Jones et le ministre Supple retournant ensemble au château. La soirée se passa gaîment ; Sophie seule fut grave et pensive. Jones, quoique entièrement dominé par l’amour, éprouvoit tant de joie de l’heureux rétablissement de M. Allworthy, de la présence de sa maîtresse, et des tendres regards qu’elle ne pouvoit s’empêcher de jeter sur lui de temps en temps, que tout l’enjouement des trois autres convives n’égala point le sien.

Le lendemain, pendant le déjeuner, Sophie conserva son air sérieux de la veille ; elle quitta son père et sa tante plus tôt que de coutume. M. Western ne s’aperçut pas du changement qui s’étoit opéré dans l’humeur de sa fille. Quoiqu’il se crût un fin politique, et que deux fois il eût été sur le point d’être nommé par son canton membre du parlement, ce n’étoit rien moins qu’un habile observateur. Sa sœur le surpassoit de beaucoup en sagacité. Elle avoit vécu à la cour et dans le monde, et possédoit l’espèce de connoissances qu’on y acquiert ordinairement. Personne n’étoit mieux instruit qu’elle des usages, des coutumes, du cérémonial, des modes. Son mérite ne se bornoit pas là. L’étude avoit étendu et perfectionné son esprit. Comédies, opéras, poëmes, romans, rien en littérature ne lui étoit étranger. Elle avoit lu tout Rapin Thoiras, Laurent Échard, une foule de mémoires françois pour servir à l’Histoire. Ajoutez à cela les journaux, les pamphlets publiés depuis vingt ans : aussi étoit-elle très-versée dans la politique, et en état de discourir pertinemment des affaires de l’Europe. Elle excelloit, en outre, dans la grande science de l’amour. Il n’étoit pas une intrigue galante dont elle ne pénétrât le mystère ; genre de talent qu’il lui avoit été d’autant plus facile d’acquérir, qu’aucun intérêt particulier ne la détournoit de ses observations : soit que son cœur fût incapable de tendresse, soit que personne n’eût songé à l’attaquer ; et cette dernière supposition paroît la plus vraisemblable, car sa taille de cinq pieds et demi, son air masculin, ses manières décidées, et son érudition, avoient fort bien pu empêcher les hommes de la prendre, malgré ses jupes, pour une femme. Cependant la théorie suppléant en elle à l’expérience, elle connoissoit à fond le manège des sourires, des lorgneries, des œillades, et tous les artifices que les coquettes mettent en usage, tantôt pour encourager un amant trop timide, tantôt pour dissimuler un tendre penchant ; en un mot, nulle affectation, nul déguisement n’avoit échappé à son attention. Quant aux naïfs mouvements de la simple nature, le monde ne lui ayant rien offert de semblable, elle n’en avoit qu’une idée très-imparfaite.

Grace à sa merveilleuse pénétration, mistress Western avoit cru apercevoir qu’il se passoit quelque chose d’extraordinaire dans l’ame de Sophie. La conduite de cette jeune personne, lors du combat de Jones et de Blifil, donna naissance à ses premiers soupçons ; ils se fortifièrent par les remarques qu’elle fit le soir et le lendemain matin. Trop circonspecte pour s’exposer aux suites désagréables d’une méprise, elle garda son secret pendant quinze jours, bornant sa tactique à des attaques indirectes, telles que des clignements d’yeux, des mouvements de tête, et quelques mots à double entente qui jetoient l’alarme dans le cœur de Sophie, sans éveiller la sollicitude de son père.

Enfin, quand elle fut bien convaincue de la justesse de ses observations, un matin qu’elle se trouvoit seule avec l’écuyer : « Mon frère, lui dit-elle, en interrompant l’air qu’il siffloit, n’avez-vous pas remarqué depuis peu quelque chose de très-extraordinaire dans ma nièce ?

— Moi ? point du tout. Seroit-elle malade ?

— Je le crois, et même d’une manière assez sérieuse.

— Bon ! elle ne se plaint de rien, et elle a eu la petite vérole.

— Mon frère, les jeunes filles sont sujettes à d’autres maladies, souvent plus dangereuses.

— Expliquez-vous ; ma fille est-elle malade ? je l’aime, vous le savez, plus que ma vie. J’enverrai, s’il le faut, au bout du monde chercher le meilleur médecin.

— Calmez-vous, reprit en souriant mistress Western, la maladie n’est pas si terrible que vous le craignez. Vous savez, mon frère, que j’ai quelque connoissance du monde : eh bien ! je me trompe fort, ou ma nièce est amoureuse.

— Amoureuse ! répéta Western en furie, amoureuse, à mon insu ! je la mettrai à la porte de chez moi, toute nue, sans un sou. Ce seroit là le prix de mes bontés, de ma tendresse pour elle ! amoureuse, sans ma permission !

— Mais, avant de mettre à la porte de chez vous une fille que vous prétendez aimer plus que votre vie, vous vous informerez, je pense, si son choix mérite ou non d’être blâmé. Supposez un moment qu’il soit tel que vous l’eussiez fait vous-même, seriez-vous en colère contre elle ?

— Oh ! cela est fort différent. Qu’elle épouse d’abord un homme qui me convienne, et qu’elle aime après qui bon lui semblera, je ne m’en mettrai point en peine.

— Voilà ce qui s’appelle parler en homme sensé. Eh bien, je crois que le choix de votre fille est précisément celui que vous auriez fait pour elle. Qu’on dise de moi, si je me trompe, que je ne connois pas le monde, et vous m’accorderez, mon frère, que je le connois un peu.

— Oui, oui ma sœur, vous le connoissez aussi bien qu’une femme peut le connoître. C’est le partage des femmes. Il n’en est pas de même de la politique, elle appartient de droit aux hommes, les têtes à cornette n’ont rien à y voir… mais, allons, quel est celui…

— Ma foi, devinez-le vous-même, si vous en avez envie ; cela ne vous sera pas difficile. Un homme capable de pénétrer dans les cabinets des rois, et de découvrir les secrets ressorts qui font mouvoir la machine politique de l’Europe, doit avoir peu de peine à lire dans le cœur ingénu d’une jeune fille.

— Ma sœur, je vous ai souvent priée de bannir de nos entretiens votre jargon de cour ; car je vous déclare net que je n’y comprends rien ; en revanche, je suis en état de lire, comme un autre, mon journal du soir, et j’y vois de reste que nos affaires ne vont pas comme elles devroient aller, à cause de l’intrigue et de la corruption des gens de cour.

— Mon frère, j’ai pitié de votre ignorance campagnarde.

— Et moi, ma sœur, de votre science citadine ; et je ne sache rien de pis au monde que d’être courtisan, presbytérien, ou hanovrien, comme certaines personnes de ma connoissance.

— Si c’est moi que vous avez en vue, par ces paroles, vous savez, mon frère, que je suis une femme : ainsi mon opinion a peu d’importance. D’ailleurs…

— Oui, oui, je sais que vous êtes une femme, et remerciez le ciel d’en être une. Si vous étiez aussi bien un homme, il y a long-temps que je vous aurois appliqué un fameux coup de poing.

— Ah vraiment, c’est dans la vigueur de votre poing que consiste votre prétendue supériorité. Vous ne l’emportez sur notre sexe que par la force physique. Croyez-moi, il est heureux pour vous que vous soyez en état de nous battre : autrement, tel est l’ascendant de notre esprit sur le vôtre, que nous ferions de tous les hommes ce que sont déjà les plus braves, les plus sages, les plus spirituels, les plus polis d’entre eux… nos très-humbles esclaves.

— Je suis ravi, ma sœur, de connoître votre façon de penser. Une autre fois nous traiterons ce sujet plus à fond. Maintenant, dites-moi, je vous prie, quel est celui dont vous soupçonnez que ma fille est amoureuse.

— Un instant, laissez-moi le temps de surmonter mon souverain mépris pour votre sexe : sinon ma colère pourroit éclater contre vous-même… Allons, à présent, je puis parler de sang-froid. Répondez, monsieur le politique, que vous semble du jeune Blifil ? Votre fille ne s’est-elle pas évanouie, en le voyant étendu sans mouvement dans la poussière ? n’a-t-elle point pâli, quand nous sommes revenus sur le champ de bataille, au moment où il reprenoit ses sens ? Et je vous le demande, quelle autre raison assigner à sa mélancolie le soir pendant le souper, le lendemain matin, et tous les jours suivants ?

— Par saint Georges, maintenant que vous m’y faites penser, je m’en souviens à merveille. Oui, la chose est sûre, et j’en suis enchanté. Je savois que Sophie étoit une fille sage, incapable de se prendre d’amour, sans l’aveu de son père. Jamais je n’ai été si content de ma vie, nos deux terres se touchent ; je roulois depuis long-temps dans ma tête le projet de les réunir. Elles sont déjà en quelque sorte mariées, et ce seroit grand dommage de les séparer. J’avoue qu’il y en a de plus considérables dans le royaume, mais non pas dans ce comté, et j’aime mieux rabattre quelque chose de mes prétentions, que de donner ma fille à un étranger. D’ailleurs, la plupart de ces grandes terres sont entre les mains des lords, et je hais jusqu’à leur nom. Eh bien, ma sœur, que me conseillez-vous de faire ? car les femmes, j’en conviens volontiers, s’entendent mieux que nous à ces sortes d’affaires.

— Votre obligée servante ! grand merci de nous accorder quelque espèce de capacité. Puis donc que vous daignez, monsieur le profond politique, me demander mon avis, je pense que vous pouvez proposer, vous-même, le mariage à M. Allworthy. Tout père peut faire cette démarche, sans blesser les convenances. Le roi Alcinoüs, dans l’Odyssée, offre sa fille à Ulysse. Il est inutile d’avertir un aussi habile homme que vous, qu’il ne faut point parler de l’inclination de Sophie ; cela seroit contre toutes les règles.

— Eh bien, je lui ferai la proposition ; mais, gare à lui, s’il me refuse ; il peut compter sur un vigoureux coup de poing.

— Soyez sans inquiétude, le parti est trop avantageux pour qu’il le refuse.

— Je n’en voudrois pas jurer. Allworthy est un original qui ne fait nul cas de l’argent.

— Mon frère, votre politique m’étonne. Quoi ! êtes-vous dupe à ce point des apparences ? Croyez-vous que M. Allworthy méprise l’argent plus qu’un autre, parce qu’il se pique de désintéressement ? Cette crédulité seroit excusable, dans une foible femme ; elle est indigne de ce sexe fort, destiné par le ciel à la politique. Vous feriez vraiment un beau plénipotentiaire, pour négocier avec les François ; ils vous auroient bientôt persuadé qu’ils ne prennent des villes, que dans un système de défense.

— Ma sœur, c’est à vos amis de cour à répondre des villes qu’ils nous laissent prendre. Vous êtes femme, et je ne vous demande point compte de leurs sottises. Je les suppose trop prudents, pour confier leurs secrets à des femmes. »

Il accompagna ces derniers mots d’un sourire si dédaigneux, que mistress Western ne put se contenir davantage. Plusieurs traits de cette conversation l’avoient déjà blessée au vif, dans un endroit sensible. L’habileté qu’elle se croyoit, en matière de gouvernement, la rendoit prompte à s’irriter de la moindre contradiction. Elle entra en fureur, traita son frère de manant, de rustre, d’imbécile, et lui déclara qu’elle ne demeureroit pas plus long-temps dans sa maison.

M. Western, sans avoir jamais lu Machiavel, n’en étoit pas moins, à certains égards, un politique consommé. Il avoit l’esprit imbu des sages maximes si bien enseignées à l’école politico-péripatéticienne de la bourse ; il connoissoit au juste la valeur de l’argent, et le seul usage qu’il convient d’en faire, c’est-à-dire de l’entasser. Exact appréciateur des droits de reversion, de survivance, il calculoit souvent la fortune de sa sœur, et les chances favorables, pour lui et sa postérité, d’en hériter un jour. Sacrifieroit-il de solides espérances à un vain ressentiment ? non, sans doute. À peine s’aperçut-il qu’il avoit poussé les choses trop loin, qu’il s’empressa de réparer son imprudence ; et il y réussit sans peine. Mistress Western avoit beaucoup d’affection pour lui, encore plus pour sa nièce. D’ailleurs, malgré ses hautes prétentions à la science politique, et son extrême susceptibilité sur ce point, c’étoit dans tout le reste une femme d’un caractère bon et facile.

L’écuyer courut d’abord à l’écurie et en ferma la porte à la clef, ne laissant aux chevaux d’autre issue que la fenêtre : puis il revint auprès de sa sœur, rétracta les propos qui l’avoient irritée, et lui tint un langage tout opposé. Enfin, pour achever de l’adoucir, il fit parler Sophie, dont l’éloquence insinuante et persuasive avoit un empire tout-puissant sur l’esprit de sa tante.

Un sourire gracieux de mistress Western termina la querelle. « Mon frère, dit-elle, vous êtes un franc Croate ; mais comme ceux qui servent dans les armées de l’impératrice-reine, vous avez quelque chose de bon. Allons, je consens à faire encore avec vous un traité de paix. Ayez soin de ne point l’enfreindre. Votre habileté en politique me répond que vous l’observerez… aussi long-temps que vous n’aurez pas d’intérêt à le rompre. »