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Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 07/Chapitre 04

La bibliothèque libre.
Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 2p. 110-114).

CHAPITRE IV.



PORTRAIT AU NATUREL DE LA FEMME D’UN GENTILHOMME CAMPAGNARD.

L’écuyer, après avoir crié à tue-tête, reprit haleine et se mit à déplorer en termes pathétiques la dure condition des hommes, toujours en butte à la persécution de quelque démon femelle. « Je pensois, dit-il à Sophie, que feu votre mère avoit mis ma patience à une assez rude épreuve ; ne voilà-t-il pas que votre damnée tante s’avise aussi de me faire enrager ? Au diable tout le sexe. Je veux être pendu, si je consens désormais à en être le martyr. »

Sophie, jusqu’au funeste projet de mariage, avoit vécu dans un parfait accord avec son père. Cette harmonie n’étoit troublée de temps en temps, que par la nécessité où elle se trouvoit de prendre la défense de sa mère, qu’elle regrettoit amèrement, quoiqu’elle l’eût perdue dans sa onzième année. La pauvre femme n’avoit été, de son vivant, que la première servante de son mari, qui la payoit de sa soumission par ce que le monde appelle d’honnêtes procédés. Il ne juroit guère contre elle plus d’une fois par semaine, il ne la battoit point, ne lui donnoit aucun sujet de jalousie, et la laissoit maîtresse absolue de son temps ; car il passoit les matinées à la chasse, et les soirées à table, avec des amis de bouteille. Mistress Western ne le voyoit qu’aux heures des repas. C’étoit elle qui étoit chargée du soin de servir les mets qu’elle avoit aidé elle-même à préparer. Elle se retiroit cinq minutes environ après les domestiques, aussitôt qu’elle avoit bu, avec de l’eau, à la santé du roi. Telle étoit la règle établie par M. Western. Il avoit pour principe, que les femmes devoient arriver à table au premier service, et en sortir après le premier toast. Mistress Western se conformoit sans peine à sa volonté. La conversation, si l’on pouvoit donner ce nom aux propos grossiers et bruyants des convives, n’étoit pas de nature à la charmer. Elle ne consistoit qu’en récits de chasse, en chansons bachiques, en diatribes contre le sexe et contre le gouvernement.

Hors ces courts intervalles, l’écuyer n’avoit presque aucun rapport avec sa femme. Lorsqu’il se couchoit, il étoit habituellement ivre au point de ne rien distinguer, et dans la saison de la chasse, il se levoit toujours avant le soleil. Mistress Western disposoit donc de ses actions en toute liberté. Elle avoit à ses ordres un carrosse et quatre chevaux ; mais elle en faisoit peu d’usage ; les chemins étoient si mauvais, qu’elle ne pouvoit sortir de chez elle, sans s’exposer à se rompre le cou, et elle connoissoit trop le prix du temps, pour le perdre à visiter d’ennuyeux voisins.

S’il faut dire la vérité, Mistress Western ne montroit pas à son commode époux, toute la reconnoissance qu’il avoit lieu d’attendre d’elle. Mariée contre son gré par un père tendre, mais que les grands biens de M. Western avoient ébloui (il ne possédoit qu’un capital de huit mille livres, et l’écuyer jouissoit d’un revenu de près de trois mille), le sacrifice forcé de son inclination lui avoit inspiré une mélancolie habituelle. Mistress Western étoit plutôt une bonne ménagère, qu’une compagne agréable. Elle ne pouvoit prendre sur elle de payer, même d’un sourire, les bruyants transports de joie que son mari faisoit éclater quelquefois à sa vue. De loin en loin aussi, elle se mêloit de choses qui ne la regardoient point, comme de lui adresser dans l’occasion de douces remontrances sur son goût excessif pour le vin. Enfin, elle l’avoit prié avec instances de la mener passer deux mois à Londres. Il s’y étoit refusé sèchement, et lui en avoit toujours gardé rancune, étant bien persuadé qu’il n’y avoit pas à Londres un mari, qui ne fût trompé par sa femme.

Pour cette dernière raison, et pour mille autres non moins bonnes, il en étoit venu au point de détester cordialement mistress Western. Il ne lui cachoit pas sa haine, tant qu’elle vécut, et il la lui conserva après sa mort. À la moindre contrariété qu’il éprouvoit, quand un brouillard dérangeoit sa chasse, ou quand ses chiens étoient malades, il s’en prenoit à la défunte, et s’écrioit avec dépit : « Si ma femme vivoit encore, elle en seroit bien aise ! »

L’écuyer se plaisoit surtout à lancer ces traits satiriques devant Sophie. Il l’aimoit avec passion, et ne lui pardonnoit pas d’avoir eu pour sa mère, plus d’affection que pour lui. La conduite que tenoit alors Sophie ne servoit qu’à augmenter sa jalousie ; car il ne pouvoit obtenir d’elle, ni par prières, ni par menaces, qu’elle approuvât un langage qui offensoit à la fois ses oreilles et son cœur.

On s’étonnera peut-être que l’écuyer n’ait pas fini par haïr sa fille, autant qu’il haïssoit sa femme ; mais l’amour, même envenimé par la jalousie, n’engendre point la haine. Un amant jaloux peut, dans un transport de rage, immoler l’objet de sa tendresse ; il n’est pas en son pouvoir de le haïr. Cette assertion étant tout-à-fait neuve, et sentant un peu le paradoxe, nous laisserons au lecteur le temps de la méditer à loisir.