Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 07/Chapitre 05
CHAPITRE V.
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CONDUITE GÉNÉREUSE DE SOPHIE ENVERS SA TANTE.
Sophie ne répondit aux invectives de son père contre le sexe en général, et en particulier contre sa mère, qu’en soupirant et en baissant les yeux. L’écuyer qui n’entendoit rien à ce muet langage et le traitoit de simagrées, exigea de sa fille une approbation formelle de ses sentiments. « Je le vois bien, lui dit-il avec sa rudesse accoutumée, vous êtes prête à prendre contre moi le parti de tout le monde, comme vous avez toujours pris celui de votre mère. » Sophie continuant à garder le silence : « Eh bien ! s’écria-t-il, êtes-vous muette ? ne sauriez-vous parler ? votre mère n’étoit-elle pas pour moi un vrai démon ? répondez ; vous vous taisez ? méprisez-vous votre père, au point de le juger indigne d’une réponse ?
— Mon père, au nom du ciel, répartit Sophie, ne donnez point à mon silence une interprétation si cruelle. Je mourrois plutôt que de manquer au respect que je vous dois ; mais comment oserois-je parler, quand je crains à chaque mot d’offenser un père chéri, ou d’outrager par une noire ingratitude, la mémoire de la meilleure des mères ; car ma mère a toujours été telle pour moi.
— Et votre tante est aussi, je le suppose, la meilleure des sœurs ? ne me ferez-vous pas la grace de convenir que c’est une femme insupportable ? Je puis insister là-dessus, je pense, sans craindre d’être contredit.
— Mon père, j’ai de grandes obligations à ma tante ; elle a été pour moi une seconde mère.
— Oui, et une seconde femme pour moi. Ainsi vous prenez encore son parti. Ne conviendrez-vous pas qu’elle s’est montrée, à mon égard, la plus méchante sœur du monde ?
— Je ne pourrois en convenir, sans mentir à ma conscience. Ma tante a, je le sais, une manière de voir très-opposée à la vôtre ; mais je l’ai entendue, mille fois, exprimer pour vous un tendre attachement. Non, elle n’est pas la plus méchante sœur du monde ; je la crois, au contraire, une des meilleures qui existent.
— C’est-à-dire, en bon françois, que j’ai tort. Oui, sans doute, oui les hommes ont toujours tort, et les femmes ont toujours raison.
— Pardonnez-moi, mon père, je ne dis pas cela.
— Eh ! que dites-vous donc ? Puisque vous avez l’impudence de lui donner raison, ne s’ensuit-il pas nécessairement que j’ai tort ? Oui assurément, j’ai grand tort de souffrir dans ma maison une presbytérienne, une Hanovrienne qui m’accusera au premier jour de conspiration contre l’État, et fera confisquer ma fortune, au profit du gouvernement.
— Ô mon père ! loin que ma tante ait envie de nuire à votre personne, ou à votre fortune, si elle étoit morte hier, je suis sûre qu’elle vous auroit laissé tout son bien. »
Ces mots, que Sophie prononça peut-être sans dessein, produisirent plus d’effet sur l’écuyer, que tout ce qu’elle lui avoit dit jusque-là. Tel qu’un homme atteint d’une balle à l’improviste, il tressaillit, pâlit, chancela. Après quelques minutes de silence : « Quoi ! dit-il en balbutiant, hier elle m’auroit laissé tout son bien ! seroit-il vrai ? Pourquoi hier, plutôt que tout autre jour ? et demain, si elle mouroit, elle le laisseroit… à qui ? à un étranger peut-être !
— Ma tante est très-vive, et je ne réponds pas de ce qu’elle pourroit faire, dans la chaleur d’un premier mouvement.
— Vous ne répondez pas ? Eh ! qui de nous deux a excité sa colère ? qui de nous deux, je vous prie ? Ne disputiez-vous pas contre elle, avant que j’entrasse dans la chambre ? N’avez-vous pas été l’unique cause de notre querelle ? Depuis nombre d’années, je n’ai eu de différend avec ma sœur qu’à votre sujet ; et maintenant vous vous en prenez à moi, comme si j’étois cause de ce qu’elle va laisser son bien à des étrangers ! Fille ingrate ! voilà donc la récompense de mes soins ! voilà le prix que vous gardiez à ma tendresse !
— Mon père, au nom du ciel, si j’ai été par malheur la cause d’un différend entre vous et ma tante, faites en sorte de vous réconcilier avec elle. Ne la laissez point sortir de votre maison, dans un accès de colère. Elle a un excellent cœur ; quelques mots affectueux suffiront pour l’apaiser. Je vous en supplie, mon père, ne la laissez point partir ainsi !
— Fort bien, c’est-à-dire qu’il faut que j’aille me jeter à ses pieds, et lui demander pardon de votre sottise, n’est-ce pas ? Vous avez perdu la trace du lièvre ; c’est à moi de la retrouver… Si du moins j’étois sûr… » Il n’acheva pas. Sophie revint à la charge et triompha de sa résistance. Il lâcha contre elle deux ou trois jurons, puis courut aussi vite qu’il le put après sa sœur, pour l’empêcher de partir, s’il en étoit encore temps.
Sophie remonta tristement dans sa chambre, et s’abandonna, si l’on peut s’exprimer ainsi, à toute la volupté d’une tendre douleur. Elle lut et relut plusieurs fois la lettre de Jones, elle eut aussi recours à son cher manchon, et baigna l’un et l’autre de ses larmes. L’officieuse Honora n’épargna rien pour soulager son affliction. Elle lui nomma la plupart des jeunes gentilshommes du comté, loua leur figure et leur esprit, et l’assura qu’elle étoit maîtresse de choisir, parmi eux, qui elle voudroit. On doit croire qu’une aussi habile praticienne qu’Honora, n’auroit point fait usage d’un tel remède, s’il n’eût déjà été employé, avec succès, en pareil cas. Nous avons même ouï dire, que la docte faculté des soubrettes le regarde comme un spécifique souverain, dans les crises d’amour des jeunes filles. La maladie de miss Western qui en présentoit tous les symptômes extérieurs, en différoit-elle, au fond, par quelque endroit ? Nous l’ignorons ; ce qui est certain, c’est que la bonne Honora manqua entièrement son but. Elle fit à sa maîtresse beaucoup plus de mal que de bien, et l’irrita si vivement, que celle-ci, malgré toute sa douceur habituelle, la renvoya de sa chambre avec l’accent de la colère.