Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 07/Chapitre 09

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Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 2p. 143-150).

CHAPITRE IX.



SAGESSE DE M. WESTERN, COMME MAGISTRAT. AVIS AUX JUGES DE PAIX SUR LES QUALITÉS REQUISES DANS LEUR GREFFIER. EXEMPLE FRAPPANT DE FOLIE PATERNELLE, ET DE PIÉTÉ FILIALE.

Quelquefois les logiciens se servent d’un argument qui prouve trop, et les politiques sont souvent la dupe de leurs propres artifices. C’est ce qui manqua d’arriver à mistress Honora. Au lieu de sauver, comme elle l’espéroit, ses meilleures nippes, elle faillit de perdre celles même qu’elle avoit sur le dos ; car l’écuyer ne sut pas plus tôt l’outrage dont elle s’étoit rendue coupable envers sa sœur, qu’il jura vingt fois de l’envoyer à Bridewell.

Mistress Western étoit naturellement bonne, et pour l’ordinaire très-indulgente. Peu de temps auparavant, un postillon avoit versé sa chaise de poste dans un fossé, sans qu’elle l’eût puni de sa maladresse ; une autre fois elle avoit, au mépris de la loi, refusé de poursuivre en justice un voleur de grand chemin, qui lui avoit pris sa bourse et ses boucles d’oreilles, en l’accablant d’injures et de malédictions. Mais le cœur humain est si mobile, si différent de lui-même d’un moment à l’autre, qu’elle ne voulut pas entendre parler d’indulgence en cette occasion. Ni le feint repentir d’Honora, ni les prières de Sophie, ne purent l’empêcher d’insister vivement auprès de son frère pour l’engager à infliger, en sa qualité de juge de paix, un châtiment exemplaire à la coupable.

Par bonheur, le greffier possédoit une qualité que devroit avoir tout greffier de juge de paix ; il connoissoit son code. « Monsieur, dit-il tout bas à l’écuyer, prenez garde d’excéder votre autorité. Cette fille n’a pas tenté de porter atteinte à la paix publique, et vous ne pouvez légalement l’envoyer à Bridewell, pour un manque de civilité. »

Lorsqu’il s’agissoit d’affaires importantes, comme de délits de chasse, l’écuyer n’écoutoit pas toujours l’avis de son greffier ; car dans l’exécution des lois sur cet article, messieurs les juges de paix se supposent revêtus d’un pouvoir discrétionnaire fort étendu ; et en vertu de ce pouvoir, sous prétexte de chercher et de saisir les instruments destinés à la destruction du gibier, ils se permettent souvent de grandes iniquités.

La faute d’Honora n’étoit pas tout-à-fait d’une nature aussi grave, et aussi préjudiciable à la société. Le juge fit donc quelque attention au conseil de son greffier. Il existoit déjà deux plaintes contre lui au banc du roi, et son intention n’étoit pas de s’exposer à une troisième.

Il prit en conséquence un air fin et capable, toussa, cracha plusieurs fois, et dit à sa sœur, qu’après un sérieux examen, il pensoit, qu’attendu qu’il n’étoit ici question d’aucune atteinte à la paix publique, telle que d’effraction de portes, d’escalade de murs, de fracture de membres, ou de toute autre violence semblable, on ne pouvoit qualifier le fait de crime, de délit, de dommage, et qu’ainsi le code n’offroit point de peine à y appliquer.

Mistress Western répondit à son frère, qu’elle connoissoit la loi beaucoup mieux que lui ; qu’elle avoit vu des domestiques punis très-sévèrement, pour une insulte pareille à celle dont elle se plaignoit ; et elle lui nomma un juge de paix de Londres, qui ne faisoit pas difficulté d’envoyer une servante à Bridewell, toutes les fois qu’il en étoit sollicité par son maître, ou par sa maîtresse.

« Assez ! assez ! s’écria l’écuyer. Cela peut être ainsi à Londres, mais ce n’est pas la même chose en province. » À ce sujet, il s’établit entre le frère et la sœur une savante discussion sur le code. Nous n’osons la rapporter ici, dans la crainte qu’elle ne passe l’intelligence d’un grand nombre de nos lecteurs. À la fin, les deux parties s’en remirent au jugement du greffier, qui prononça en faveur du magistrat, et mistress Western fut obligée de se contenter, pour toute satisfaction, du congé d’Honora, auquel Sophie consentit sans hésiter et de bon cœur.

La fortune, après s’être livrée quelques moments à ses caprices ordinaires, disposa tout en faveur de notre héroïne. Un plein succès couronna la petite ruse de Sophie. C’étoit pourtant son coup d’essai. On peut juger par là de l’avantage que les honnêtes gens auroient sur les coquins, s’ils pouvoient se résoudre à faire le mal, ou s’ils trouvoient à propos de s’en donner la peine.

Honora joua parfaitement son rôle. Une fois délivrée de la crainte de Bridewell, dont le nom seul l’avoit glacée d’effroi, elle reprit l’assurance que la peur lui avoit ôtée, et quitta sa place avec cet air de contentement et de mépris, qu’affectent souvent de grands personnages, en abandonnant des emplois d’une bien autre importance. Si l’on veut, nous emploierons une expression plus douce, et nous dirons qu’elle se retira… ce qui, dans le fait, a toujours été regardé comme le synonyme d’être mis à la porte, ou chassé.

L’écuyer lui enjoignit de faire son paquet en diligence, mistress Western ayant déclaré qu’elle ne passeroit pas la nuit sous le même toit qu’une si impudente coquine. Honora se mit aussitôt à l’ouvrage ; elle ne perdit pas un instant, et la besogne fut achevée de bonne heure, dans la soirée. Dès qu’elle eut reçu son compte, elle plia bagage et partit, à la grande satisfaction de tout le monde, mais surtout à celle de Sophie qui, après lui avoir donné rendez-vous dans un lieu voisin du château, à l’heure mystérieuse et terrible de minuit, songea elle-même aux préparatifs de son départ.

Avant de les commencer, elle fut obligée de recevoir deux fâcheuses visites, l’une de sa tante, l’autre de son père. Mistress Western lui parla d’un ton plus impérieux qu’elle n’avoit encore fait ; l’écuyer la traita avec tant de violence et d’indignité, qu’elle feignit, par peur, de céder à ses désirs. Cette apparente condescendance le combla de joie. Aussitôt ses froncements de sourcils se changèrent en sourires, et ses menaces, en promesses. Il jura que sa fille étoit tout pour lui, qu’il ne vivoit que pour elle ; que son consentement le rendoit le plus heureux des hommes. Sophie lui avoit dit qu’elle ne devoit, ni ne pouvoit refuser d’obéir à ses ordres absolus, et le bon écuyer avoit pris ces mots pour un consentement véritable. Dans son ivresse, il donna à sa fille un billet de banque d’une valeur considérable, pour acheter toutes les parures qu’elle voudroit, il l’embrassa, la serra contre son cœur, et des larmes d’attendrissement coulèrent de ces mêmes yeux qui, un moment auparavant, lançoient des regards étincelants de rage sur l’objet de toutes ses affections.

Rien de plus commun que de voir un père agir de la sorte. Nous avons donc tout lieu de croire qu’on sera peu surpris de la conduite de M. Western. Dans le cas contraire, nous l’avouerons, il nous seroit impossible d’en rendre raison, puisque à notre avis, il est incontestable qu’il adoroit sa fille. Ce même aveuglement de la tendresse paternelle, a fait le malheur d’une infinité d’enfants. Quoique presque universel, il nous a toujours paru la plus inconcevable folie qui soit jamais entrée dans la tête de cette étrange et merveilleuse créature, décorée du nom d’homme.

Les caresses de M. Western produisirent sur le tendre cœur de Sophie l’impression la plus vive, et lui inspirèrent une pensée que ni les sophismes de sa politique tante, ni les menaces de l’écuyer n’avoient pu faire naître dans son esprit. Elle avoit pour son père tant de respect, un amour si passionné, qu’elle ne connoissoit pas de plus grand plaisir que de contribuer à son amusement, de lui procurer même une jouissance plus douce encore, celle d’entendre l’éloge de sa fille sortir de toutes les bouches, satisfaction qu’il goûtoit presque chaque jour de sa vie. La considération du bonheur dont elle combleroit ce père chéri, en consentant au mariage qu’il lui proposoit, étoit à ses yeux d’un grand poids. Pénétrée d’ailleurs d’un sentiment profond de religion, elle se sentoit fortement ébranlée par l’extrême piété d’un tel acte d’obéissance. Enfin, quand elle réfléchissoit sur ce qu’il lui en coûteroit pour s’immoler au devoir et à l’amour filial, ce généreux sacrifice excitoit dans son cœur l’agréable frémissement d’une certaine petite passion qui, sans avoir d’affinité immédiate avec la religion, ou avec la vertu, leur prête souvent à l’une et à l’autre une obligeante assistance, dans l’accomplissement de leurs desseins.

L’idée d’une action si héroïque charmoit Sophie ; et déjà elle se félicitoit de son triomphe, quand le dieu d’amour, qui se tenoit caché dans son manchon, en sortit brusquement, et comme Polichinelle au théâtre des marionnettes, renversa d’un coup de pied le fragile édifice de sa gloire. Dans le fait (car nous ne voulons point tromper le lecteur, ou justifier notre héroïne, en attribuant sa conduite à une impression surnaturelle), le souvenir de son cher Jones, joint à quelques espérances bien éloignées auxquelles il n’étoit rien moins qu’étranger, détruisit en un clin d’œil le pénible ouvrage de l’amour filial, de la religion, et de l’orgueil.

Mais avant de nous occuper davantage de Sophie, il faut reporter nos regards sur M. Jones.