Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 07/Chapitre 10
CHAPITRE X.
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DIVERS INCIDENTS ASSEZ NATURELS, QUOIQUE UN PEU VULGAIRES.
On se souvient que nous avons laissé notre héros, au commencement de ce livre, prenant la route de Bristol, avec l’intention de chercher fortune sur mer, ou plutôt de fuir le sort cruel qui le poursuivoit sur terre.
Il arriva, ce qui arrive souvent, que l’homme qui s’étoit chargé de le conduire ne savoit pas le chemin ; il se trompa de route, et n’osant, par mauvaise honte, s’informer de la véritable, il prit tantôt à droite, tantôt à gauche. À la fin, la nuit vint, et on commençoit à n’y plus voir. Jones qui se doutoit de la méprise du guide, lui fit part de ses craintes. Celui-ci soutint qu’ils étoient dans la bonne voie, et ajouta qu’il seroit bien étrange qu’il ne sût pas le chemin de Bristol, quoique dans la réalité, il eût été beaucoup plus étrange qu’il le sût, n’y étant jamais allé de sa vie.
Jones n’avoit pas dans son guide une foi implicite. À son arrivée dans un village, il demanda au premier paysan qu’il rencontra, s’il étoit sur la route de Bristol ?
« Eh ! d’où venez-vous ? dit le villageois.
— Qu’importe ? lui répondit Jones un peu brusquement. Je veux savoir si cette route est celle de Bristol ?
— La route de Bristol ? répéta le villageois en se grattant la tête. Oh ! notre maître, je crois que vous aurez de la peine à gagner aujourd’hui Bristol, par ce chemin.
— Indique-moi donc, mon ami, celui que je dois prendre.
— Par ma foi, notre maître, il faut que vous vous soyez trompé de route, Dieu sait où ; car celle-ci mène à Glocester.
— Fort bien ; et quel est le chemin de Bristol ?
— Vous y tournez le dos.
— Il faut donc que nous retournions sur nos pas ?
— Vraiment oui, notre maître.
— Allons, et quand nous aurons repassé la montagne, quel chemin prendrons-nous ?
— Vous prendrez tout droit ; mais attendez, il y a deux routes, l’une à droite, l’autre à gauche. Vous prendrez la première, et vous irez droit devant vous. Faites attention seulement de tourner d’abord à droite, puis à gauche, puis à droite. Vous arriverez ainsi à la maison de l’écuyer ; de là vous irez droit devant vous, et vous tournerez à gauche. »
Un autre paysan s’approcha de Jones, et après s’être informé du lieu où il alloit : « Monsieur, lui dit-il en s’appuyant sur le bâton qu’il tenoit à sa main, suivez la route à droite pendant un mille, un mille et demi, ou environ, tournez ensuite tout court à gauche, vous arriverez à la maison de M. Jean Birness.
— Et qui est, lui demanda Jones, ce M. Jean Birness ?
— Ô Seigneur ! reprit le villageois, vous ne connoissez pas M. Jean Birness ? d’où venez-vous donc ? »
Ces deux compagnons avoient presque épuisé la patience de Jones, lorsqu’un homme de bonne mine et simplement vêtu (c’étoit un quaker) l’aborda et lui dit : « Ami, je m’aperçois que tu as perdu ton chemin. Si tu m’en crois, tu n’essaieras pas de le retrouver ce soir. Tu pourrois t’égarer dans l’obscurité de la nuit. Et puis, il s’est commis ces jours derniers plusieurs vols, entre ce village et Bristol. Tout près d’ici est une excellente hôtellerie où tu trouveras un bon gîte, pour toi et pour tes chevaux. » Jones se laissa persuader aisément d’y passer la nuit, et suivit les pas de son nouvel ami.
L’hôte, homme fort civil, pria Jones d’excuser la mauvaise réception qu’il se voyoit obligé de lui faire. Sa femme étoit sortie, lui dit-il ; elle avoit presque tout enfermé, et emporté les clefs avec elle. Le fait est qu’une de ses filles, qui venoit de se marier, avoit quitté le matin la maison paternelle, pour aller s’établir chez son mari, et que de concert avec sa mère, elle avoit à peu près dépouillé le pauvre homme de tous ses effets, ainsi que de son argent ; car bien qu’il eût plusieurs enfants, sa femme n’aimoit que cette fille, et l’aimoit si passionnément, qu’elle lui auroit sacrifié de bon cœur le reste de sa famille, et son mari par-dessus le marché.
Jones, dans la disposition d’esprit où il étoit, ne se sentoit nul goût pour la société. Il auroit mieux aimé être seul. Cependant il ne put résister aux importunités de l’honnête quaker, qui, frappé de la mélancolie empreinte dans la physionomie de notre ami, espéroit de l’adoucir par sa conversation, et ne pouvoit se résoudre à le quitter.
Ils gardèrent l’un et l’autre, pendant quelques moments, un si profond silence, que Jones put se croire transporté dans une assemblée de la secte taciturne dont l’étranger faisoit partie. Enfin le quaker inspiré… probablement par un esprit de curiosité : « Ami, dit-il, je vois que tu as éprouvé quelque grande infortune ; mais, je t’en prie, console-toi. Peut-être as-tu perdu une amie. Dans ce cas, tu dois considérer que nous sommes tous mortels. Et pourquoi t’affligerois-tu sans mesure, quand tu sais que ta douleur ne servira de rien à l’objet de tes regrets ? Nous sommes tous nés pour souffrir. Moi qui te parle, j’ai mes chagrins comme toi, et des chagrins, selon toute apparence, plus cuisants que les tiens. Je possède un revenu clair et net de cent livres sterling, qui suffit de reste à mes besoins ; j’ai, grace au ciel, la conscience pure ; je suis d’un tempérament sain et robuste ; je ne dois rien à personne ; personne ne peut me reprocher une injustice… et pourtant, ami, je serois fâché de te croire aussi malheureux que moi. »
Ici le quaker s’arrêta, en poussant un long soupir. « Monsieur, lui dit Jones, je suis touché de votre malheur, quelle qu’en soit la cause.
— Ah ! mon ami, c’est une fille unique qui en est la cause, une fille qui faisoit ma félicité sur la terre, et qui, cette semaine, s’est enfuie de chez moi, et s’est mariée contre mon gré. Je lui avois trouvé un parti sortable, un homme sage et riche ; mais il lui a plu de se choisir elle-même un mari, et elle est partie avec un jeune freluquet, qui n’a pas un sou vaillant. Si elle étoit morte, comme je suppose que l’est ton amie, je serois heureux.
— Vous me surprenez, monsieur.
— Eh quoi ! ne vaudroit-il pas mieux qu’elle fût morte, que d’être réduite à la mendicité ? car, je te le répète, le jeune drôle n’a pas un sou vaillant ; et certes elle ne doit pas compter que je lui donne jamais un schelling. Non, puisqu’elle s’est mariée par amour, qu’elle vive d’amour, si elle peut. Qu’elle aille porter son amour au marché ; elle verra ce qu’on lui offrira en échange de cette belle marchandise.
— Monsieur, vous reviendrez à des sentiments plus conformes à vos intérêts.
— Il falloit qu’ils eussent formé, de longue main, le projet de me tromper ; car ils se connoissoient depuis l’enfance. Je n’avois cessé de prémunir ma fille contre les dangers de l’amour ; je lui avois dit mille fois, que l’amour n’étoit qu’une folie, qu’une passion criminelle. La rusée feignoit de m’écouter, de mépriser les plaisirs sensuels ; et à la fin elle a sauté par la fenêtre d’un second étage ; car vous saurez que je commençois à me méfier d’elle, et que je l’avois soigneusement enfermée, comptant la marier, à mon gré, le lendemain matin. En peu d’instants, elle a trompé mon attente ; elle s’est sauvée chez son amant, qui n’a pas perdu une minute. Une heure leur a suffi pour conclure et consommer le mariage ; mais jamais heure de leur vie n’aura été plus mal employée. Oui, qu’ils meurent de faim, qu’ils mendient, qu’ils volent, peu m’importe, je ne leur donnerai jamais un sou. »
Ces mots firent tressaillir Jones ; il se leva brusquement : « Excusez-moi, monsieur, s’écria-t-il, j’ai besoin d’être seul.
— Allons, allons, ami, dit le quaker, ne t’abandonne pas à ta douleur. Tu le vois, il y a dans le monde d’autres malheureux que toi.
— Je vois, reprit Jones, qu’il y a dans le monde des insensés, des méchants, des furieux ; mais souffrez que je vous donne un conseil. Envoyez chercher votre fille et votre gendre, recevez-les dans votre maison, et ne soyez pas, vous-même, l’unique cause du malheur de celle que vous prétendez aimer.
— Moi ! l’envoyer chercher, elle et son mari ! j’aimerois mieux recevoir dans ma maison mes deux plus mortels ennemis.
— Eh bien ! allez vous-même chez vous, allez où il vous plaira, je ne veux pas demeurer davantage dans votre compagnie.
— Comme tu voudras, ami, je ne prétends imposer ma compagnie à personne. » Alors il fit mine de tirer de l’argent de sa poche ; mais Jones le poussa assez rudement hors de la chambre.
Cette conversation émut notre héros jusqu’au fond de l’ame. Tant que parla le quaker, il eut l’œil fixe et hagard. Celui-ci s’aperçut de son trouble, et cette remarque, jointe à ses premières observations, lui persuada que le jeune homme avoit perdu l’esprit. Au lieu donc de ressentir l’affront qu’il en avoit reçu, il eut pitié du triste état où il le voyoit, et confiant son idée à l’aubergiste, il le pria de prendre grand soin de son hôte, et de le traiter avec tous les égards possibles.
« Des égards pour lui ! dit l’aubergiste, vous nous la baillez belle. Apprenez que, malgré son habit brodé, il n’est pas plus gentilhomme que moi. C’est un pauvre bâtard de paroisse, élevé chez un riche écuyer à trente milles d’ici environ, et qui vient d’être chassé par son bienfaiteur, pour quelque action sans doute peu honorable. Je le mettrai à la porte de chez moi, dès que je pourrai. Si je dois perdre son écot, le plus tôt vaut le mieux. Il n’y a pas plus d’un an, qu’on m’a volé une cuiller d’argent.
— Que parles-tu de bâtard de paroisse, Robin, répartit le quaker ? tu le prends certainement pour un autre.
— Non, non, je tiens le fait du guide, qui le connoît très-bien. » Le guide, en effet, n’avoit pas plus tôt pris sa place auprès du feu de la cuisine, qu’il s’étoit mis à raconter aux assistants tout ce qu’il savoit, ou qu’il avoit ouï dire du jeune voyageur.
Le personnage à l’habit simple et au large feutre, fut à peine éclairé sur la basse extraction de Jones, que la pitié qu’il sentoit pour lui, s’évanouit entièrement. Il se retira, non moins furieux qu’un duc et pair qu’auroit insulté un va-nu-pieds.
L’aubergiste conçut un égal mépris pour son hôte ; quand Jones voulut aller se coucher, il lui répondit qu’il n’avoit pas de lit à lui donner. Robin faisoit plus que de le mépriser, il le soupçonnoit d’épier l’occasion de commettre quelque vol dans sa maison. La sage précaution que sa femme et sa fille avoient prise le matin, d’enlever tout ce qui n’étoit pas scellé dans la muraille, auroit pu dissiper ses appréhensions ; mais il étoit naturellement défiant, et l’étoit devenu encore davantage depuis la perte de sa cuiller : en un mot, la crainte d’être volé l’absorboit au point de lui faire oublier qu’il n’avoit plus rien à perdre.
Jones obligé de se passer de lit, s’étendit sans murmurer dans un grand fauteuil de jonc ; et le sommeil qui avoit fui naguère ses yeux, sous de riches lambris, ne dédaigna point de le visiter dans un humble réduit.
Quant à l’hôte, la peur l’empêcha de se livrer au repos. Il s’établit au coin du feu de la cuisine, d’où il avoit l’œil sur l’unique porte qui donnoit dans la chambre, ou plutôt dans le trou où Jones s’étoit réfugié. La fenêtre ne l’inquiétoit pas ; l’ouverture en étoit si étroite, qu’un chat auroit eu de la peine à passer à travers.