Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 08/Chapitre 08

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Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 2p. 260-268).

CHAPITRE VIII



JONES ARRIVE À GLOCESTER, ET LOGE À LA CLOCHE. PORTRAIT DE L’HÔTESSE. RENCONTRE SINGULIÈRE.

M. Jones et Partridge, ou le petit Benjamin, surnommé ainsi par ironie, à cause de sa taille qui étoit d’environ six pieds, prirent la route de Glocester, où ils arrivèrent sans aucune aventure intéressante. Ils logèrent à la Cloche, excellente auberge que nous recommandons à ceux de nos lecteurs qui visiteront cette antique cité. L’hôte actuel est frère du célèbre prédicateur méthodiste Whitefield, mais bien éloigné de sa pernicieuse doctrine et de toute autre hérésie. C’est un homme simple, honnête, incapable de causer le moindre trouble dans l’Église, ou dans l’État. Sa femme a eu, dit-on, de grandes prétentions à la beauté, et elle est encore très-belle. Elle auroit pu briller dans les assemblées les plus choisies, par l’éclat de ses charmes, et par l’agrément de ses manières. Malgré ces avantages, et beaucoup d’autres qualités précieuses, elle paroît se soumettre sans peine au genre de vie qu’elle mène. Cette résignation provient de sa prudence, et de la sagesse de son esprit. Elle est à présent aussi étrangère que son mari, aux rêveries du méthodisme ; je dis à présent, car elle avoue qu’elle fut d’abord un peu ébranlée par les arguments de son beau-frère, et qu’elle fit la dépense d’un long capuchon, pour attendre les inspirations extraordinaires de l’esprit saint ; mais après trois semaines d’essai, n’en ayant éprouvé aucune qui valût la peine d’en parler, elle mit de côté le capuchon, et abandonna la secte. Bref, elle est si bonne, si prévenante, si empressée à servir ses hôtes, qu’il faudroit être d’une humeur difficile, pour ne pas se trouver parfaitement bien chez elle.

Mistress Whitefield étoit dans sa cour, quand Jones y entra, avec son compagnon de voyage. Ses regards pénétrants découvrirent aussitôt dans la physionomie de notre héros, un air de noblesse qui le distinguoit du vulgaire. Elle donna ordre de lui préparer une chambre, et l’invita bientôt après à dîner avec elle. Il ne se fit pas prier. Fatigué, comme il l’étoit, d’un long jeûne et d’une marche pénible, il se seroit estimé fort heureux de trouver une société beaucoup moins agréable que celle de mistress Whitefield, et un ordinaire beaucoup moins bon que le sien.

Outre M. Jones et l’excellente hôtesse, il y avoit à table un procureur de Salisbury, nommé Dowling, celui-là même qui étoit venu annoncer à M. Allworthy la mort de mistress Blifil, et un aventurier des environs de Linlinch, qui se donnoit pour un avocat ; mais c’étoit un avocat sans cause, aussi dépourvu d’esprit que d’instruction, un de ces pleutre qui n’ont de leur état que la robe, espèce de surnuméraires au barreau, humbles valets des procureurs, et toujours prêts à faire, pour un écu, plus de milles qu’un cheval de poste.

Pendant le dîner, cet homme reconnut Jones, qu’il avoit vu chez M. Allworthy, dont il visitoit fréquemment la cuisine. Il en prit occasion de lui demander des nouvelles de la respectable famille du gentilhomme, avec autant de familiarité que s’il en avoit été l’ami intime. Il poussa même l’effronterie jusqu’à vouloir se faire passer pour tel, quoiqu’il n’eût jamais eu, dans la maison, de connoissance plus distinguée que celle du sommelier. Jones qui ne se remettoit pas sa figure, et qui jugeoit à son air et à ses propos, qu’il prenoit avec ses supérieurs une liberté fort déplacée, répondit pourtant d’un ton poli à ses questions ; mais la conversation de cette espèce de gens étant la pire de toutes, pour un homme d’esprit, il se leva de table aussitôt après le dîner, et laissa inhumainement la pauvre mistress Whitefield dans l’obligation de tenir tête à ses hôtes : nécessité qui, selon M. Timothée Harris et d’autres aubergistes sensés, est un des plus rudes désagréments attachés à leur métier.

Le soi-disant avocat, piqué du départ précipité de Jones, demanda tout bas à l’hôtesse si elle connoissoit le joli damoiseau qui venoit de sortir ?

Elle répondit que c’étoit la première fois qu’elle voyoit ce gentilhomme.

« Lui un gentilhomme ? répéta l’autre ; fi donc ! c’est le bâtard d’un fripon qui a été pendu, pour avoir volé un cheval. On le déposa secrètement à la porte de l’écuyer Allworthy, où un domestique le trouva dans une boîte si pleine d’eau de pluie, qu’il eût été certainement noyé, si le sort ne l’avoit réservé pour une autre fin.

— Oh ! oh ! s’écria Dowling avec une plaisante grimace, monsieur n’a pas besoin de dire de quelle fin il veut parler. On le devine aisément.

— Eh bien ! continua le prétendu avocat, l’écuyer Allworthy qui est, comme chacun sait, d’un caractère pusillanime, craignit de s’attirer sur les bras une mauvaise affaire ; il recueillit l’enfant. Le petit bâtard fut élevé chez lui, nourri et vêtu en gentilhomme. Or, voici comment il reconnut dans la suite les soins de son bienfaiteur. Il fit un enfant à une servante du château, et lui persuada de jurer que M. Allworthy en étoit le père ; il cassa le bras à un honnête ecclésiastique nommé Thwackum, uniquement parce qu’il le réprimandoit sur son libertinage ; il tira un coup de pistolet, par derrière, à M. Blifil ; durant une maladie de M. Allworthy, il battit du tambour dans toute la maison, pour l’empêcher de dormir. Je pourrois vous citer de lui vingt autres traits de scélératesse pour lesquels, quatre ou cinq jours avant mon départ du pays, l’écuyer le dépouilla tout nu et le mit à la porte de sa maison.

— Il eut bien raison, reprit Dowling. Je chasserois mon propre fils de chez moi, s’il en faisoit la moitié autant… et, je vous prie, quel est le nom de ce petit seigneur ?

— Son nom ? on l’appelle Thomas Jones.

— Jones ? répéta vivement Dowling, Quoi ! M. Jones qui demeuroit chez l’écuyer Allworthy, seroit le jeune homme avec lequel nous avons dîné ?

— Lui-même.

— J’en ai souvent ouï parler, mais jamais en mauvais termes.

— Assurément, dit mistress Whitefield, si le quart de ce que monsieur nous a conté est vrai, la physionomie de M. Jones est la plus trompeuse du monde ; car elle annonce un caractère bien différent. D’après ce que j’ai pu en juger, en si peu de temps, sa politesse et ses manières ne laissent rien à désirer. »

L’avocat sans cause se souvenant qu’il n’avoit garanti par aucun serment, la sincérité de son récit, se mit alors à l’appuyer de tant de jurements et d’imprécations, que l’hôtesse en eut les oreilles blessées, et se hâta de lui fermer la bouche, en l’assurant qu’elle le croyoit sur sa parole.

« J’espère, madame, ajouta-t-il, que vous ne me jugez pas capable d’avancer des faits aussi graves, sans être certain qu’ils sont vrais. Quel intérêt aurois-je à noircir la réputation d’un jeune homme qui ne m’a jamais offensé ? Tout ce que j’ai dit de lui, est l’exacte vérité. Personne n’ignore son histoire dans le canton. »

L’hôtesse n’ayant nulle raison de supposer que cet homme fût intéressé à calomnier Jones, put croire sans injustice ce qu’il affirmoit avec tant de serments. Elle renonça donc à ses connoissances en physionomie, et conçut une si mauvaise opinion de son hôte, qu’elle désira vivement d’en être débarrassée.

Ses préventions contre lui acquirent une nouvelle force, par ce qu’elle apprit de son mari. Il venoit, dit-il, de la cuisine, où Partridge racontoit à tout le monde, que bien qu’il portât le havresac, et se contentât de manger avec les domestiques, tandis que Tom Jones, comme il l’appeloit, se régaloit dans la salle avec les maîtres, il n’étoit point son valet, mais son ami, son compagnon, et aussi bon gentilhomme que lui-même.

Pendant ce temps, Dowling ne souffloit mot. Il se mordoit les doigts, faisoit des grimaces et affectoit un air plein de malice. À la fin ouvrant la bouche, il déclara que le jeune cavalier ne lui paroissoit pas tel qu’on l’avoit dépeint : puis il demanda son compte, en homme pressé de partir, prétexta qu’il étoit obligé de se trouver le soir à Hereford, et se plaignit d’être surchargé d’affaires urgentes, qui nécessiteroient sa présence en vingt endroits à la fois.

Le chicaneur étant aussi parti, Jones vint prier mistress Whitefield de lui faire la faveur de prendre le thé avec lui. Mais elle le refusa d’une façon très-différente de celle dont elle l’avoit invité à dîner. Jones en fut surpris. Il s’aperçut bientôt que les manières de l’hôtesse à son égard, n’étoient plus les mêmes. Au lieu de cette affabilité que nous avons louée en elle, son visage avoit une expression contrainte et sévère qui déplut tellement à M. Jones, qu’il résolut malgré l’heure avancée, de quitter sa maison dès le soir.

Il se montra un peu injuste dans l’interprétation de ce brusque changement. Non content d’accuser, sans ménagement, les femmes d’inconstance et de légèreté, il se persuada qu’il devoit l’impolitesse de mistress Whitefield à sa qualité de piéton, et qu’elle lui auroit fait un tout autre accueil, s’il étoit arrivé avec des chevaux, espèce d’animaux qui, ne salissant point de draps, passent dans les auberges pour mieux payer leurs lits que leurs cavaliers, et y sont, par cette raison, toujours bien reçus. C’étoit une erreur. L’aimable hôtesse pensoit plus noblement. Elle étoit très-bien élevée, et incapable de manquer d’égards à un voyageur, parce qu’il étoit à pied. Mais elle jugeoit notre héros un vrai garnement, et le traitoit en conséquence. Jones lui-même, s’il avoit su ce que sait le lecteur, n’auroit pu se plaindre de mistress Whitefield. Il auroit au contraire approuvé sa conduite, et redoublé d’estime pour elle, à proportion du mépris qu’elle lui témoignoit. Rien n’est plus cruel qu’une obscure calomnie. L’homme instruit de l’atteinte portée à sa réputation, n’a pas lieu de s’offenser de l’éloignement qu’il inspire. Il devroit plutôt mépriser ceux qui le recherchent, à moins qu’ils n’eussent acquis, par une intime liaison avec lui, la conviction de son innocence.

Jones n’avoit pas été en état de se disculper. Il ignoroit complètement les propos qu’on avoit tenus sur son compte, et par conséquent il eut sujet d’être blessé du traitement incivil de l’hôtesse. Il paya sa dépense, et partit, au grand regret de Partridge qui, après d’inutiles représentations, se résigna enfin à reprendre le havresac, et à suivre son ami.